Chapitre I : Mauvais pressentiment

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France, milieu du XIXe siècle.

Toute la maison était en émoi. Les domestiques se croisaient et se recroisaient, seule l'habitude et une parfaite maîtrise de leur métier les empêchaient de se cogner et de bousculer tout ce qui se trouvait autour d'eux. Un flot ininterrompu entrait et sortait de la maison pour entasser les paquets sur les diligences garées le long du trottoir. Il était si tôt qu'il faisait à peine jour, et la température s'en ressentait. L'haleine des chevaux et des hommes était tellement épaisse qu'elle aurait presque pu embrumer la rue à elle seule. Le majordome, M. Giraud, pilotait les domestiques tant bien que mal, aidé par l'intendante... laquelle, à vrai dire, finissait par commander tout le monde y compris lui-même. Clara Delmotte aurait fait un sergent hors pair à l'armée, ses ordres tombaient avec une précision chirurgicale et une efficacité incontestable. Le déménagement se déroulerait dans les règles de l'art ou ne serait pas, tel avait été son credo, lorsqu'elle avait appris la nouvelle des mois auparavant.

Monsieur Henri Jean Corvey avait en effet pris la décision de déménager à la campagne, un choix surprenant. Avocat de renom, cet homme ne connaissait, ne jurait, ne vivait que pour son travail. Son métier était aussi sa profession de foi. Qu'il pleuve, qu'il vente, qu'il neige ou que la terre s'effondre sous ses pieds, il se consacrait corps et âme aux affaires dont il avait la tâche. Sa réputation et sa moustache étaient raides comme la justice elle-même ; le concept de repos, à la campagne ou ailleurs, lui était totalement étranger. Toute la douceur dont il était encore capable, il la réservait à son épouse : c'était pour elle que l'on vidait la maison, que l'on empaquetait les affaires et que l'on cherchait désespérément ces objets qui disparaissent toujours précisément le jour d'un déménagement. D'ailleurs, on se gardait bien de parler de ces objets à Clara, de peur qu'elle n'oblige le messager à courir derrière la diligence sur tout le trajet.

Après des années et plusieurs fausses couches qui avaient grandement fragilisé sa santé, l'épouse de M. Corvey, Mme Rachel Corvey, était tombée enceinte, alors que tout semblait perdu. La nouvelle avait réjoui toute la maisonnée, car elle était très aimée pour sa nature douce et charmante. M. Corvey avait vu dans cette nouvelle un soulagement : il allait enfin avoir un héritier mâle, il fallait que ce soit un garçon, il l'attendait depuis si longtemps ! Aussi, depuis l'annonce de la grossesse, la pauvre Mme Corvey se retrouvait confinée, surveillée et n'osait même plus tousser de peur de déclencher une panique générale. Mais elle avait dû se rendre à l'évidence : cette nouvelle grossesse l'épuisait, sans parler des cauchemars dans lesquels elle se voyait à nouveau les cuisses couvertes de sang. Au plus profond d'elle-même, elle savait que même si son corps se remettait, elle ne survivrait pas à la perte d'un autre bébé.

Consulté, le médecin avait rendu son verdict : pour que tout se passe bien, il lui fallait de l'air pur, du vert, et un repos absolu. M. Corvey n'avait pas hésité une seule seconde : pour la première fois de sa vie, il avait pris ses dispositions pour s'éloigner de son cabinet, et s'était mis à chercher une demeure de campagne. Hélas, la morte saison approchant, toutes les bonnes adresses avaient été prises d'assaut. On approchait de la date où Mme Corvey ne pourrait plus voyager sans danger. Il trouva finalement, tirée d'un vieil héritage oublié, une propriété dans la province du Lyonnais comportant un manoir, plusieurs hectares de terrain, et même une forêt. Le temps commençant à manquer, il n'hésita plus.

Pour l'heure, il supervisait le chargement des affaires de son bureau. Montre à gousset bien en main, il ne se déclara satisfait que lorsque tous les dossiers, les papiers et les épais volumes de droit furent soigneusement empaquetés et entassés avec les autres bagages. Malgré un sang-froid à toute épreuve, il était nerveux. Comme il n'était pas superstitieux, l'idée ne lui effleura pas l'esprit, mais pour n'importe qui d'autre, cette sensation était ce qu'on appelait un affreux pressentiment.

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