Chapitre II : Un manoir sorti de nulle part

95 16 79
                                    

« Alice ! Calie ! Veuillez cesser de vous coller ainsi à la fenêtre ! Vous ne pouvez donc pas vous tenir tranquillement ? »

Dans un concert de froufrous déçus, les deux jeunes filles se rassirent sur la banquette en lissant leurs jupes, sous l'œil mécontent de leur père. Il voyait leurs cernes et devinait parfaitement qu'elles avaient lu jusqu'à tomber de sommeil sur leur livre. D'ailleurs, on en devinait encore les lignes sur leurs tempes. En fait, à part accompagner leur mère pendant ses promenades, elles n'avaient fait que lire de tout le temps passé à l'auberge. Aujourd'hui, c'était le paysage qui requérait toute leur attention.. Faisant mine de rajuster ses boucles, Calie fit un clin d'œil à sa jumelle. « Dès qu'il aura tourné le dos, profitons-en ! » Alice y répondit par un sourire complice. Elles avaient rarement besoin de se parler à haute voix pour se comprendre.

Mais M. Corvey veillait au grain, et elles ne purent que loucher désespérément vers les fenêtres, alors qu'elles y auraient volontiers passé la tête, et même le buste si elles avaient pu. Elles avaient cru en arrivant à l'auberge, une semaine auparavant, que l'on avait déjà atteint la campagne, et mesuraient à présent leur erreur. S'ils avaient traversé plusieurs villes et villages de taille respectable pendant la première partie du voyage, les habitations se faisaient désormais toujours plus rares et espacées, perdues dans une immensité verte.

Mme Corvey somnolait, profitant d'une route jusque-là assez épargnée par les ornières et les nids-de-poule. Son mari ruminait de sombres pensées. Le sentiment d'inquiétude ne l'avait toujours pas quitté.

Ignorantes des préoccupations paternelles, Alice et Calie s'absorbaient toujours plus dans le paysage qui défilait dans le petit cadre de la fenêtre. C'était une véritable avalanche de champs, de collines et de vallons, déroulés sous un ciel bleu. Le soleil éclaboussait les coquelicots et les marguerites sur le bord du chemin. Alice et Calie ne s'en lassaient pas. Elles n'avaient jamais vu autant d'arbres à la fois, et cela les rendait presque honteuses. Ils avaient encore traversé plusieurs petits villages, mais le dernier remontait à près d'une heure à combeprésent.

Le prochain serait le petit hameau qui voisinait le manoir, La Combe-Vauperle. Les maisons se profilaient déjà au loin. La diligence croisa quelques granges et silos jetés en amas de plus en plus rapprochés, et des charrettes conduites par des paysans à l'air revêche. Les roues cahotaient sur la route cabossée, leurs vibrations se transmettaient jusqu'aux bagages entassés sur l'impériale, qui s'entrechoquaient dangereusement.

En entrant dans le village, les jumelles cherchèrent immédiatement à observer les habitants : n'allaient-ils pas être voisins après tout ? Lesdits voisins regardaient le véhicule avec au moins autant de curiosité. La plupart étaient un peu méfiants, et observaient depuis le pas de leur porte. Les enfants montraient du doigt. Les anciens, eux, semblaient encore plus sur leurs gardes et détournaient le regard comme pour conjurer un mauvais souvenir. Quelques gamins insouciants se mirent à courir à la suite de l'attelage, faisant des signes aux deux jumelles qui les leur rendirent bien volontiers.

Soudain, un vieillard aussi ridé qu'une chemise plissée croisa leur regard, et eut une réaction des plus étranges. Sursautant comme si le Diable en personne lui avait murmuré à l'oreille, il se leva avec une vivacité surprenante et rattrapa un à un les enfants pour les éloigner de la voiture. Il jeta un dernier regard, tandis que les jeunes filles intriguées collaient presque leur nez à la vitre.

Etait-ce de la crainte dans ses yeux ?

« Alice ! Calie ! » gronda M. Corvey, furieux.

Il s'apprêtait à les houspiller quand la voiture tomba dans un nid de poule. Alice plongea littéralement dans les jupes de Calie qui manqua de s'assommer contre la portière. La secousse acheva brutalement le sommeil déjà bien mis à mal de Mme Corvey. Elle grimaça et porta instinctivement les mains à son ventre, comme pour protéger le petit être qui l'occupait.

In MemoriamOù les histoires vivent. Découvrez maintenant