Chapitre Trois (intermède)

20 4 0
                                    


Pendant ce temps, en périphérie du royaume, un homme aux vêtements en lambeaux et à la longue barbe sale fait son entrée dans une auberge. L'établissement s'appelle «  Au Bon Vivant  » et se trouve sur la route qui mène au pays de Knout, au trial de Mornglass. Jadis florissant, ce n'est plus aujourd'hui qu'un modeste boui-boui qui vivote grâce à une clientèle de passage et quelques habitués du coin. Depuis qu'une ligne d'aéronefs fait la navette entre Mornglass et Kanut, la capitale du Knout, les affaires en effet ne sont plus ce qu'elles étaient.

— Salut la compagnie  ! Je veux trois pichets de bière  ! Servis frais et pas de faux col  !

Les quelques clients lèvent un oeil maussade sur cet intrus tapageur et débraillé tandis que, derrière son bar, le patron le regarde d'un air méfiant.

— Il faut payer d'abord, rétorque-t-il, laconique.

L'étranger fouille dans ses poches, ou plutôt dans ce qui lui reste comme poches et en sort une pièce brillante. Cela suffit au patron qui sert les trois chopes réclamées, tout en regardant par la porte, s'attendant à voir entrer des compagnons pour son étrange client. Mais personne ne vient et les trois chopes disparaissent l'une après l'autre dans le gosier du barbu, à une vitesse impressionnante.

— Dites-moi, mon ami, quelle est la date du jour  ?

— Le cinq du mois de bredil, répond l'aubergiste toujours sur la défensive.

Pour information, le calendrier en vigueur dans le monde d'Eles compte seize mois et trois sur-mois, pour une année qui varie entre trois cent trente sept et quatre cent douze jours. Les mois comptent toujours vingt jours. Quant aux sur-mois, ils arrivent un peu à l'improviste et s'étalent sur un nombre de jours très variable.

— De quelle année  ? insiste le clochard.

Le patron le regard d'un drôle d'air mais répond tout de même  :

— 1345, après Canachou.

Ne vous ai-je pas encore parlé du grand prophète Canachou le Serein  ?

Canachou est né, si l'on en croit les Écritures, dans une famille noble du pays de Valérie. En ce temps-là, l'Empire Valérien était la puissance dominante d'Eles et s'étendait sur de vastes contrées incluant l'actuel royaume de Mornglass. À sa naissance, Canachou était si laid que les prêtres de Bogar proposèrent de l'immoler. Car Bogar était un dieu cruel qui réclamait de nombreux sacrifices. Pour le sauver, sa mère s'enfuit avec lui dans le désert où ils restèrent sept ans. Lorsque les prêtres de Bogar furent chassés par les adeptes du culte de Bardu, un dieu cruel également, mais un peu moins, ils purent enfin rentrer chez eux.

Les années suivantes, Canachou, avec sa petite taille, son gros nez et ses grandes oreilles, fut la cible de nombreuses moqueries. Mais il ne s'en souciait pas  ; il était content de profiter de la compagnie des autres enfants, lui qui était resté si longtemps dans le désert.

Devenu grand, il étonnait par ses réflexions pleines de sagesse. Nombreux étaient ceux qui venaient le voir, parfois de très loin, soit pour écouter ses discours, soit simplement pour voir sa tête rigolote.

Canachou disait  : «  Il faut profiter de chaque moment de la vie, car des moments de vie, c'est tout ce que nous avons, alors de quoi d'autre pourrions-nous profiter  ?  ».

Ou encore  : «  Un homme malheureux, c'est un homme qui est heureux mais qui ne le sait pas.  ».

Il disait aussi  : «  Le but de la vie, ce n'est pas d'obtenir ce que nous voulons, mais de comprendre que nous l'avons déjà.  ».

Ces paroles faisaient beaucoup rire et bientôt, Canachou fut connu comme le plus grand comique de tout Eles. Toujours de bonne humeur, il ne s'en offusquait pas et profitait de son succès pour répandre la bonne parole.

Or en ce temps-là, la princesse Myra de Valérie, seule héritière du trône, avait du mal à se décider pour choisir un mari. Ce n'est pourtant pas le choix qui manquait car, outre qu'elle était la personne la plus en vue, elle était aussi la plus belle qu'on ait jamais vu de mémoire d'être humain. Ayant entendu parler du fameux Canachou, elle le fit venir à sa cour et aussitôt après l'avoir entendu, après qu'il l'eut fait tant rigoler, elle décréta que c'était lui qu'elle voulait épouser. Rien ne put lui faire changer d'avis, ni les quolibets, ni les protestations scandalisées de ses courtisans.

C'est ainsi que Canachou devint empereur sous le nom de Canachou Premier.

Il régna longtemps et fut beaucoup aimé par ses sujets.

Durant son règne, l'empire ne fut pourtant pas plus prospère. Il n'y eut pas moins de guerres que d'habitude et les gens d'eurent pas davantage de richesses. Mais il s'en soucièrent un peu moins.

Voilà l'histoire de Canachou le Grand, Canachou le Serein.

Nous pouvons maintenant revenir à notre histoire.

Effectuons un léger mouvement en arrière pour reprendre le cours du récit quelques secondes avant l'instant où nous l'avons quitté. Rappelez-vous  : nous sommes dans la taverne miteuse et l'individu dépenaillé s'interroge au sujet de la date.

— De quelle année  ?

— 1345, après Canachou.

À ces mots, le barbu manque de s'étouffer en avalant sa dernière gorgée de bière.

— 1345  !? Non  !? Pas possible  !!

La panique se lit dans ses yeux. Il reste un instant plongé dans la plus grande perplexité, puis il demande  :

— Un miroir, vite  ! Et une paire de ciseaux  !

Comme le patron reste sans réagir, il sort une nouvelle pièce brillante de sa poche.

L'aubergiste s'en va quérir le matériel réclamé.



MornglassOù les histoires vivent. Découvrez maintenant