Tomates pourries

3 0 0
                                    

- Viens, on n'a pas beaucoup de temps.

C'est lui qui vient de dire ça ? J'avais peur qu'il... mais non, il m'entraîne dans les rues. Zak boîte quand il marche mais sur une trottinette, il se montre d'une agilité surprenante. On finit par se retrouver devant chez lui. J'hésite mais il insiste :

- Viens !

Il m'entraîne jusque dans l'appartement et referme la porte derrière lui. Je me retrouve face à sa mère. Je signe « bonsoir », rouge de gêne. Zak fait la bise à sa mère et m'entraîne dans sa chambre, croisant au passage le grand frère qui nous fixe et demande :

- T'avais pas cassé avec elle ?

- Si !

- Alors pourquoi...

- Je suis pote avec mon ex !

- Ah...

- Pas toi ?

Le frère reste sans voix. Zak me fait entrer, referme la porte derrière lui et me désigne le lit. On s'assoit ensemble. Je me sens au bord de la crise de larmes.

- Ça va aller ? demande-t-il.

- Oui.

- Tu veux que j'aille te chercher de l'eau ?

- Oui, s'il te plaît.

Il sort et revient avec un verre d'eau quelques instants plus tard. Je bois. J'avais oublié à quel point cette maison était verte. Il y a vraiment des plantes partout.

- On t'a fait du mal ? demande-t-il.

- Non.

- C'était quoi, ce cri ?

- Maladie voix.

- Ça a fait trembler des vitres, dehors.

Je ne sais pas quoi répondre à ça. Il se lève, va regarder par la fenêtre, puis attrape une petite plante en pot et me la donne:

- C'est pour toi.

- Merci. Mais en quel honneur ?

- Il faudra l'arroser deux fois par semaine et la mettre bien au soleil.

- D'accord.

- Si elle tombe malade, appelle-moi. Je la guérirai.

- C'est vrai que t'es doué avec les plantes.

- Si, c'est possible. Tu t'es jamais demandé pourquoi les plantes ne tombaient jamais malades dans notre section ?

Bonne question. J'aurais peut-être dû me la poser mais je suis tellement peu observatrice que ce détail m'est complètement passé à côté. En voyant ma mine intriguée, Zak pouffe de rire.

- J'ai la main verte. Regarde.

Il touche un des bourgeons. À ma grande surprise, les feuilles s'allongent et s'écartent. Je le regarde avec des yeux ronds. Lui m'adresse un large sourire.

- Mute ? On est pareils, toi et moi ?

Je réponds oui, toujours abasourdie. Zak est un mutant, comme moi. J'arrive pas à le croire.

- C'est très beau, dis-je enfin.

- Merci.

- Je dois partir.

- Reste encore un peu.

C'est tentant. J'ai envie de rester avec lui, mon meilleur ami, dans ce petit nid vert et douillet. Cependant, je sais que je dois partir. Je viens probablement de bousiller un type que je connais à peine, la police va être à mes trousses et je risque la prison. Il faut absolument que je m'en aille.

Où ? J'ai seize ans et il faut une autorisation spéciale pour quitter la ville. Et si je sors sans autorisation...

Je peux le faire. J'arriverai bien à trouver la gare et à franchir leur système de sécurité. Je quitterai Stricta et je m'installerai en milieu sauvage, comme Robinson Crusoé. Mon cri destructeur fonctionne probablement aussi sur les stymphales, je n'aurai qu'à crier s'ils m'attaquent.

J'ai peur. Dans une heure ou deux, je serai partie. Je ne verrai plus jamais mes parents ou mes frères, je ne verrai plus Zak ou Jessica. Je vais devoir survivre seule, à la dure, et probablement bouffer ce que je trouverai.

J'ai peur. J'ai tellement peur ! Je dois...

Je regarde les beaux yeux noirs de Zak et je reprends courage. Il est innocent, contrairement à moi. Si je reste près de lui, il finira par avoir des problèmes. Je dois partir.

Je l'embrasse sur les deux joues et je sors sans écouter ses protestations, serrant toujours la petite plante dans mes mains. J'attrape ma trottinette et je fonce dans les rues. Je pense un instant à faire un crochet à la maison pour dire au revoir à tout le monde... Mauvaise idée ! Il faut que je fonce.

Pas de chance, les rues sont loin d'être désertes. Je manque de percuter plusieurs personnes et je finis devant la gare, complètement essoufflée. Voilà la gare. La fin du voyage. Ou le début, je sais pas.

J'aurais peut-être dû prendre une gourde, j'ai soif.

*

Quel vieux bâtiment. Il y a des statues sur la façade, l'une d'elles a perdu une main. Il y a quelques années, des inconscients ont lancé des tomates pourries sur l'une d'elles. On n'a jamais su qui avait fait ça. Je trouve ça stupide. Pourquoi laisser des tomates pourrir au lieu de les manger ou d'en faire des conserves ?

J'entre. J'ai presque envie de faire une prière. Je vois des gens qui font la queue au guichet, d'autres qui s'attendent devant les portes menant aux quais. Si j'arrive à monter sur le quai, je pourrai m'enfuir.

Je m'avance avec ma trottinette et ma petite plante, m'efforçant de prendre l'air innocent. Je réalise que je suis la seule personne à n'avoir qu'un petit sac à dos comme bagage. Jamais je n'avais vu autant de valises. En plus, je crois qu'il faut avoir au moins 18 ans pour voyager seule. Et si ça ne marchait pas ?

Je n'ai qu'à devenir invisible. Pour cela, il suffit de me tenir dans un coin et faire comme si je n'existais pas. D'habitude, ça marche toujours. Quand on est à la fois muette et une enfant du milieu, on sait très bien disparaître.

Le train arrive dans deux heures et on n'a accès au quai que quand il est en gare. C'est pas grave, j'attendrai. Je regarde les gens par la vitre, je compte les briques du mur pour passer le temps. Un écran de télé passe les infos en boucle. Pourvu qu'ils ne montrent pas ce qui s'est passé à la serre...

Que le temps passe lentement ! Une dame âgée me regarde fixement. J'ai peur. Elle me dit bonjour et se met à me parler de son neveu, qui vend des appartements et qui a trouvé une souris sous son lit. Ouf, je préfère ça.

Je me demande s'il y a un mot pour désigner les gens à qui les inconnu.e.s ont envie d'aller raconter leur vie. Je ne suis pas extravertie, je suis... extravertante ? En tout cas, pas invisible, du moins pas aujourd'hui. Dommage, ç'aurait été utile.

Elle parle, encore et encore. Je souris et je hoche la tête. Le pire, c'est que je commence à m'attacher à elle. Elle a l'air plutôt gentille et puis c'est agréable d'apporter de l'attention à quelqu'un.

Elle parle. Et puis des policiers entrent dans le bâtiment. Instinctivement, je me place de façon à leur tourner le dos. Peut-être qu'ils ne viennent pas pour moi, après tout.

- Aquarelle ?

Je me tourne lentement. Il y a un type en uniforme qui me regarde sévèrement, sans sourire.

StrictaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant