Ce point-là avait été sujet à débat, car j'avais insisté sur le fait que normalement je ne me comporterais pas de la sorte. Je serais plutôt le genre à être verte de rage et à courir après la voiture, plutôt que de pleurnicher sur un trottoir. Néanmoins Jude et Worth pensaient qu'il fallait que j'aie l'air le plus vulnérable et fragile possible, car s'ils me croyaient sans défense, ils seraient peut-être moins enclins à employer la manière forte pour me capturer. Enfin, si c'était bien leur intention. Sinon, combative ou pas, je ne donnais pas cher de ma peau sans Jude pour prendre les balles et les coups à ma place. En pensant à lui, un goût amer m'envahit la bouche. Nous n'avions pas répété ce que nous devions nous dire pour que cela paraisse le plus naturel et spontané possible. En revanche, sa dernière phrase me dérangeait. Il n'était pas obligé de la dire, étant donné que j'étais déjà sortie de la voiture. Alors l'avait-il fait pour accentuer l'effet dramatique ou parce qu'il le pensait vraiment et voulait me faire passer un message ? Après tout, maintenant que Worth me surveillait avec quelques hommes de confiance, on n'avait plus vraiment besoin de lui. J'espérais quand même qu'il resterait, au cas où. Mais oui, bien sûr qu'il resterait : même si ce n'était pas pour moi, il le ferait pour Aria.

C'est la tête basse et pleine d'interrogations que je pénétrai dans mon immeuble ; même pas besoin de faire semblant. Je montai péniblement les marches comme si tout le poids du monde pesait sur mes épaules, en essayant discrètement de déterminer si quelque chose sortait de l'ordinaire. Lorsque j'arrivai devant ma porte, rien de plus intéressant qu'un chat qui miaulait devant une porte fermée ne s'était présenté. J'entrai donc, ne pouvant m'empêcher de me crisper et de m'attendre à une embuscade, mais, là non plus, rien à signaler.

Je fermai la porte à clef, regardai enfin réellement autour de moi et me décomposai. Worth allait m'entendre ! Tout l'appartement était sens dessus dessous. Il n'y avait pas un centimètre carré de sol qui n'était pas recouvert par quelque chose. Je savais que la police avait fouillé notre appartement lors de notre double disparition, mais je n'avais pas envisagé qu'ils aient pu le mettre dans un tel état. Cela aurait assurément dû être le cadet de mes soucis, mais je me sentais malgré tout comme trahie et presque violée. Même s'ils n'avaient rien volé, je ressentais ça comme une atteinte à mon intimité, un cambriolage en somme. Ils auraient au moins pu respecter nos affaires. Moi qui n'avais jamais rien eu de véritablement à moi, voilà que l'on me prenait petit bout par petit bout, le peu que j'avais réussi à acquérir par moi-même.

Je laissai mes larmes couler sans les retenir. Tant pis si j'avais l'air d'une mauviette, après tout c'était le but recherché. J'étais tellement anesthésiée que je mis du temps à me rendre compte que le téléphone sonnait et encore plus longtemps à le retrouver. Je le découvris finalement, gisant par terre, sous un des coussins du canapé. Le répondeur n'ayant pas été enclenché, il sonnait toujours quand je finis enfin par mettre la main dessus. Je décrochai pour entendre sans surprise la voix de Worth. Le coup de fil aussi faisait partie du plan, car nous soupçonnions fortement mon téléphone d'être sur écoute, même si la police n'avait rien trouvé. Par contre, ce que j'allais lui dire allait certainement dévier de la ligne de conduite originelle.

— Mademoiselle Jones, quelle joie de vous savoir de retour parmi nous, dit-il d'un ton plus que sarcastique. Puis-je savoir où vous étiez et pourquoi vous m'avez si brusquement faussé compagnie ? À partir de maintenant, on cesse de jouer. Considérez-vous comme officiellement suspecte dans cette affaire.

Et il me raccrocha au nez !

Je n'avais même pas eu le temps de dire un mot. J'étais tellement furieuse que j'en oubliai l'espace d'un instant le rôle que je jouais et balançai le téléphone à travers la pièce en poussant un cri de rage. Lorsque je m'en rendis compte, je m'effondrai promptement sur le sol et sur tous les objets s'y trouvant en faisant mine de sangloter éperdument. J'essayai d'attendre un temps qui me parut correct avant de me relever et de me diriger vers la salle de bain qui, elle non plus, n'avait pas échappé au saccage. Je ne tentai même pas de ranger et me passai juste un peu d'eau sur le visage. J'aurais bien pris une douche, mais je ne pouvais pas prendre le risque que l'on découvre le micro sur mon tee-shirt. Alors, dans l'hypothèse où il y aurait des caméras, nous avions convenu que je garderais les mêmes vêtements. En espérant qu'ils ne tardent pas trop, car cela pourrait finir par paraître louche et passablement désagréable pour moi.

Je fis donc ce que je supposais que ferait une jeune femme déprimée et désespérée. Je m'effondrai sur mon lit en essayant de feindre la catatonie. Au bout de seulement trente minutes, j'étais déjà au bord du désespoir, quand la sonnette de la porte d'entrée retentit. Je me levai comme un ressort mais traversai l'appartement à pas plus mesurés. Arrivée devant la porte, je regardai par le judas et ne vis qu'un gros bouquet de fleurs. Je ne pus m'empêcher de sourire malgré moi : soit ils me prenaient vraiment pour une pauvre petite chose sans cervelle, soit c'était eux qui n'en avaient pas ! Car me faire livrer des fleurs à moi qui n'en avais jamais reçues de ma vie et de plus à presque dix heures du soir, c'était plus que suspect. Je respirai un bon coup, fis une petite prière silencieuse, ouvris la porte et me préparai à me faire enlever. Enfin, c'est ce que j'espérais car s'ils étaient là pour me tuer, je n'avais aucune chance.




Féline. Tome 1 Όπου ζουν οι ιστορίες. Ανακάλυψε τώρα