Chapitre 36

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Chapitre XXXVI

Ailleurs



Ce soir-là, Selena s'est levée dans sa chemise de nuit soyeuse, et a monté les trois étages de sa maison avant d'ouvrir tout doucement la porte du studio de sa fille. Elle a pénétré à l'intérieur, et elle a marché pour la première fois depuis longtemps dans le salon que Cassiopée n'avait pas réaménagé. Pas de photos, pas de posters. C'était dans la mezzanine que sa fille avait donné une touche plus personnelle à sa chambre.

Ce soir-là, Selena a gravi l'échelle, pour ce qui lui semblait être la toute première fois. Babioles, pierres, souvenirs étaient étalés sur les murs, et étagères, et la longue table basse, dans une ambiance tellement confortable qu'elle avait l'envie soudaine de s'endormir à côté de sa fille. Cassiopée dormait, effectivement, d'un sommeil agité et fiévreux, pâle comme la lueur blafarde de l'aurore. Ses joues étaient encore humides. Son visage était une peinture inachevée, dont le pinceau avait dessiné en quelques tracés abrupts et harmonieux une ébauche de visage rosé creusé de peur et de cauchemars. Selena a admiré sa fille. Elle pouvait être fière. Cassiopée était magnifique. Une beauté noire et sombre, luisante des derniers échos que la lune renvoyait sur son visage baigné de pénombre et de deuil.

Selena s'est agenouillée. Elle s'est assise en tailleur face au matelas où étaient jetés pêle-mêle coussins et couvertures, et elle a levé un doigt fin et un peu tremblant pour rejeter une mèche de cheveux roux hors de son visage, comme Erwan l'avait fait quelques minutes auparavant, juste pour voir la beauté de la courbure de ses cils effleurer ses pommettes. Cassiopée respirait vite. Le contact de sa mère ne l'a pas calmée. Ça ne s'est pas passé comme dans les films, là où le lien entre les enfants et les parents était tellement fort que rien ne pourrait jamais le briser.

Selena a regretté. Elle aurait aimé offrir à sa fille une meilleure vie. Une meilleure famille. Un petit frère. Erwan avait raison. Elle devait l'écouter. Mais écouter Cassiopée, c'était comme écouter le vent, qui ne soufflait rien d'autre que froideur et désolation sur des paysages glaciaux découpés dans le vide.

Elle s'est demandée à quel moment tout avait dégénéré, et comment elle n'avait pas pu le voir. Aveuglée, par tout, tout le temps. Son travail et sa vie personnelle n'avaient jamais été faits pour cohabiter. Malheureusement. Et elle se demandait si son choix avait été le bon.

Elle a touché encore du bout des doigts le visage endormi et froissé de cauchemars de Cassiopée.

Bien sûr que son choix n'avait pas été le bon.

Elle avait passé des années à construire son empire et des murs inatteignables que personne ne pourrait détruire, juste pour les voir s'effondrer autour d'elle. D'eux-mêmes. Par sa propre faute.

Elle aimait tellement sa fille.

L'amour d'une mère est inébranlable, incassable. Mais Selena l'était. Et elle avait déjà été brisée, sans jamais pouvoir se reconstruire. Cet enfant perdu, qui lui avait enlevé la possibilité de pouvoir réaliser un de ses rêves, lui avait aussi enlevé une partie de sa vie. Elle s'était enfermée dans son travail. Et elle n'avait jamais regardé derrière elle. Elle aurait sans doute dû, pour voir sa fille marcher, parler, lire, grandir, embellir, jusqu'à devenir cette jeune femme, explosée en morceaux, dans son lit qui paraissait beaucoup trop grand pour elle.

Ce soir-là, Selena a pleuré. Mais avec une pudeur extrême. Deux ou trois larmes seulement qu'elle avait autorisées à rouler sur son visage. Pas plus. Parce qu'ensuite on déborde, et on craque. Et craquer n'est jamais bon. Craquer, c'est abandonner.

Elle s'appelait CassiopéeWhere stories live. Discover now