24. Barty, mars 1828

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Adélaïde, en particulier, s'entend à merveille avec sa belle esclave. Peut-être essaye-t-elle de l'enrôler dans une de ses causes perdues... Il se remémore certaines conversations, il y a peut-être un an ou deux : Adélaïde lui parlait de cette femme, une ouvrière avec un nom de fleur. Elle n'arrêtait pas d'insister pour qu'il la rencontre, au point qu'il s'était énervé et lui avait demandé s'il fallait aussi l'inviter dans leur lit. Ils étaient encore amants, à l'époque. Barty n'avait plus jamais entendu parler de la travailleuse par la suite... et ses ébats avec Adélaïde s'étaient dramatiquement espacés.

Un frisson d'angoisse lui secoue les épaules à ces pensées. Laurasia n'est pas tendre avec ses « anormaux ». Les manufacturiers comme Adélaïde ont la chance relative d'être assignés à quelques mois, voire quelques années de coûteuse rééducation dans des centres spécialisés. Les travailleurs sont punis de déportation : la zone dépend de la gravité du délit, la sanction s'étend donc du simple exil à l'équivalent de la peine de mort. Quant aux esclaves, n'ayant de toute façon ni le droit de mariage ou de choisir leurs partenaires sexuels, quelconque relation non approuvée par leurs maîtres est illégale. Selon la loi, l'homosexualité ne peut être punie tant qu'elle leur est ordonnée ou imposée.

— Alors, toujours pas de musique ? demande Princesse avec un air innocent.

Barty lève un regard flou vers son esclave. Il est surpris de ne pas être jaloux à l'éventualité d'une relation entre Princesse et Adélaïde. Simplement inquiet. Je devrais arrêter de me donner des sueurs froides sans preuve aucune.

— Comment ça, toujours pas de musique ? Comment allons-nous faire pour le thé de cette après-midi ? Les Gauthier ont confirmé hier...

C'est Augustine qui se précipite à la suite de Princesse. Augustine, ma chère et tendre épouse. Vêtue d'une fine toge rose pâle échancrée aux épaules, ses longs cheveux aux boucles anglaises en chignon bas minutieusement défait, la jeune femme est particulièrement resplendissante. Hibiscus se dissimule dans l'ombre de sa maîtresse, encore mal à l'aise dans son nouveau foyer.

— Le thé, c'est le moindre de nos soucis, tu vois bien !

Adélaïde relève une figure noircie de charbon, cheveux emmêlés. Avec une grimace dégoûtée, Augustine détaille la robe tachée de sa sœur, puis réplique :

— Je sais bien que ces mondaineries ne t'intéressent pas, mais... au final, il faut bien que quelqu'un s'y colle si nous ne voulons pas finir isolées comme... certains.

Cette fois-ci, c'est Barty qu'elle fusille du regard. Comme si tout était toujours ma faute ! Le vaporiste hausse les épaules, se retenant à grand-peine de se moquer pour la énième fois de cette horrible expression : « au final ». Quelle ganache, avec ses beaux airs. Il survole la pièce des yeux pour trouver une excuse et s'échapper avant que l'ambiance ne tourne en sa défaveur. Il se retourne vers Adélaïde, qui se relève sans lui prêter attention.

— Je vais me changer pour le déjeuner, annonce-t-elle.

— Je vous accompagne, Miss Adélaïde, ajoute Princesse en partant à sa suite.

— Parfait. Barty, je te laisse finir de réparer l'organette !

Traîtresse de weasel ! Dépité, il observe les deux jeunes femmes quitter le salon. Il s'installe plus profondément sous la machine en grommelant et récupère la petite clé abandonnée par terre.

Adélaïde a fait du bon travail. Il ne subsiste en effet qu'une vingtaine de boulons à resserrer et les tremblements devraient retourner à leur degré initial. Alors qu'il s'attaque à la première rangée, son épouse continue de lui rabâcher ses diverses plaintes : et leur niveau social, et ils n'ont pas d'amis, et leurs finances, surtout leurs finances, toujours leurs finances.

À la deuxième enfilade de boulons, Barty désespère de se trouver une excuse pour un peu de temps tranquille avant le déjeuner... et il me reste encore deux rangées entières ! Peut-être devrais-je prétexter à une quelconque correspondance urgente avec l'un de ces illustres inventeurs trop occupés à servir l'empire pour ne jamais répondre à mes lettres ?

Un bruit sourd le fait sursauter et il manque de se cogner à nouveau la tête sous l'appareil. Le silence généré par la courte interruption ne dure pas : à peine Barty s'est-il relevé pour en chercher la cause qu'Augustine houspille déjà Hibiscus à grands cris. La jeune femme a renversé une lampe à gaz sur le tapis en voulant changer la mèche. Barty fronce le nez : l'odeur est épouvantable. Elle mettra plusieurs jours à se dissiper. Dire que j'ai invité John pour déjeuner ! Il n'ose même pas regarder la pauvre Hibiscus, probablement recroquevillée dans un coin du salon comme un animal battu. Les mots de sa maîtresse suffisent à lui faire l'effet de coups : en plus de tressaillir et de laisser s'échapper larmes et gémissement, elle semble en porter la marque pendant plusieurs heures. Barty cherche constamment à éviter la jeune femme. Par lâcheté, un peu, peut-être ; mais surtout pour éviter ses attentions déplacées. Il lui parait parfois qu'elle cherche sa protection face à Augustine en lui offrant de gênantes faveurs.

Le chat fait alors son entrée, annonçant son illustre carcasse d'un piteux miaulement. Barty feule en retour entre ses dents pour éloigner la bête, qui vient néanmoins le rejoindre sous l'organette. Le vaporiste lui éternue au museau. Augustine interrompt sa litanie de reproches – qu'elle alternait jusqu'alors entre Hibiscus et lui – pour éclater de rire. Barty sent la moutarde lui monter au nez. C'en est trop : il se dégage en tortillant ses hanches et se relève.

— Je reviens, annonce-t-il de sa voix la plus digne.

Augustine lui lance un regard soupçonneux alors qu'il se relève en époussetant la suie de sa chemise. Il regrette d'avoir accepté la bête dans sa maison. Peut-être même regrette-t-il son épouse, également. Ainsi qu'Hibiscus, malgré sa candeur. Avec tout ce monde, voilà des semaines qu'il n'a pas pu se permettre de se promener nu dans sa propre demeure.

— Il me manque une pièce, ajoute-t-il après une petite quinte de toux mi-gênée, mi-allergique.

Les reproches de sa femme continuent de l'accompagner jusqu'au pas de la porte, mais elle n'ose pas monter avec lui. C'est son espace, elle n'y entre jamais ; et puis, comme elle le dit si bien, c'est trop sale et poussiéreux pour elle. Mon antre, mon paradis ! songe le vaporiste, quelle ironie. Le bureau n'a jamais été aussi délabré que depuis l'emménagement des filles. D'un accord tacite avec Barty, Princesse ne s'y rend que discrètement pour de courtes durées pour éviter d'éveiller la curiosité de sa maîtresse. Elle ne range plus, ne nettoie presque plus : elle a bien compris qu'il fallait lui laisser un endroit pour lui seul... et surtout éloigner Augustine pour lui offrir un peu de répit. Au prix de moult éternuements.

Arrivé en haut des marches, le vaporiste hésite, puis se dirige à pas de loup vers la gauche. Il n'en revient toujours pas qu'Adélaïde soit rentrée si tard le soir dernier ; apparemment en passant par des rues mal fréquentées. Pour que des hommes assaillent ainsi une manufacturière... La jeune femme n'a pas voulu répondre à ses questions, alors Barty compte bien découvrir son secret par lui-même. Peut-être qu'elle a déniché un meilleur inventeur que moi à assister ? Ou bien elle vend ses affaires en douce – elle pense sûrement que je n'ai pas remarqué les entrées d'argent... mais j'effectue mieux les comptes qu'Augustine, moi. Barty tend l'oreille, maintenant à quelques pouces de la porte entrebâillée. Il entend des rires étouffés, des chuchotements. Perplexe, il essaye de regarder dans la pièce, mais l'ouverture se révèle trop étroite. Du bout des doigts, il pousse le battant... et s'arrête immédiatement. Le craquement des gonds vient de faire taire les deux jeunes femmes. Barty se sauve en vitesse, apercevant au passage le dos nu de Princesse.

L'Aimant - Laurasia IWhere stories live. Discover now