52. Adélaïde, septembre 1828

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— Je peux entrer ?

Adélaïde ne peut dissimuler son air déçu, avant que la honte ne remplace ce sentiment passager. C'est Princesse qui l'a suivie, pas Barty. Sans un mot, elle s'écarte pour laisser la jeune femme entrer, et referme la porte derrière elle. Je n'ai plus besoin de lui.

Gênée, Adélaïde rejoint Princesse qui s'est déjà assise sur le lit, et creuse un fossé inhabituel entre leurs deux corps. Elle se sent encore honteuse, comme une parjure. On ne peut pas dire que je l'ai trompée pourtant, si ? Barty, c'est une part fixe de sa vie, une constante, un amour qui vient et qui s'en va, peu importe qui elle aime, peu importe qui il aime pendant ce temps. C'est une part d'elle-même, elle ne peut pas la supprimer pour aimer quelqu'un d'autre. Inséparable.

— Inséparable... murmure-t-elle.

Princesse la regarde d'un air tendre, difficile de savoir si elle l'a entendue ou pas. Peut-être pense-t-elle qu'elle parle d'Augustine. Elle prend Adélaïde dans ses bras, et les sanglots éclatent enfin, la submergent. La manufacturière l'embrasse d'un geste qui semble désespéré, et Princesse la repousse doucement. Adélaïde ne se laisse pas faire et la tire vers elle, le visage trempé par les larmes. Elle passe les mains sous la chemise marron de Princesse, lui entoure la taille, l'emprisonne...

— Miss Ad... Adélaïde. Arrête. Arrête, s'il te plait.

Brusquement, la manufacturière s'écarte. Elle se doute, pour Barty. Elle ne veut plus de moi. Les larmes cessent, elle dévisage la jeune femme assise avec elle sur le lit. Ses cheveux dont elle vient d'emmêler les fines tresses, ses yeux en amande qui se plissent d'un air désolé.

— C'est pour Barty... commence Princesse.

Elle est dégoûtée que je puisse revenir vers elle juste après m'être donnée à lui. Elle ne veut plus de moi.

— Adélaïde, écoute-moi. Bien sûr que je veux de toi, je ne veux seulement pas que Barty nous surprenne ici.

Princesse a pris son visage entre ses mains. Adélaïde ne s'est pas rendu compte d'avoir marmonné, ni de s'être écartée. Je ne la mérite pas, réalise-t-elle. L'angoisse lui tord l'estomac. Elle ajoute ses mains par-dessus celles de Princesse, caressant la peau douce de ses poignets. Cette dernière reprend :

— Le risque est trop important ! Triple crime... Rapport hors conjugal. Rupture des Règles des Races. Lesbienne. Tu serais envoyée en Dominions Sud, séparée d'Augustine et de Barty.

Adélaïde grimace en entendant ce mot, « lesbienne », prononcé comme une insulte dans la bouche de son amante. Princesse laisse planer la menace quelques secondes, puis ajoute doucement, comme si elle n'était pas sûre que tout ça soit assez pour la convaincre :

— Et tout ça vaut également pour moi. Si quelqu'un parle, je serai immédiatement exécutée. Même si Barty nous défendait en prétextant avoir ordonné une relation, tu n'es pas ma maîtresse directe, tu n'es pas mariée... ça ne passerait pas.

Adélaïde hoche la tête, refroidie tout d'un coup par cette perspective. Un triple crime face au triple échec de Barty... sa femme le déteste, son amante le déteste, et il joue avec nos vies à tous avec sa machine qui ruine nos finances. Hésitante, elle demande :

— Voudrais-tu des enfants ?

Le visage de Princesse blanchit. Les tâches sur son visage ressortent. Adélaïde s'était toujours demandé si elles avaient été causées par une grossesse plutôt que par le soleil.

— Pardon, je ne sais pas ce qu'il m'a pris...

— Je ne peux pas, la coupe Princesse. Physiquement, je veux dire...

Elle prend une grande inspiration, le regard perdu au loin, puis continue :

— J'étais esclave à reproduction, dans les plantations de cannes à sucres, avant de venir ici. Pour... maintenir la main-d'œuvre locale. On m'a déportée pour les Dominions Nord, comme esclave à talent, quand le médecin a décrété que je ne pouvais pas avoir d'enfants.

Adélaïde sent ses joues lui brûler. Une nausée lui monter à la gorge. Elle déglutit. Ravale la bile, mais pas les mots. Au risque de s'enfoncer davantage dans le rejet, elle murmure sans oser regarder son amante :

— Nous pourrions partir... nous enfuir.

— On pourrait. On devrait, acquiesce Princesse.

Adélaïde relève la tête, surprise que Princesse envisage de prendre un risque si énorme. Peut-être a-t-elle quelqu'un à retrouver en Sénégambie... sa famille, un mari ou une femme, s'affole-t-elle , je ne connais rien de sa vraie vie ! Elle s'apprête à l'interroger sur ses raisons, mais la jeune femme se lève du lit, alerte.

— Quelqu'un monte, murmure-t-elle en quittant précipitamment la pièce.

Adélaïde rajuste ses vêtements et termine de sécher ses larmes quand Barty entre dans la chambre. Sans un regard dans sa direction, il se penche au-dessus du petit bureau pour y récupérer un carnet – celui des finances du ménage d'ordinaire si bien tenu par Augustine – puis annonce :

— Tu seras contente de savoir que j'ai accepté un contrat pour un engin de couture de masse sous propulsion vapeur. J'ai arrêté mon travail sur la machine temporelle... définitivement. J'ai même retiré la demande de brevet.

La voix de Barty se brise, et Adélaïde sent son cœur se serrer. Refusant de lever les yeux, elle l'entend ressortir de la chambre en lançant un dernier message :

— Tu seras contente de savoir que la fièvre de ta sœur commence à tomber. Tu devrais aller la voir plutôt que de te cacher dans ses affaires.

Adélaïde ravale une insulte bien sentie et lorsqu'elle relève enfin les yeux, les joues encore brûlantes d'exaspération, Barty a évidemment disparu.

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⏰ Last updated: Oct 08, 2023 ⏰

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L'Aimant - Laurasia IWhere stories live. Discover now