Chapitre 7

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23 octobre 2020La routine reprend ses droits et je me sens de nouveau en adéquation avec mes besoins

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23 octobre 2020
La routine reprend ses droits et je me sens de nouveau en adéquation avec mes besoins. Justine s’invite trois fois par semaine et tout se passe comme si notre altercation n’avait jamais eu lieu. Je respire pleinement dans cet environnement familier. J’enchaîne les rendez-vous de travail, les rencontres avec ma partenaire de plaisir et les entraînements avec Malik. Je m’autorise une ou deux sorties, mais je garde le cap et ne fais pas de folie que je pourrais regretter le lendemain.
Toutefois une ombre au tableau persiste. Mes pensées nocturnes. Elles me hantent, me torturent et me persécutent. Elles me tuent de l’intérieur, ravageant tout sur leur passage. Elles dévorent chaque petit pas en avant, chaque journée de sécurité. Une chevelure blonde se mêle à la brutalité des coups qu’il m’inflige, des yeux noisette me toisent lorsque son arme est pointée sur mon front. Je meurs un peu plus chaque nuit. J’essaie toujours de donner le change, mais mes proches ne sont pas dupes. Les cernes sont simplement l’arbre qui cache la forêt et cela devient de plus en plus complexe. Comment lutter contre l’invisible ? Comment se battre contre son propre esprit ? Cet anniversaire macabre a plus de conséquences que je ne le souhaite.
– J’ai appelé le notaire sur le dossier Marchand/Ledroit.
– Lacroix ?
Mon frère fronce les sourcils. Ce serait plutôt à moi d’avoir cette tête circonspecte. Il prononce le nom de Constance et je devrais faire mine de ne pas y prêter attention.
– Joan, j’ai parlé de Ledroit, chuchote Arnaud, mal à l’aise de me faire la remarque.
Il marche sur des œufs et il en a conscience. Quant à moi, je réalise qu’encore une fois, j’ai replongé. Je bredouille des excuses et me reconcentre sur le cas que nous traitons. Ce soir, pas de folie, je dois me reposer si je veux être réactif et concentré.
– Lui non plus n’a pas de nouvelles de l’acquéreur depuis la signature du compromis et la vente se signe dans trois jours, poursuit mon aîné. Monsieur Marchand est anxieux malgré le fait que tout soit en règle. Éloïse, est-ce que tu veux bien tenter par tous les moyens de contacter Ledroit ?
Elle hoche la tête et décide de s’éclipser suivie de très prés de notre secrétaire et d’un autre collègue. Je suis désormais seul avec mon frère. Je me prépare à son laïus. Il va dire qu’il s’inquiète pour moi, que Jeanne et lui sont présents pour moi, que leur porte est ouverte. Ça me touche, mais c’est passager comme chaque année, je sombre quelques jours avant de reprendre le cours chronométré de ma vie.
– Joan, je m’inquiète pour toi. Tu sais Jeanne et moi, on est là pour toi, tu peux venir quand tu veux à la maison. Vraiment.
Jackpot ! Je devrais parier sur mes proches. Depuis mon enlèvement, ils sont prévisibles, comme s’ils avaient peur que je replonge dans les ténèbres à chaque instant. J’aimerais simplement qu’ils comprennent que ce jour d’octobre est difficile, que le temps fait son œuvre et qu’ils n’ont plus de soucis à se faire. Je me reconstruis lentement mais sûrement loin de ce cauchemar. Après toutes ces années d’inquiétude pour eux, j’essaie de prendre sur moi pour les soulager.
– Je suis disponible ce soir si vous voulez, je dois juste décaler mon rendez-vous avec Justine.
Sans attendre l’accord d’Arnaud, j’adresse un message à ma compagne nocturne pour annuler. Je sais qu’elle ne voudra pas m’accompagner et qu’elle comprendra que je rassure mon frère.
– J’amène une bouteille de vin blanc, du Monbazillac pour ta moitié, si je ne me trompe pas, enchaîné-je.
Il acquiesce en m’adressant un large sourire. Comme quoi les adultes sont comme les enfants, répondre à leur angoisse les rend heureux. Nous finissons notre entretien en échangeant sur quelques dossiers dont les propriétaires ne comprennent pas l’importance de mettre leur bien au bon prix. J’ai beau vouloir le meilleur pour les clients, je suis parfois éberlué par leur volonté d’en vouloir toujours plus sans comprendre le risque de ne pas prendre en compte le marché actuel. Arnaud décide de les relancer pour que je m’occupe de quelques visites cet après-midi. Il me trouve plus avenant que lui, s’il savait que c’est une pure obsession. Je veux pouvoir offrir un lieu sécurisant pour tout être humain, un endroit où lorsque la porte se ferme, il n’y ait rien d’autre que de l’amour, des rires et des larmes de joie. Pas comme là-bas.
Les entretiens s’enchaînent et la journée s’achève bien trop vite à mon goût. Après un détour chez le caviste, je rentre à l’appartement afin de me préparer. Comme toujours, j’enfile une chemise, un jean noir et tente de coiffer ma chevelure brune. Plus je suis apprêté et proche de la perfection, moins les gens semblent s’inquiéter. J’observe mon reflet une dernière fois et je me dis que je joue mon rôle à merveille. Un bref trajet en transport et j’arrive enfin à destination. Leur banlieue est bien trop calme et déserte pour moi. J’observe rapidement, mais ne remarque rien d’inhabituel. Alors que je m’apprête à sonner au portillon, une jeune femme arrive tout essoufflée à mes côtés.
– Sa… lut… Joan, je… sais…
Elle s’arrête, pose ses paumes sur ses genoux et tente de reprendre sa respiration. Je la détaille : petite, corpulence moyenne, cheveux courts, châtain, yeux noirs… J’ai beau chercher, je ne vois pas comment elle me connaît.
– Je suis Élise, la sœur de Jeanne. Tu sais on s’est rencontré au mariage, il y a quatre ans.
Il y a quatre ans… J’étais présent physiquement, mais clairement mon esprit était embué par la poudre blanche qui hantait ma vie durant cette période. Je suis réellement gêné de n’avoir aucun souvenir de cet événement.
– T’inquiète pas, je sais que tu vivais un sale moment et je ne t’en veux pas de ne pas te souvenir de moi.
Elle se recoiffe, réajuste sa robe et appuie sur la sonnette. J’ai vraiment l’impression d’assister à une scène dans laquelle je n’ai pas de rôle, je suis un simple spectateur. Elle est là, cette fille que je ne connais pas, elle sonne à ma place, elle ouvre la barrière et se précipite vers la porte.
– Désolée, mais si je suis encore en retard Jeanne va me tuer, me lâche-t-elle en se retournant vers moi.
Elle parle, mais je me sens bête. Je suis planté sur le trottoir à l’observer, abasourdi par sa présence et son culot.
– Viens sinon elle va sûrement dire que c’est de ma faute.
Sans réfléchir, mes pas se laissent guider par les siens et je me retrouve sur le paillasson à attendre que mon frère ouvre. Les secondes me semblent longues et je me rends compte que j’ai proposé cette soirée sans avoir l’aval de mon aîné. Je me suis moi-même mis dans un bourbier duquel je vais avoir du mal à m’en dépêtrer.
– Bonsoir tous les deux ! clame Jeanne en ouvrant la porte.
En observant de près ma belle-sœur en effet, elles ne peuvent pas se renier. La ressemblance est bien là et je me trouve bien stupide de ne pas l’avoir remarquée plus tôt. Elle nous fait signe d’entrer et nous guide vers le salon. Je suis toujours charmé par cette maison. Elle est ni trop petite, ni trop grande, cosy sans être surchargée, moderne sans être froide. Elle est à l’image de leur couple. Nous prenons rapidement place sur le canapé pendant que mon frère arrive avec l’apéritif.
– On est désolé, ce n’est pas tout à fait prêt. On ne pensait pas que Élise serait à l’heure.
La cadette n’a pas le temps de répondre que mon aîné arrive les bras remplis de victuailles. Je me lève et le décharge pour qu’il puisse déposer tout ceci sur la table basse. Alors qu’il croise mon sombre regard, il comprend que me signifier la présence du quatrième convive aurait été la moindre des choses. Je ne maîtrise pas la situation et ça me gêne profondément. J’ai presque envie de repartir et de rentrer chez moi pour reprendre ma routine. Mais je n’en fais rien. Rapidement les deux sœurs prennent la parole et font la conversation. Je les observe, les écoute et les analyse afin de comprendre plus en détail leur relation. Jeanne semble vraiment dominante et je conçois beaucoup mieux l’attitude de sa benjamine durant de notre échange. Avec mon frère, nous étions fusionnels avant… Avant mon enfermement, ma chute en enfer et mon traumatisme. Il a toute ma confiance, mais je n’arrive pas à me livrer, il le sait, l’accepte, mais c’est aussi une épreuve pour lui. Ce vingt-et-un juin n’a pas uniquement changé ma vie, mais il a également bouleversé celle de mes proches.
– Joan, tu ouvres ta bouteille, me propose Élise.
J’obtempère et sers chacun des convives, seulement au moment de donner un verre à Jeanne, elle décline poliment. Je suis interpellé par son refus et lui lance une œillade appuyée. Elle baisse son visage et se rapproche de mon frère assis tous les deux sur le canapé, qui me fait face. Ils n’ont pas besoin de le dire. Je comprends immédiatement.
– Tu es enceinte, chuchoté-je.
Bien sûr, personne n’a raté une miette de notre échange. Elle me fixe avant d’opiner.
Cette nouvelle m’assomme. Je reçois ce violent coup de massue derrière la tête. Je devrais les féliciter pourtant je réalise ce que j’ai perdu. Ça aurait dû être avec elle. Je suis projetée cinq ans en arrière lorsque Constance me parlait de son avenir qui n’aurait pas lieu, des voyages qu’elle n’effectuera pas, des enfants qu’elle n’aura pas, mais d’avoir quand même eu la chance de connaître l’amour avant la fin.
– Félicitations !
Coupé dans mes pensées les plus noires, Élise se lève et se précipite vers le couple de futurs parents. Par automatisme, je rejoins les embrassades, mais il faut que j’accuse le coup. Je n’ai le temps de les congratuler que mon frère me prend à part.
– Je ne voulais pas forcément que tu l’apprennes comme ça, mais ça fait maintenant plus de quatre mois que Jeanne est enceinte et deux mois que tu refuses de venir ici…
Il a raison, je me suis isolé ces dernières semaines, réflexe d’autoprotection. Je me sens soudainement bête, encore quelque chose que je n’ai pas su anticiper. Au bout de sept ans de vie commune, c’est plutôt dans la suite logique. Il faut que je me ressaisisse, je ne veux pas gâcher ce beau moment. Je ne veux pas laisser ce monstre et mon passé me voler des instants aussi précieux. Je fais le vide dans ma tête et balaie toutes mes sombres idées. J’imagine mon frère avec un petit être dans ses bras, fruit de son amour pour Jeanne. C’est tout simplement magique.
– Je suis heureux pour vous. C’est une nouvelle fantastique, vraiment.
Il me serre contre lui et j’accepte cet élan d’affection. Je comprends son bonheur et ça finit par me réchauffer le cœur.
– Avec Jeanne, nous avons quelque chose à te demander. Nous souhaiterions que tu sois le parrain, est-ce que tu veux bien ?
– Oui !
Pour la première fois, je ne réfléchis pas, je n’hésite pas, je laisse l’émotion prendre le dessus. Je suis touché par son geste, je n’ai rien d’exemplaire pour ce bébé, mais je me fais la promesse de prendre soin de lui et de veiller sur sa vie bien plus que sur la mienne. Mon imagination travaille. Je me vois en train de lui apprendre à faire du vélo, à cacher les lunettes d’Arnaud ou encore à trouver les meilleurs endroits pour jouer à cache-cache.
Cela fait un long moment que je n’avais pas ressenti cette sensation de bonheur. Nous décidons de rejoindre les deux sœurs que nous retrouvons en pleine conversation. Avant de prendre place dans le fauteuil, je décide de prendre Jeanne dans mes bras et de la remercier pour ce geste de confiance qui me touche particulièrement.
– Ça ne pouvait pas être quelqu’un d’autre que toi. Tu es quelqu’un d’exceptionnel.
Pour une fois, j’accepte ces mots et essaie de les imprimer au fond de mon être. Je laisse de côté mon obsession du contrôle pour ce soir et profite de ce partage familial. Évidemment, Élise est choisie pour être la marraine à condition d’être à l’heure le jour du baptême. Elle en fait la promesse et se met à tapoter dans ses mains comme une véritable enfant. C’est touchant à voir.
Le diner se passe finalement très bien. Jeanne a encore fait des merveilles en cuisine. J’ai d’ailleurs appris que les femmes enceintes étaient soumises à un régime presque drastique au moment de la grossesse : viande très cuite, pas fromages au lait cru ou râpé, pas de charcuterie, pas de poissons fumés, pas de crustacés, de graines germées, pas d’alcool. C’est pire qu’une compétition sportive, mais le jeu en vaut la chandelle.
Les filles échangent sur les prénoms, les layettes, les envies de mamans tandis qu’avec mon frère, nous parlons travail.
– Joan, est-ce que c’est vrai qu’une fois une cliente t’a attendu en sous-vêtements chez elle ? me demande Élise en gloussant.
Je crois que cette anecdote a fait le tour de ma famille et de mes proches. Je me souviens parfaitement de cette journée-là, cela faisait seulement trois mois que je venais de commencer dans l’agence. J’étais encore très angoissé quand je rencontrais les propriétaires chez eux, parce que je voulais toujours faire la meilleure impression possible. Le matin même, la vendeuse appelle et demande confirmation sur ma venue, elle voulait moi et personne d’autre. Elle nous connaissait, car sur notre site, nous avions mis nos photos de profil afin de paraître plus accessible. À quatorze heures, je sonne au portillon, elle m’ouvre à distance et lorsque j’arrive devant la porte, elle me fait entrer. Je tombe nez à nez avec une femme d’une quarantaine d’années habillée d’un peignoir en satin rouge. Autant dire que j’étais très mal à l’aise. Elle me fait visiter le salon puis au moment d’entrer dans la cuisine, elle fait tomber son par-dessus. Elle se retrouve en sous-vêtements, s’appuie sur le plan de travail et me demande si j’ai faim. Je n’ai même pas pu aligner un mot que je suis parti directement. Au retour à l’agence, tout le monde s’est moqué de moi.
Je raconte cette histoire et je vois qu’Élise n’en perd pas une miette.
– Mais non, mais c’est pas possible ! Elle avait pas froid aux yeux, la cougar !
Sa remarque si spontanée embarque tous les convives dans un joli fou rire. Elle marque ainsi la fin de la soirée.
Nous nous quittons le sourire aux lèvres. Élise a commandé un taxi tandis que je rentre en transport. Je me sens léger, bien plus qu’à mon arrivée. En passant la porte de mon appartement, je réalise que cette douce parenthèse vient de me prouver que j’ai également droit au bonheur. Rien n’est figé, rien n’est perdu.

N'enferme pas nos coeursWhere stories live. Discover now