Le Vieux Légionnaire

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Quelle région de merde.

Léon tourne la page, vers les informations nationales. Considérations sur la prochaine mission sur Mars, exécution publique d'un tueur en série, anoblissement d'un riche industriel... Ça commence à ressembler à n'importe quoi, cette « République ».

Il tourne encore la page, vers les actualités internationales. Là, en gros titre, il tombe sur :

COUP D'ÉTAT EN PYTHAGORIE

Suite à la disparition de son dirigeant, apparemment parti en vacances, un obscur colonel a pris le pouvoir dans la Pythagorie en s'appuyant sur une armée de drones fournis par la société Si Vis Pacem. Le Très Docte Ténèbre accuse la multinationale Sunrise d'avoir appuyé ce coup d'État « parfaitement immoral », et engage la population shadoniste à manifester pour la paix. Il semble oublier que lui-même était sur le point de signer plusieurs contrats au nom du groupe Nightfall, qui auraient fait de ce pays enclavé en plein milieu des États-Unis une puissance à prendre en compte. De son côté, le colonel Higgins, nouvellement auto-promu Président de la Pythagorie, s'est étonné de la disparition de la mallette nucléaire. Il a vite regretté d'avoir parlé trop haut, car une vague de cambriolages et de vols à la tire s'en est suivie. La cible : toutes les mallettes...

Léon secoue la tête. Quel monde de merde.

Il entend la porte s'ouvrir. Il lève distraitement la tête de son journal, pour regarder passer un grand type au visage blafard portant un T-shirt arborant un pentacle et une adresse à Lucifer. Encore un sataniste. Qu'est-ce qu'ils viennent tous faire dans cet hôtel.

Léon reprend sa lecture, le client passe sans un bonsoir avant de se diriger vers les ascenseurs, puis le calme revient.

Il est plongé dans un article sur le dernier jeu vidéo à la mode, lorsque la porte s'ouvre à nouveau. Cette fois, ce sont deux magnifiques jeunes filles, une blonde et une brune, aux décolletés plongeants, au maquillage soigneux, et qui ne doivent guère dépasser la vingtaine d'années. Elles lui demandent où se trouve la chambre 128 sans s'offusquer de la façon dont il les regarde. Il leur indique l'ascenseur :

– Troisième étage.

Elles s'en vont. Léon songe qu'il aurait dû leur demander leurs tarifs. C'était des putes, aucun doute là-dessus. Il se demande quel effet ça fait de baiser pendant ses heures de boulot. Bah, au pire il pourra tenter quand elles remonteront.

Un peu plus tard, alors qu'il compte la caisse – parce qu'il ne peut pas faire semblant tout le temps –, c'est un gars avec un casque de mineur qui entre pour annoncer qu'il a une réservation. Léon bâcle un peu son arrivée. Le gars n'a pas l'air bavard. Tant mieux.

Dix minutes plus tard – décidément, c'est la soirée –, un gars en costard lui demande s'il lui reste des chambres. Léon lui répond que non. L'autre repart, déçu. Bien fait pour sa gueule. On n'a pas idée d'arriver à l'hôtel sans réservation, aussi.

Il fait encore quelques arrivées entre vingt-trois heures et minuit. Des racailles qui avaient eu la bonne idée de réserver préalablement sur Booking, donc il ne peut pas les refuser ; une famille nombreuse dont les parents épuisés tirent des mioches surexcités, dont l'un s'agrippe à une énorme piñata qui n'est pas sans rappeler un scientifique en blouse blanche ; un gars au visage antipathique qui pousse une fille complètement shootée ; et un autre avec une tache de sang très perturbante en bas de la chemise. Léon s'applique à ce qu'il fait de mieux : ne pas poser de questions. Tant qu'il ignore ce qui se passe, on ne peut pas lui jeter la faute dessus. Même lorsque le gars avec un casque de mineur fait des allées et venues en rapportant des trucs qu'il avait laissés dans sa voiture ; et même en tenant compte du fait que les trucs en question ressemblent curieusement à des bougies rouges, Léon fait celui qui n'a rien vu. Qu'est-ce qu'il s'en fout, au fond. En cas de problème, il pourra toujours dire à M. de la Tyrolienne qu'il ne peut pas être partout.

Et en attendant, il allume son ordinateur perso et démarre un jeu vidéo.

De temps en temps, des clients l'appellent pour se plaindre de leurs voisins de chambre qui font trop de bruit. Ils ont tous décidé de faire chier, ce soir. Léon leur assure qu'il fera de son mieux, raccroche, et reprend son jeu.

Après le cinquième appel, il décide de débrancher le téléphone pour un moment, le temps qu'ils se calment tous. Et si vraiment il se passe un truc grave, ils n'auront qu'à monter le voir.

À un moment, un livreur de pizzas entre dans l'hôtel. Il jette un regard peu amène au réceptionniste qui dézingue des zombis depuis son PC, puis disparaît dans l'ascenseur, non sans avoir laissé une délicieuse odeur de pizza.

Il est sur le point de battre un record, lorsque le livreur remonte, le visage livide, les cartons de pizzas odorantes toujours dans les mains.

– Euh, excusez-moi.

Léon met le jeu en pause et lève une tête irritée.

– Oui ?

– Euh, je crois que vous avez un problème au cinquième.

– Quel genre de problème ?

– Il n'y a plus de couloir.

– Comment ça, plus de couloir ?

– C'est-à-dire que, euh, tout s'est écroulé. Je ne peux plus passer. Vous avez rien entendu ?

Léon se redresse. Tout d'un coup, il se rappelle le gars au casque de mineur qui se baladait avec des bougies rouges. Peut-être, après tout, que ce n'étaient pas des bougies rouges. Peut-être que c'étaient des bâtons de dynamite. Le gars logeait au cinquième sous-sol.

– Merde.

Il regarde l'écran sur lequel s'affichent les caméras. L'une d'entre elles ne montre plus rien. Elle est située au cinquième.

– Merde, merde, merde.

La technique du Vieux Légionnaire, ça ne marche pas à tous les coups.


Chroniques d'un hôtel souterrainWhere stories live. Discover now