Le Mannequin

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Legrand chef en personne était descendu de son Olympe pour s'adresserà lui, faisant claquer la porte et ses talons de personneimportante, comme le cow-boy fait tinter ses éperons lors de sonentrée au saloon. On aurait besoin de cette effigie dans les heuresqui suivent pour la prochaine représentation. Elle aurait commed'habitude son importance. Il convenait donc de veiller à ce qu'ellesoit à portée de main pour son entrée en scène. Dans quel but, iln'en avait pas la moindre idée. Mais il n'était pas homme às'interroger inutilement sur ce qui le dépassait. Les considérationsautres que celles qui relevaient purement de son champ de compétenceslui importaient peu. Puis le Directeur s'était évanoui, sans autreforme de procès, le laissant seul en tête-à-tête avec lemannequin.

Allongélà, nu, il faisait peine à voir. Quelques bribes des derniersspectacles lui revinrent soudain en mémoire. Il revoyait sansdifficulté l'attention que lui portaient les artistes et le rôlecentral qu'il occupait dans cette pièce. Les mains sur les hancheset le regard tourné vers ce corps inarticulé, il ne put s'empêcherde penser à la mise en scène. Après tout, qu'y avait-il de mal àvouloir le préparer ? Il crut d'abord bon de l'asseoir mais il euttoutes les peines du monde à redresser son buste caoutchouteux et dûcaler son dos invertébré avec un panier en rotin bazardé dans uncoin de la pièce. Cette nouvelle posture, bien que plus présentable,laissait cependant pendre les bras au dessus du vide, donnant ainsiau mannequin une nonchalance loin d'être la bienvenue pour unetragédie. Il fit tout pour ramener les membres supérieurs sur lescuisses mais ceux-ci glissèrent irrémédiablement, trop roides pourêtre pliés et installés de la sorte. Pendant un bref instant,l'homme eut l'intention d'ajouter un point de colle sur les jambes dumannequin. Les spectateurs n'y verraient que du feu et les comédienss'en verraient soulagés dans leur jeu. Mais cette idée fut vitechassée de son esprit. Le machiniste concevrait un système simpleet efficace pour mettre en valeur ce mannequin, sans artifice oupresque. Avant de poursuivre ses réflexions, le technicien remit lecorps dans sa position initiale. Sa mission consistait à trouver laparfaite pose qui ravirait toute la distribution. Le pliage avait étéun véritable fiasco et engageait trop de contraintes. Mieux valaitchercher à dresser l'effigie sur ses deux jambes. Mais commentréaliser cet exploit ? Faire preuve d'ingéniosité. Par il nesut quel miracle, il repensa à ses années lycées et notamment àses cours de biologie durant lesquels il avait sommairement découvertl'anatomie humaine. Son professeur d'alors disposait d'un objetfascinant qui marqua ses adolescentes années : un squelette entaille réelle. «Eurêka ! » lança t-il tout haut. Ilfabriquerait son propre mannequin sur pied.

Parbonheur, il dégotta une petite planche montée sur roulettes quel'on avait utilisée lors du filage pour y installer une enceinte.Astucieux et pratique, le dispositif fut malgré tout très viteabandonné car jugé inutile et surtout dangereux. Le socle parfaitpour son projet. Manquait un axe solide et droit à fixer à sa base.Un manche à balai peut-être ? Encore fallait-il en débusquerun. «Mais bien sûr !» murmura t-il, en se cognant le frontavec la paume de sa main. La servante époussette le plateau àl'acte 3. Il fila à grandes enjambées vers la remise aux objets ettomba sans encombre sur ce qu'il cherchait. Il revint vite à sonprojet et fixa son bâton sur la tablette grâce à la petiteperceuse rangée dans un des tiroirs situés sous le plan de travail.La robustesse de l'œuvre, testée à de nombreuses reprises, achevade le convaincre de la justesse de sa conception. Restait désormaisà installer le mannequin à la verticale et surtout, à le fairetenir debout. La colle dont il avait voulu tartiner les jambes pour yposer les mains se rappela à lui. Pourquoi ne pas essayer avec ledos ? L'idée était tout bonnement saugrenue mais pourtant, ilvoulut tenter l'expérience. L'homme saisit la chose inerte pour lafaire délicatement glisser à terre. A sa grande surprise, cet amassans âme pesait un poids qu'il n'aurait pas soupçonné mais ilréussit tout de même à l'allonger à même le sol, face contreterre. Là, il fut à son aise pour répandre un peu de pâtetransparente sur le dos de l'effigie et, sans attendre, usa de toutesses forces pour soulever le mannequin et l'apposer à la barre debois. Il attendit, immobile durant un bon moment que la texturedaigne sécher afin de rassembler les deux objets. Mais à peineeut-il bougé que ces derniers se séparèrent sur-le-champ. Lamatière qui recouvrait le mannequin empêchait toute adhérence. Unautre moyen devait être envisagé. N'étant pas dénué deressource, le tout nouvel inventeur s'empara d'un rouleau de cescotch marron que tout le monde utilise pour n'importe quoi. Avecdifficulté, il jongla entre la volonté du corps de choir à terreet l'acharnement de la bande adhésive à se coller à tout, exceptéà ce qu'il souhaitait. Après de longues minutes à batailler, ilput apprécier son tout nouveau chef-d'œuvre. L'effigie, emballéedes aisselles aux hanches, tenait, pour peu que l'on mette de côtécette lourde tête tournée vers le sol. La solution à cet ultimeobstacle s'imposa d'elle-même : armé de sa perceuse, l'hommeplaqua solidement l'arrière du crâne au morceau de bois cylindriqueet enfonça la tige pour l'immobiliser définitivement, laissant parla même occasion s'échapper un peu du rembourrage interne. Quelquesinstants lui furent indispensables pour reprendre son souffle etcontempler son tout nouveau mannequin sur pied. Le tableau avaitindéniablement du chien cependant que cette masse marron gâchait lespectacle. Le vêtir s'avérait nécessaire. Le mannequin avait lachance de posséder sa propre garde-robe, renouvelée quotidiennementpar les gens de théâtre : chemises, cardigans, t-shirts, vestes,polos, bermudas, pantalons, shorts, baskets, mocassins, parfois mêmedes charentaises. On n'oubliait jamais d'ajouter à cette panopliequelques accessoires pour rendre ce personnage inanimé encore plusréaliste : casquettes, bobs, chapeaux, montres, bagues, bracelets,colliers, boucles d'oreilles,... L'imagination de la troupe n'avaitaucune limite. Mais le vestiaire se situait à l'autre bout dubâtiment et l'employé ne voulut ni arpenter l'édifice de long enlarge, ni laisser un seul instant son tout nouveau jouet. Ildénicherait bien de quoi faire l'affaire ici. Explorant en détailsles lieux, il repéra dans un minuscule cagibi qui jouxtait la pièceune blouse poussiéreuse pendue à une patère. De couleur blanche àl'origine, le tissu s'était terni au fil du temps de n'avoir pas étéassez exposé à la lumière naturelle. La teinte jaunâtre, bien quepeu flatteuse, donnerait cependant un coup de fouet à la carnationblafarde de la poupée géante. Ravi de sa trouvaille, l'hommedissimula la nudité de son placide ami comme l'enfant déguise sonbaigneur, puis recula de quelques pas pour admirer l'ensemble. Iln'était pas peu fier de sa réalisation, harmonieuse et réaliste.Les yeux exceptés sans doute. On avait poussé le réalisme jusqu'àmonter des paupières mobiles au mannequin. Mais elles tombaientsystématiquement dès que la tête se retrouvait droite, donnant aupersonnage un aspect triste et détaché. Plusieurs fois, l'employésaisit avec délicatesse les cils entre les extrémités de sesdoigts pour que l'œil reste ouvert, sans succès. Durant sa dernièretentative, l'intensité du vert des iris lui sauta aux yeux.Jusqu'alors, il n'avait pas été assez proche de sa créature pours'en apercevoir. L'humanité qui s'en dégageait le saisit et iljugea bon de ne pas insister davantage sur ce qui n'était qu'undétail.

Satâche achevée, le machiniste installa une chaise pile en face dumannequin bipède et attendit avec impatience l'arrivée descomédiens, savourant par avance la marée de compliments qui sedéverserait forcément sur lui. On louerait son habileté et le briode son esprit. On exulterait de joie face à ce tout nouveau, et àpart entière, partenaire de scène apathique. On le couvrirait deremerciements plus sirupeux les uns que les autres. Le temps s'écoulalentement, trop lentement à son goût. Et alors qu'il commençait àdésespérer, il perçut au loin un bruit de pas étouffés. «Lesvoilà» se dit-il. La gloire frappait enfin à sa porte. Il seredressa, rajusta sa cravate et ébouriffa légèrement ses cheveuxbouclés. L'écho se fit plus intense et plus rapproché, jusqu'à ceque la porte s'ouvre brutalement sur le Directeur, suivit de prèspar un homme et une femme aux mines grises et défaites. L'homme leuroffrit en retour le sourire béat du ravi de la crèche.

 -«Madame et Monsieur sont venus voir le corps de leur fils, tué cematin dans l'accident qui a eu lieu à l'entrée de la ville»,annonça d'une voix dénuée de toute chaleur le Directeur des pompesfunèbres.  

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