Chapitre XIV : Poussière et vieux dossiers

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Pendant un moment, elles crurent avoir mal entendu. Mais non. Et puis il y eut l'envie encore plus urgente de quitter la pièce, de s'enfuir très loin. Enfin, les mains de leur mère posées sur leurs épaules, les mains qui s'appuyaient très fort. Mme Corvey voulait les éloigner, certes, mais elle sentait aussi venir la fatigue. Sans le vouloir, elle pesait presque de tout son poids. Alice et Calie sentaient ce poids, mais pas autant que celui qui venait de leur tomber sur l'estomac.

Elles ne firent pas d'esclandre. Toutefois, à chaque marche de l'escalier, le poids se changeait peu à peu en bombe à retardement. Elles étaient effrayées, angoissées, pressées par le temps et surtout, surtout, furieuses. Prêtes à exploser.

Elles aidèrent Mme Corvey à s'allonger dans son lit. Son soulagement fut presque palpable et elle prit aussitôt les mains de ses filles. Elle pouvait sentir leur colère, leur déception et leur inquiétude mêlées : aux yeux des jumelles, leur mère était si pâle qu'elles n'auraient pas été surprises de la voir se fondre dans les draps comme un caméléon.

- Je sais que vous êtes en colère, mes filles. Mais il ne faut pas en vouloir à votre père. Il fait ce qu'il estime être le mieux pour cette famille.

- Clara aussi a voulu prendre sa défense.

- Alors même qu'il va la renvoyer.

- Ah, alors elle vous l'a dit, soupira Mme Corvey. Mais ne vous inquiétez pas. Je pense que je peux le faire fléchir sur cette question, les bonnes nourrices sont rares de nos jours et il sera probablement plus ouvert lorsque le bébé sera venu au monde. Si c'est un garçon, je pourrai littéralement lui demander la lune !

- Et pour le pensionnat ? demanda Calie d'une petite voix. Vous pourriez lui parler ?

- Et pour Gabriel ? ajouta Alice.

- Je n'approuve pas toutes ces décisions, je l'avoue. Mais il agit pour votre bien, et il est persuadé que, l'un comme l'autre, ces choix vous permettront d'aller de l'avant. Vous les voyez peut-être comme des décisions radicales, mais je vous assure que ce n'est pas le cas : vous êtes pratiquement des jeunes femmes maintenant. Nous avons été très permissifs jusque là, en vous permettant de vous retrancher du monde, mais il faudra bien que vous vous y confrontiez tôt ou tard.

- Alors nous irons en pensionnat ? Ne sommes-nous pas trop âgées ?

- Il ne s'agit pas exactement d'un pensionnat, plutôt une sorte de foyer pour jeunes filles. Elles apprennent les notions qui leur manquent, participent aux bonnes œuvres, elles font même des voyages à l'étranger ! Je suis sûre que cela pourrait vous plaire !

Sur le principe, les jumelles auraient adoré voyager. Encore plus quitter ce manoir. Mais elles n'avaient aucune idée de ce qui se passerait si elles s'enfuyaient, sinon que Mme Corvey et son bébé risquaient fort d'en payer le prix. Sans parler de tous les autres au manoir. Même à leur père elles ne souhaitaient pas de pareilles horreurs. Sans oublier un détail primordial...

- Il a dit qu'une seule de nous irait.

- L'autre épousera M. d'Astembert, n'est-ce pas ?

- En effet, acquiesça Mme Corvey en sentant venir l'orage. Votre père et le sien réfléchissent à cette union depuis longtemps, établir l'une de vous deux serait une bénédiction et une formidable opportunité, il s'agit d'un fils de comte !

- C'est ainsi que vous espérez nous faire accepter la chose ? Tout cela pour marier l'une de nous avec ce... ce grossier crétin ?! balbutia Calie.

- Calie, ma chérie, il n'est pas si déplaisant...

- C'est à peine s'il nous reconnaît l'une ou l'autre, et trois pauvres semaines n'y changeront rien ! s'indigna Alice. Père pourrait tout aussi bien nous jouer à pile ou face !

In MemoriamOù les histoires vivent. Découvrez maintenant