Samia

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Une heure.

Elle, une fille. Pleure. Hurle, petits poings serrés, visage rouge, convulsé.

Posée. Déposée sur le sol. Hurle. Le silence énorme. Et le cri. Rage, peur, impuissance.

Lui, visage tendu. Furieux. Noir. Épais. Noyé par l'humiliation.

Il lui semble voir son père, son frère, la maison d'à côté, les autres, rire. Il lui semble que tous rient, et même Samia, là avec son visage sale, caché, sous son bras.

Une heure. Le soleil dehors, chaud, brulant, trop brulant, même pour un mois d'août, brulant, lourd, transforme les gestes en sueur, en rigoles de puanteur. La terre, comme du sable, incapable de donner de l'eau. Poussière qui entre partout.

Elle, et le cri qui ferait tomber les pierres des murs. Qu'elle se taise, Samia, qu'elle se taise. Son cou épais se tend, rouge, on voit les artères. Le sang gonfle les artères. Si bien que l'on croirait que l'homme entier craquera. Qu'il chargera la femme et le petit bébé hurlant, tel un buffle.

Samia se lève, ramasse la fille posée à même le sol. Se lève douloureusement. Le sang encore collé sur ses jambes. Se lève sans un mot, pesamment, même si elle est légère, petite, souple. Elle a le visage camel et blême et sale.

Elle regarde le bébé. Fille. Elle n'a pas fait de garçon. Une fille. Comme elle. Méprise la petite. Voudrait tordre le cou de l'enfant entre ses mains. Elle a eu si mal. Tout semble s'être déchiré. Et juste une fille, une rien. La Mère de Nahil ne l'a même pas regardée. Une fille, une rien. Une guenille, comme elle, bonne à tout faire, à récurer, à porter, à faire à manger. Ramasse le bébé posé sur le sol, sans égard. Elles pleurent, l'une bruyamment, l'autre silencieusement les lèvres pincées, serrées de douleur, de rage, de désespoir qui la vrille dedans.

Comment va la maman, dit-on dans la maison d'à côté. Inquiets. On sait. Mais chacun chez soi. C'est comme ça. Les femmes sont derrière la porte, derrière le mur. Elles savent. Comment va-t-elle, se murmure-t-il au-delà de la frontière mur qui sépare les maisons.

Une heure, elle, souffle court. Tandis que le bébé pleure. Elle ne peut pas se taire ! Il crie. L'homme sort. Dehors le soleil est brulant. Il sort quand même. Aveuglé par la lumière. La lumière qui vient après l'ombre de la maison, la maison fermée à la chaleur, à la lumière. Il sort. Plein de rage. De colère. Rejoindre son frère. Ne plus les voir, elles, la mère, la fille. Ne plus les voir avant le soir. Encore plus ivre de colère. Il traverse la route. Aveuglé de honte, de haine, de colère. Il traverse. Le soleil lui brule les yeux.

Elle est seule, les autres femmes sont à côté. Entre ses cuisse la douleur, sur ses bras le bébé, les deux partagent la même indignité. Elle ne peut pas. Elle ne peut plus.

Elle ne veut pas de l'enfant, de la vie de l'enfant, de la honte, de la famille qui la regarde avec des bouches toujours plus tordues, des regards qui écrasent, réduisent, frappent, enferment, ensevelissent, les voix brutales, les mots, les coups.

La petite d'un seul coup se tait. Comme prise d'effroi. Se tait, le silence lui fait comme un linceul. On n'entend plus rien. Le soleil a éteint tous les sons. Elles se taisent, mère et fille, enveloppées dans le même linceul, broyées pareil.

Elle prend un grand ciseau, posé sur le côté. Le corps encore tordu par la douleur de l'accouchement. Le visage blême, sous la couleur camel. Les lèvres serrées, les poings serrés, les muscles tendus, puissants d'un seul coup. Elle prend les ciseaux, ivre de lucidité, comme si elle avait toujours su, que c'était ce qu'il fallait faire, que la douleur au dedans, et au dehors, ne s'arrêteraient jamais, et qu'elle était tellement réduite à rien que c'était ce qu'il convenait de faire. Que maintenant qu'elle avait eu une fille, il était devenu certain que cela deviendrait pire encore. Alors, elle frappe de façon instinctive le bébé, puisqu'il était écrit qu'elle serait moins que tout. En frappant l'enfant, elle se met à l'aimer ; elle ressent pour son enfant morte, de la compassion, de l'amour.

Alors, enfin libérée de la haine pour l'enfant, elle se frappe elle-même, avec une force brute. Frappe le ventre, la poitrine, jusqu'à ce que le corps lâche, s'affaisse sans bruit. Et le sang vient plus encore tacher les tissus, le sol. Se mêle à la poussière à la crasse, coagule dans la chaleur, prend une couleur rouille ; Dans le silence les deux filles, l'une quatorze ans et l'autre une heure, ne se distinguent plus tant que ça l'une de l'autre. Brisées. Fragiles. Innocentes. 

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⏰ Last updated: Feb 21, 2022 ⏰

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