Chapitre V

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29 mai 1865

Comme chaque matin, je fus tirée de mon sommeil par une sonnerie stridente. Brutalement, on m'entraîna vers la salle pour les petits déjeuners. Sans ménagement, on me fit asseoir et je dus manger une infâme bouillie. Cruelle routine.

Tandis que j'avalais difficilement ma nourriture, je jetais un regard vers ma voisine de table habituelle. Elle me le rendis, et m'adressa un petit sourire. Avant de nous faire remarquer par les surveillantes, nous nous remîmes à manger.

Quelques minutes plus tard, les surveillantes nous firent lever à nouveau pour nous ramener dans nos cellules.  Une infirmière m'empoigna le bras  mais ne m'emmena pas vers ma chambre. Je me décide donc à lui demander où nous allons :

- Aujourd'hui commence votre traitement. Vous passerez une heure en compagnie d'un spécialiste.

Ne voyant rien d'autre à ajouter, je me laisse guider à travers les couloirs aux murs immaculés si propre à cet hôpital. Des couloirs desquels je ne pourrait m'échapper que dans mes rêves les plus fous. Des couloirs qui font partie intégrante de ma prison terrestre.

En une fraction de seconde l'infirmière s'arrêta. Ne m'ayant pas prévenue, je failli tomber. Elle n'y prêta aucune attention. Avant, je détestais être le centre de l'attention, je détestais qu'on fasse attention à moi, je faisais tout pour rester discrète. Maintenant, le fait qu'on ne se soucie même plus de moi me met hors de moi. Je sens cette même colère qui m'a poussée à frapper Gigi revenir. Elle monte en moi, comme la moutarde, elle me prend le nez. J'ai une subite envie de tuer cette infirmière si dure, si indifférente à ce que je peux ressentir à l'instant. Néanmoins, je me retiens. Un meurtre en plein couloir ne serai sans doute pas une bonne idée. Tandis que je lutte intérieurement pour garder le contrôle, la porte devant laquelle nous attendions s'ouvre.

- Docteur, je vous amène la patiente 147WN pour sa première séance.

L'infirmière me poussa alors vers un fauteuil face à celui du médecin et me força à m'asseoir dessus. Il ne me quittait pas des yeux, je décide alors de faire de même. Pendant que nous continuions à nous fixer mutuellement, il dit :

- Vous pouvez sortir, merci.

Voyant que je ne me décide pas à sortir de mon mutisme, le médecin me lâche du regard et vérifie rapidement ses papiers :

- Vous êtes bien Wilhelmina Nicholson ? me demande-t-il.

- Non, je suis la patiente 147WN, je n'ai plus de nom.

Je ne sais toujours pas ce qui m'a poussée à répondre ça. Surement ma colère encore fraîche, cette colère qui me rappelle que je suis plus une personne ici mais simplement un nombre et deux lettres. Je ne suis plus Wilhelmina Nicholson. Cette femme est morte quand j'ai passée les portes de l'Ile du Silence.

Le médecin me regarde sans bouger. Il est partagé entre l'étonnement et l'admiration. Il ne comprend sans doute pas pourquoi il y tant de perspicacité chez une folle, pourquoi elle arrive encore à raisonner convenablement.

Il réajuste ses lunettes sur son nez, croise ses mains sur son dossier posé devant lui et me demande :

- Vous ne voulez plus être appelée par votre nom ?

- Quand je suis arrivée, on m'a dit que je n'avais plus de nom. J'ai été réduite à trois chiffres et deux lettres. Wilhelmina Nicholson est définitivement partie, docteur. Vous ne pourrez pas lui parler. Vous ne serez que face à 147WN.

Ma voix était sèche, pleine de ressentiment, pleine de rancœur. Jamais je ne pourrez leur pardonner de m'avoir ainsi déshumanisé.

- Mais vous attachiez de l'importance à votre nom, n'est ce pas ? me demanda-t-il.

L'île du SilenceWhere stories live. Discover now