Chapitre 31

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Chapitre XXXI

Erwan

J+1



Quand Tristan Bonham m'a ramené chez moi, j'ai eu du mal à marcher jusqu'à la maison. J'ai trébuché plusieurs fois dans la neige. Quand j'ai atteint la porte, je n'étais pas sûr de vouloir l'ouvrir. Parce que ce n'était pas juste une porte ouverte, c'était une page qui se tournait, et une brèche entrouverte pour une vie sans Cassiopée, une vie que je ne me sentais pas prêt à vivre, à affronter.

Je ne sais pas ce qui m'a poussé à appuyer sur la poignée. Peut-être était-ce la douleur elle-même. La douleur d'un trajet mortellement silencieux à côté du père de Cassiopée, la douleur de mon cœur qui à chaque battement envoyait dans mes veines une nouvelle dose de peur et de chagrin, la douleur de l'avenir que j'avais imaginé avec elle et qui devenait plus flou chaque seconde, à mesure que je prenais conscience que non, ce n'était pas un rêve.

Que j'avais vu sa maison vide et sans âme.

Que j'avais vu ses parents pleurer.

Que j'avais vu ses draps ensanglantés.

Ce n'était pas un rêve, mais en prendre conscience était trop tôt, comme si je voulais me détacher le plus de temps possible de cette idée qui m'obsédait. Je savais qu'elle était morte. Je savais qu'elle ne reviendrait pas. Et pourtant, pourtant, il y avait quelque chose de plus fort, comme si j'attendais une manifestation divine, un signe, je ne sais pas, son esprit à côté de moi. Mais il n'y a eu personne. Rien d'autre que le vent qui cinglait mes oreilles, la neige qui fondait sous mes pieds habillés de grosses chaussettes prêtées par la voisine, et la douleur, une douleur immense et terrible, comme un gouffre sans fond ouvert dans ma poitrine.

Je ne ressentais rien d'autre que le néant lui-même.



Ma maison était glacée. J'ai décidé de ne pas la regarder, pour ne pas voir nos fantômes. Alors je suis monté les yeux droit devant, fixés sur l'horizon froid, sans jamais ni ciller, ni tourner la tête.

Ma chambre était le dernier endroit où je l'avais crue vivante. Ma couette était toujours enroulée sur elle-même, mes draps toujours froissés, mon téléphone figé par terre. J'ai eu l'impression d'avoir remonté le temps. Tout était exactement comme je l'avais laissé, et l'envie de me recoucher était tentante... même si au fond de moi je savais que je n'y arriverai pas.

J'ai marché au milieu de la chambre, parfaitement silencieux. Les larmes ne coulaient plus. J'étais juste raide, glacé. Je me suis assis sur mon lit. J'ai rabattu l'écran de mon ordinateur. Et là, mon portable a vibré sur le sol, dans un crissement désagréable qui m'a agressé dans mon silence tombal.

Je l'ai ramassé. C'était Gabriel. J'ai décroché, mais j'avais la gorge trop sèche pour parler.

- Erwan ?

Je n'arrivais pas à savoir s'il pleurait, s'il savait, même. Je n'arrivais même pas à me concentrer sur le son de sa voix.

J'avais échoué.

- Erwan, réponds, s'il te plaît.

Elle était partie.

- Je suis tellement désolé... ton père a appelé mes parents... tu veux que je vienne ? Tu... t'as besoin de quelque chose ?

- Elle.

J'avais la voix tellement rauque que n'étais même pas sûr d'être compréhensible.

Je n'avais pas menti. La seule personne qui pouvait me réconforter de la mort de Cassiopée, c'était Cassiopée elle-même.

Je n'avais personne sur qui me reposer, maintenant.

- Erwan... Je peux venir, tu sais, je suis là dans dix minutes. Ou tu veux venir ? Mes parents peuvent t'héberger, il se sont proposés huit fois tout à l'heure. Ils veulent être là pour toi.

- Peut-être... peut-être plus tard... d'accord ?

J'ai entendu un sanglot étouffé. Moi, je ne pouvais plus. Je n'avais plus la force de pleurer.

- Faut pas... faut pas t'en vouloir... Erwan... et faut pas lui en vouloir non plus...

- Je sais.

- Erwan...

Au fond, je savais ce qu'il pensait. Que c'était en partie sa faute. Que, en tant que son ami, il aurait dû le voir venir aussi.

J'avais choisi d'être avec elle... et je ne le regrettais pas. La seule chose que je regrettais, c'était justement de ne pas pouvoir être avec elle en cet instant.

- Si tu as besoin de moi...

- Merci, Gabriel. Merci.

Les larmes ont coulé sans effort sur mes joues. Je n'arrivais plus à sangloter. C'était une habitude, depuis ces quelques heures, de sentir mes yeux s'humidifier dès que je les posais sur un endroit où nous avions l'habitude d'aller, ou alors un souvenir trop vivant qui remontait à la surface.

Je savais qu'il ne voulait pas raccrocher en premier. Qu'il voulait être sûr d'avoir écouté jusqu'au bout de toute ce que j'aurai pu lui dire. Je savais qu'il voulait être sûr de ne rien pouvoir faire pour m'aider.

Alors, j'ai raccroché.

J'ai laissé le téléphone s'écraser au sol, exactement comme je l'avais fait en entendant Mme Bonham. Je me suis allongé sur mon lit, dans mes chaussettes trempées et mes yeux qui pleuraient, et j'ai regardé le plafond. J'ai passé une main fatiguée sur mes yeux. Trop de pensées. Trop de souvenirs. Trop de regrets m'assaillaient.

Si j'avais été réveillé.

Si j'avais répondu.

Si je l'avais écoutée, ou fait parler, ce soir-là.

Si je m'étais rendu chez elle.

Si j'avais pu faire quoi que ce soit.

Mais je n'avais pas le droit de penser comme ça. Oui, tout aurait pu être différent. Chaque décision que nous avions prise nous avait menés à ce point précis de nos vies, et je n'avais pas le droit de lui en vouloir. Et pourtant... pourtant, quelque chose, une colère sourde, qui n'arrivait pas à émerger parmi les vagues incessantes de douleur, murmurait dans ma poitrine.

Quelque chose qui me disait que je pouvais lui en vouloir.

Parce qu'elle avait choisi de partir.

Mais pour l'heure... j'ignorais cette voix. Parce qu'elle voulait que je détruise l'image de Cassiopée. Cassiopée n'était pas lâche, ni menteuse. Et elle m'aimait.

Pas vrai ?

Ne pas lui en vouloir.

Ne pas pleurer.

Ne pas mourir.


Respirer. 

Elle s'appelait CassiopéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant