WEST ROAD

West road suite 7

Au fil de l'après-midi, les ombres des collines s'allongèrent sur la prairie. Ecrasés par la chaleur, les insectes se taisaient et une chape de plomb semblait avoir tout recouvert à des kilomètres à la ronde. Vers dix-sept heures, un voile blanc grignota progressivement le bleu lumineux du ciel, creusant le vide au-dessus de la ferme.

- Y va être redoutable, celui-là ! cria Abel de la cour, faisant allusion à l'orage qui

approchait.

Le jeune homme recula d'un pas, observa le ciment frais qu'il venait d'étaler sur la margelle du puits. Stella scruta l'horizon... Du sud, montait une nuée grise ; un  enchevêtrement de nuages obèses qui enflaient à vue d'œil, recouvrant la prairie d'une clarté vespérale. Tout à coup, une vague de vent chaud balaya les hautes herbes, soulevant du sol, dans une succession de bourrasques effrénées, des débris divers mêlés de poussière.

- Il faut rentrer, il va bientôt pleuvoir !

- J' voulais commencer à réparer la clôture, miss Lowie ! répondit Abel tandis qu'il finissait de protéger le ciment avec un couvercle improvisé de planches.

- Pas question ! Laissez cela pour demain ! Allez, rentrez !

Un éclair fulgurant déchira le ciel derrière le jeune homme et, pendant un très court moment, il fut enveloppé de lumière. Il n'était pas inquiet. Au contraire, il se tenait droit, presque insolent, comme défiant la fureur des éléments. Stella écarquilla les yeux pour fixer à jamais la vision de ce jeune corps que le vent tentait de renverser. Les premières gouttes de pluie dessinèrent des ronds bruns sur la terre et les marches. Le tonnerre rugit au-dessus de la ferme.

- Waouh ! hurla le jeune homme en écartant les bras puis il ajouta après avoir couru jusqu'à la rambarde : j'adore l'orage ! Quand j'étais enfant, je passais des heures à regarder les éclairs, de la fenêtre de ma chambre...

Stella détestait les orages. Pire que cela, même ! Elle les subissait comme une torture intolérable car à chaque fois, elle se retrouvait projetée dix-huit ans en arrière, au beau milieu d'une autre tempête, d'autres éclairs. Il y avait dix-huit ans, un autre orage et la mort de Tom... Tous les orages qui avaient suivi portaient le deuil de cette mort et réveillaient avec la même intensité les regrets qui la rongeaient...

- Rentrez, vite ! murmura-t-elle en reculant à pas lents vers l'obscurité de la cuisine.

La pluie redoublait de violence, formant des rigoles boueuses qui se rejoignaient en une flaque glauque, au milieu du chemin.

- Encore une minute, m' dame...

Le vent décapita les coquelicots. Les pétales écarlates, telles des larmes de sang, restèrent un instant en suspension dans l'atmosphère avant d'être emportés dans une danse folle. Un craquement sec, caverneux, rageur. Tout le paysage parut s'embraser. Stella recula encore, heurta la table. Sous l'appentis, Abel, les deux mains posées sur la rambarde, contemplait le déchaînement des éléments.

- Tom ! Il faut rentrer !

Tom ! Mon dieu, elle l'avait appelé Tom !

Le fantôme de Tom se dressa dans l'encadrement de la porte mais il avait pris les traits d'un jeune homme de vingt ans.

- Je viens, m' dame, murmura-t-il. Je viens...

La tempête se prolongea jusque tard dans la soirée ainsi qu'une bonne partie de la nuit. Stella resta éveillée longtemps à écouter les crépitements de la pluie sur le toit. Le lendemain, elle oublia de regarder en direction du village, comme elle le faisait chaque matin depuis des années. Elle oublia de le faire aussi les jours suivants. « Le Rituel de la Fenêtre » fut donc la première habitude à disparaître comme si elle n'avait jamais existé alors qu'elle semblait pourtant inscrite dans la pérennité des années. C'était un peu comme si Oengus n'était jamais parti vers l'Est. Stella n'éprouva aucun remord, aucune culpabilité. Avec le temps, elle s'amusa même de cet oubli, un peu comme si elle faisait un pied de nez à son frère ; une sorte de gentille plaisanterie, offerte, tel un cadeau, par delà l'espace, par delà les années d'absence.