Le Vieux Légionnaire

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Léon travaille à l'hôtel Condor Aîmé depuis son ouverture, six mois plus tôt. S'il a retenu un truc, c'est ce qu'il aime à appeler « la technique du Vieux Légionnaire ».

Dans la BD Astérix, le village des Irréductibles Gaulois est entouré de quatre camps romains dont les occupants savent qu'ils vont se faire taper dessus à la moindre entourloupe. D'ailleurs, souvent, il y a un nouveau – tantôt centurion, tantôt légionnaire – qui décide de remettre un peu d'ordre, voire de raser le village gaulois ; et on sait comment ça se termine : après avoir reçu une raclée, les légionnaires doivent reconstruire leurs campements. Du coup, les vieux de la vieille savent qu'ils doivent se faire tout petits, s'en tenir à l'essentiel. En général, ni se raser ni se laver n'en font partie.

Ils ont tout compris.

Les clients de l'hôtel Aîmé ne sont pas si différents des Irréductibles Gaulois. Les vieux cons, les bourges, les racailles, les mafieux et les Anormaux, comme on les appelle ici, cherchent tous à vous rendre la vie impossible. Y'en a qui jouent le jeu et qui tiennent à faire du zèle, comme sa collègue Karine. Mais Léon, lui, n'est pas débile. Il s'en tient au strict minimum. Pour tenir le coup, le zèle est proscrit. Ça ne sert qu'à s'épuiser. Et puis, c'est tellement jouissif d'envoyer chier les gens.

Le réceptionniste de nuit est le détenteur d'un grand pouvoir. Il est seul maître à bord. Il possède les clés de toutes les chambres, de tous les locaux techniques, et M. de la Tyrolienne n'est pas derrière son dos. S'il le souhaitait (et il a été tenté de le faire plusieurs fois), Léon pourrait arrêter les ascenseurs et les laisser tous suffoquer là-dessous, à moins de remonter les deux escaliers interminables. Ou couper le courant. Ou éteindre les chauffe-eau. Il a été tenté de s'introduire dans certaines chambres, juste histoire de traumatiser certains gosses. Un même genre de pensées, mais dans une optique un peu différente, lui a traversé l'esprit en contemplant certaines clientes particulièrement appétissantes.

Bref, il pourrait leur rendre la vie impossible.

C'est moins la probité morale qui l'a retenu que la peur de finir en prison. De fait, tous ces cons le mettent tellement à bout, parfois, que cette peur s'estompe un peu. Cependant, avec sa technique du Vieux Légionnaire, Léon considère qu'il s'est trouvé une bonne planque. Pas question de quitter ce job si facilement.

En revanche, il peut se permettre des petits plaisirs presque innocents. Comme envoyer chier une vieille bourge.

– Je suis sûre que vous avez d'autres chambres, s'emporte celle qui se trouve en face de lui, de l'autre côté du comptoir. Vous ne voulez pas faire votre travail, juste.

– Madame, mes instructions sont très claires. Je ne peux pas vous déloger sans raison valable.

– Et le ménage qui a été mal fait, ça ne compte pas ?

– Malheureusement, madame, toutes les autres chambres sont prises.

La vérité est que, sur les deux cent cinquante-six chambres, seules trente-quatre sont occupées ce soir. Mais comme il est le seul à avoir accès à ces informations et que son supérieur n'est pas là, il peut raconter ce qu'il lui chante. Elle peut le traiter de menteur autant qu'elle veut, elle n'a aucune preuve.

– J'exige de parler à la direction.

– Mon responsable dort, madame. Maintenant, si vous voulez bien m'excuser ? J'ai du travail.

Elle finit par retourner vers l'ascenseur en grommelant que de son temps, les gens n'étaient pas des enfoirés.

Une fois qu'elle est partie, Léon rouvre le journal. Il parcourt d'un œil rapide les infos locales. Les voyous qui attaquent les maisons isolées depuis le mois dernier ; le taxi carbonisé que l'on a retrouvé dans le coin et dont les occupants n'ont pu être identifiés, le gendarme toujours hospitalisé après avoir été sauvagement mordu par un loup...

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⏰ Last updated: Apr 07 ⏰

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Chroniques d'un hôtel souterrainWhere stories live. Discover now