Chapitre 6 - Check-out temporaire

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VALÉRIAN

J'entends qu'ils rient. Encore.

Un éclat de joie, à peine étouffé par les vitres de mon bureau, mais suffisamment clair pour me vriller les nerfs. Je n'ai pas besoin de tendre l'oreille. Ces rires s'infiltrent sans invitation, rampent le long des murs, se frayent un chemin sous ma peau. Je lève les yeux, agacé malgré moi, comme un réflexe conditionné.

Ils sont là, dans l'espace détente aménagé comme une cafétéria. C'est l'un de ces espaces pensés pour stimuler la créativité et soi-disant favoriser les échanges. Ce genre d'endroits où les gens s'oublient, rient trop fort, s'imaginent dans une start-up californienne alors qu'on travaille sur des bilans prévisionnels et des pitchs clients.

Le fauteuil œuf.
Le putain de fauteuil œuf.

Personne n'ose y rester longtemps, par crainte d'en abuser, sauf lui. Lui, Maël, est affalé dedans comme si le siège avait été conçu pour épouser la courbe exacte de son insolence. Jambes croisées et cheville sur un genou son ordinateur est posé en équilibre instable sur sa cuisse. Il tape d'une main, de l'autre il grignote. Évidemment, encore et toujours.

Aujourd'hui, ce sont des bonbons. Multicolores et acidulés, sûrement. Le sachet est à moitié ouvert, posé à côté de lui comme une extension de sa personne. Hier, c'était des biscuits. Avant-hier, des oursons en gélatine. Je ne sais pas ce qu'il cherche à combler avec tout ce sucre, mais à ce rythme-là, il va finir en coma diabétique. Et tout le monde le trouvera encore attachant. C'est ça le pire, l'indulgence collective. L'adoration même.

Emma est installée à côté. Trop près. Bien trop près. Elle est tournée vers lui, à moitié en biais sur le canapé. Elle rit, penche légèrement la tête, et une mèche de cheveux glisse sur sa joue. Il dit quelque chose que je ne peux pas entendre, mais je vois très bien l'effet qu'il accompagne. Ce sourire. Ce satané sourire qu'il déclenche comme une clé actionnant une serrure. Elle lève les yeux au ciel, faussement exaspérée, puis se rapproche à nouveau.

Je serre la mâchoire et mon dos se tend contre le dossier de mon fauteuil. J'essaie de me reconcentrer sur mes notes, mais les chiffres s'embrouillent. Ce n'est pas rationnel, ce n'est même pas logique, et pourtant chaque fibre de mon corps réagit à ce tableau comme à une agression silencieuse. Une mise en scène dont je suis exclu.

Maël est tout ce que je ne suis pas, et manifestement, tout ce que ce bureau adore. Son nom traîne partout et sur toutes les lèvres. Un murmure constant, une ritournelle un peu trop enthousiaste.

— « Maël m'a filé un coup de main hier. »
— « Maël a eu une super idée pour la campagne. »
— « Maël a repris le brief client au pied levé. »

Maël par-ci, Maël par-là. Comme s'il suffisait de prononcer son prénom pour que les choses deviennent soudain brillantes, audacieuses, et inspirées. Il irradie, ce type. Je ne trouve pas d'autre mot. Il irradie comme un feu de camp en pleine nuit, et les autres viennent s'y réchauffer, les yeux brillants d'admiration.

Mais moi, je connais les feux. Je sais comme ils brûlent plus qu'ils ne réchauffent. Je sais ce qu'ils consument, et je me méfie toujours de ceux qui brillent trop.

Il arrive en retard à la plupart des réunions, mais personne ne lui dit rien. Il parle fort dans les couloirs, rit aux éclats pendant les pauses, écrit ses mails en décalé, à deux heures du matin ou pas du tout. Il travaille à sa manière, comme ils disent. Traduction : il fait ce qu'il veut, et ça passe toujours. Comme s'il portait un totem invisible, une immunité, un charme qu'on accepte sans jamais vraiment le questionner.

Mais ce n'est pas seulement sa désinvolture qui me dérange. Ce n'est pas juste ce relâchement permanent qu'il revendique comme un mode de vie. Ce qui me gêne, c'est l'impact. L'onde de choc qu'il provoque sans même s'en rendre compte. Il désarme, les gens se détendent à son contact. Ils se modifient, ils rient plus fort, parlent plus librement.

Check-in, Checkmate [MxM]Where stories live. Discover now