0 : Et après ?

19 8 11
                                    


Toute sa vie, Jurençon avait réprimé sa nature de demi-Hélios. D'abord pour éviter de dévoiler sa simple existence, ensuite par crainte d'être repéré par le traître des Élitiens, et enfin par peur de ne pas être compris.

La fin des Estaffes n'avait pas signé le fin de cette angoisse sourde qui pesait à l'adolescent, alors qu'il regardait le corps gisant de Tybalt Estaffes, dans le labyrinthe des bannis, l'arbre doré de Gladys Andersen encore sur le cœur. Il avait observé l'Hélios un long moment, tandis que ses amis sortaient avec soulagement des hautes haies dangereuses du labyrinthe. L'un des deux hommes à avoir hanté ses cauchemars était face contre terre, à moitié couvert de neige fraîche. L'autre reposait dans une tombe du cimetière des Élitiens, tout aussi inanimé.

Est-ce que ses ennemis s'étaient senti seuls dans l'Élite ? Seuls dans ce royaume ? Incompris simplement de par leur nature ? John Mid avait clairement expliqué que les deux Estaffes s'étaient cachés à leur arrivée dans l'école, disant même frontalement que si les Élitiens de l'époque avaient compris que les deux enfants étaient des Hélios, les membres de l'Élite les auraient tué sans hésiter.

Ils étaient arrivés dans cette école pour une mission, un peu pour rien. Les Hélios ne les avaient pas aidé, de ce que Jurençon en savait, ni en termes de ressources, ni en alliés, ni même en soutien, au travers de lettres. Deux adolescents spéciaux, qui devaient se cacher pour survivre.

Il n'y avait jamais pensé auparavant, à quel point les Estaffes lui avaient ressemblé (ou bien était-ce lui qui ressemblait aux Estaffes ?). Mais les pensées du demi-Hélios se confondaient entre le peu qu'il connaissait des deux Hélios et sa propre vie. Une vie un peu pathétique aussi, envoyé dans un univers qui le dépassait totalement avec un objectif. L'objectif de pouvoir un jour être celui qui stopperait ses ennemis.

C'était fait à présent. Que lui restait-il à accomplir ?

Il ne se sentait pas heureux, alors que ses amis étaient bien plus joyeux, mais Jurençon n'avait pas le sentiment d'avoir accompli quelque chose de grand. Il était né du hasard d'une rencontre entre un Hélios et une humaine, et il était normal au fond qu'il se batte contre les Hélios qui voulaient sa mort. Il n'avait pas voulu une telle vie, mais c'était la sienne. Une vie stupide qui l'avait tenu cloisonné dans une chaumière pendant douze ans, avec pour seule compagnie sa mère et son arrière-grand-mère. Propulsé ensuite au château du roi, comme neveu de ce dernier. Un lieu si vaste, un pouvoir si grand à portée de main, le sentiment d'être dépassé par l'importance de ce que pouvait dire devoir un jour lointain gouverner. Son entrée à l'Élite, comme une évidence, une bouffée d'air qui lui avait donnée l'illusion d'un choix qui n'en n'était pas un.

Sans l'Élite, il serait mort, il n'en n'avait aucun doute. Pourtant, c'était juste une nouvelle cage, plus grande encore que le château, pour être en sécurité.

Et maintenant ?

Quelqu'un le prit entre ses bras. Sa mère. Il la serra contre lui et pleura de soulagement en silence.

— C'est fini mon trésor, c'est fini... murmurait-elle.

— Je veux voir la tombe de mon père.

Sa demande était inattendue, brutale, et prit Ariane au dépourvu. Elle releva la tête vers Louis Serra. Le capitaine de l'Élite semblait sonné, son regard était plus clair et il ne paraissait pas difficile à aborder pour une fois. L'homme les guida, sans que Jurençon ne fasse attention à son entourage, jusqu'à les mener à une tombe isolée du cimetière des Élitiens. Il n'y avait pas de nom dessus.

— C'était un ami à moi, dévoila Louis. Je ne l'ai pas tant connu, mais c'était un homme avec de belles valeurs, et il t'aurait aimé comme le père qu'il aurait dû être. Tu lui ressembles, pour le peu de temps où j'ai appris à le connaître.

Ces mots se voulaient réconfortants, mais Jurençon ne se sentit pas mieux à les entendre. Ses pensées tournaient autour d'autre chose.

— Je peux rester seul, quelques minutes ?

Louis s'éloigna aussitôt, mais sa mère semblait troublée par la réaction de son fils, bien qu'elle lui accorda le temps demandé sans protester.

— Père, papa, monsieur... commença maladroitement Jurençon, je ne sais pas vraiment qui tu es. Tu manques beaucoup à maman, même si elle a toujours voulu me cacher sa peine. J'aurai aimé te connaître moi aussi, parce que tout le monde dit du bien de toi, mais... je me demandais comment tu t'étais senti, en arrivant ici, chez les humains. J'ai peur de ne pas être à ma place, tu sais ? J'ai peur que les autres me voient comme quelqu'un à part, sans personne pour me guider. Je n'ai pas non plus envie de passer ma vie à cacher mes capacités, mais... je ne sais pas quoi faire. Si tu le peux, envoie-moi un signe.

Il n'y eut pas de signe. Il se mit seulement a pleuvoir.

Et pendant neuf ans, il n'y eut pas de signe, avant que Jurençon n'en provoque un.

L'Arbre des mauvaises décisionsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant