L'Homme de demain

By LesArtistesFous

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16 récits de l'utopie au cauchemar. Lectrices, lecteurs, vous tenez le destin de l'humanité entre vos mains... More

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Les auteurs et illustrateurs
Remerciements et crédits

La musique des sphères (Nicolas Chapperon)

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By LesArtistesFous

 Nicolas Chapperon nous invite à découvrir la post-humanité, dans un futur si éloigné que nos descendants, métamorphosés par la technologie et la génétique, n’ont plus grand-chose à voir avec nous. Disséminés dans un univers qui semble ne pas avoir de limite, la solitude est désormais le lot de ces voyageurs de demain.

La musique des sphères (Nicolas Chapperon)

Phyllis émergeait petit à petit d’un long sommeil. Son programmateur musical interne lui avait choisi une sonate à la flûte qui déversait des notes printanières directement dans son esprit. La douce chaleur des rayons solaires caressait sa peau couverte de cellules photosynthétiques. Lorsqu’elle fut tout à fait éveillée, Phyllis fit le point sur sa situation. Son niveau d’énergie restait encore faible mais suffisant pour lui permettre de se maintenir en mode actif. L’étoile vers laquelle elle se dirigeait brillait d’une intense lumière indigo. Sur tout son corps, Phyllis sentait la force d’un flux extraordinaire de particules. Elle avait atteint, comme prévu, le voisinage d’une étoile de type Wolf-Rayet. Ce genre d’astre émettait un vent stellaire très puissant et riche en atomes indispensables à la vie, mais rares dans les espaces intersidéraux, comme l’oxygène, l’azote ou le carbone.

Phyllis entreprit de remonter le courant de particules pour se rapprocher de l’étoile et capter plus d’énergie. Comme toujours au réveil, elle avait faim, très faim. Dans le vide intersidéral, son corps ne subissait que peu de dommages ; néanmoins quelques réparations étaient parfois nécessaires, à la suite de collisions avec des microparticules. Dans ce but, certains atomes se révélaient utiles, voire indispensables. Phyllis ouvrit ses bouches pour en absorber un maximum.

Lorsqu’elle se sentit rassasiée, elle décida de profiter de la force du vent pour s’amuser un peu. Au son d’un rock entraînant, elle déplia ses ailes gigantesques et se lança dans un enchaînement de virages serrés et de figures, loopings et boucles. Elle sentait les flots d’atomes heurter chaque parcelle de sa peau, comme une douche revigorante. Grisée par la vitesse, elle riait comme une enfant.

Le jeu finit par la lasser et la fatiguer. Inutile de gaspiller toute l’énergie qu’elle venait d’accumuler. En écoutant des chants d’oiseaux enregistrés, elle replia ses ailes et se plaça sur une trajectoire elliptique qui la rapprocherait de l’astre. Il était temps de consulter sa mémoire de veille, celle qui enregistrait tout pendant que Phyllis sommeillait, durant son long voyage intersidéral. Elle avait dormi deux cent cinquante années terrestres depuis la dernière étoile.

Elle s’en rendit compte encore une fois : le nombre de messages qu’elle recevait diminuait lentement mais inexorablement au fil des siècles. Était-ce un signe du déclin dont elle entendait souvent parler ? Certaines de ses plus proches amies n’avaient pas donné signe de vie depuis un ou deux millénaires. Avaient-elles été victimes d’une collision avec une météorite ? Ou avaient-elles plongé dans un soleil pour mettre fin à une existence à laquelle elles ne trouvaient plus de but ?

Phyllis ne se sentait pas suicidaire même si elle y avait déjà pensé. Sa vie d’errance intersidérale lui semblait parfois monotone, au rythme des réveils auprès d’astres bien peu différents les uns des autres. Les nébuleuses colorées des nurseries d’étoiles, l’éclat aveuglant des supernovas ne l’émerveillaient plus autant qu’avant.

Elle disposait dans sa mémoire rémanente de toutes les connaissances accumulées par l’Humanité depuis ses origines, à l’époque lointaine où ses ancêtres marchaient encore sur leur unique planète en rêvant à des cieux inaccessibles. Elle aimait se promener au hasard dans cette bibliothèque sans fin, surtout dans les rayons virtuels consacrés aux arts et à la musique. Même si l’adaptation à la vie dans le grand vide avait privé les humains de leur ouïe et modifié leurs autres sens, ils pouvaient encore se projeter des images ou percevoir des sons dans leur cerveau. Sans cela, le silence éternel de l’espace infini eût été trop effrayant.

Elle avait découvert un jour qu’un peuple ancien, les Grecs, avait imaginé que le déplacement des astres produisait une musique d’une harmonie parfaite. Cette idée l’avait toujours séduite et elle s’efforçait de la concrétiser en écoutant en permanence les morceaux choisis par son programmateur musical interne.

Elle consultait toujours tous ses messages, même si la plupart ne présentaient que peu d’intérêt. Elle craignait trop de rater quelque chose d’important. Freya en avait laissé deux douzaines quarante ans plus tôt avant de cesser brusquement. Elle devait dormir depuis, pour économiser son énergie entre deux étoiles. Distraite, Phyllis écouta sa voix geignarde se plaindre d’une déchirure à une aile qui la faisait souffrir, d’un vieux poème qu’elle n’arrivait pas à retrouver dans sa mémoire, d’une copine qui ne lui répondait plus…

Même ses plus proches amies comme Isis ou Chantico ne lui racontaient que des banalités : leurs petites envies du moment, les étoiles auprès desquelles elles étaient passées, parfois la description d’une planète. Phyllis les réécouta plusieurs fois, rien que pour se bercer de leurs voix.

Elle enregistra quelques messages qu’elle expédia à travers l’espace. Véhiculés par ondes électromagnétiques dans toutes les directions, ils mettraient des années à atteindre leurs destinataires dispersées dans le cosmos. La technologie n’avait jamais réussi à vaincre la limite constituée par la vitesse de la lumière. Phyllis ne recevrait pas de réponse avant des décennies.

— Individu repéré à sept minutes lumière.

Phyllis sursauta si fort que sa trajectoire fut déviée de quelques degrés. Ce n’était pas le message enregistré de l’un de ses correspondants mais la voix de son capteur de présence. Elle l’entendait si rarement. Depuis des millénaires, depuis qu’elle avait quitté sa génitrice, elle n’avait jamais été aussi proche d’un autre être vivant. Et encore, elle ne se rappelait d’aucun contact avec sa mère. Juste après sa naissance, celle-ci l’avait placée sur une trajectoire divergente de la sienne. Phyllis avait été instruite par les programmes éducatifs inclus dans sa mémoire rémanente.

Il n’en avait pas toujours été ainsi, elle l’avait appris. Aux premiers temps de la vie dans l’espace, les humains modifiés participaient ensemble à la recherche d’une nouvelle planète pour remplacer celle de leurs origines, rendue invivable par la Catastrophe. Mais cet astre providentiel n’avait jamais été découvert. La Terre, avec ses conditions physico-chimiques optimales, n’était qu’une exception dans la galaxie, comme l’avaient pressenti certains savants dès le vingtième siècle.

Petit à petit, quelques-uns s’étaient éloignés, à cause de divergences d’opinion ou par envie de solitude. Fruits de millénaires de recherche génétique, les modifications avaient été si bien conçues que chaque individu pouvait parfaitement survivre sans l’aide de personne. Enfin, les dimensions considérables de l’univers avaient conduit à la dispersion irrémédiable de l’humanité.

— Individu à quatre minutes-lumière.

Des notes angoissantes martelées sur un piano. Phyllis sentit battre le tempo de son pouls jusqu’aux plus lointaines extrémités de ses ailes. D’après ce qu’elle en savait, la politesse dans ce genre de situation consistait à envoyer un message. Mais que dire ?

— Bonjour !

Rien de plus simple, de plus banal aussi. Pourtant, elle n’avait pas été capable de formuler quelque chose de plus pertinent. Elle réfléchissait encore à mieux lorsqu’elle entendit la réponse.

— Bonjour à toi aussi. Je m’appelle Obéron et je suis masculin.

Déjà ! Il ne s’était pourtant écoulé que quelques minutes depuis son premier message. Phyllis comprit que l’autre était suffisamment proche pour tenir un dialogue presque instantané. Elle n’en avait pas l’habitude. Ses conversations avec ses amies s’éternisaient sur plusieurs siècles, au rythme d’un message par réveil. Comment faire si on ne dispose pas d’heures, voire de jours pour préparer sa réponse ?

— Je ne crois pas te connaître. Nous ne sommes pourtant plus si nombreux.

Un second message à la suite ! Sans laisser à son interlocutrice le temps de répondre ! Phyllis avait l’impression de ne plus savoir construire une phrase. Les mots s’embrouillaient dans sa tête. Il fallait qu’elle dise quelque chose, n’importe quoi !

— C’est vrai. Chaque millénaire nous sommes un peu moins.

Elle avait conscience de ne proférer que des banalités. Tout le monde savait que la population diminuait au fil du temps. Les rares naissances ne compensaient pas les morts par accident ou par suicide.

— Il faut dire que nous nous rencontrons si peu souvent. Tu ne m’as pas dit ton nom. C’est ce qu’il faut faire dans cette situation, non ?

— Oui, je crois. Je suis Phyllis. Que dois-je dire d’autre ? Ah oui, je suis féminine et j’aime la musique. Et toi ?

— Moi ? J’aime voler, faire des loopings et des figures avec mes ailes. Mais c’est sans intérêt. Ne perdons pas de temps.

Phyllis constata que le délai entre chaque réponse s’était considérablement réduit. Obéron se rapprochait ! Elle savait bien ce que ça signifiait. Les contacts directs étaient devenus l’exception, un événement, une occasion à ne pas manquer. C’était une obligation morale, la survie de l’espèce en dépendait.

Pourtant, Phyllis ne se sentait pas prête. Cette conversation trop rapide et trop stéréotypée lui embrouillait l’esprit. Quelques mots échangés n’étaient pas suffisants pour connaître cet homme et elle s’en affolait. D’un autre côté, n’était-ce pas de sa faute à elle ? Elle aurait dû anticiper cet événement qui, même rare, n’en restait pas moins possible.

Peut-être était-ce le côté masculin d’Obéron qui l’effrayait et la signification qu’elle croyait y déceler : un aspect brutal, direct, dénué de douceur. Parmi ses amies et même ses contacts occasionnels, elle ne comptait que des femmes. Elle aurait préféré que cette rencontre, la première et peut-être la seule de sa vie se fasse avec une personnalité féminine. Pour la reproduction, cela n’aurait rien changé puisque les membres de l’espèce étaient tous hermaphrodites et ce, depuis leur passage à la vie dans l’espace. Les scientifiques concepteurs de cette adaptation avaient prévu la rareté des rencontres et assuré ainsi le succès de celles-ci.

Cependant, pour beaucoup, il était resté dans l’usage de se définir comme homme ou femme. Sans doute parce que les premiers spatiaux craignaient de perdre tout à fait leur humanité et s’étaient accrochés à cette caractérisation obsolète. De ce fait, on choisissait un sexe parce qu’on se sentait proche de la vision couramment admise du masculin ou du féminin. Ainsi, ce qui ne constituait autrefois que des stéréotypes, comme la force et la brutalité pour les hommes, était devenu la réalité. Il s’en était suivi une séparation progressive entre masculins, féminins et neutres, chacun constituant ses réseaux d’amis à part des autres.


— Individu Obéron à une minute-lumière.

Il s’était encore rapproché. Phyllis détendit légèrement ses bras. Il lui suffisait de poursuivre son mouvement pour sentir le vent solaire gonfler ses ailes déployées. La force avec laquelle il soufflait ici lui permettrait de s’éloigner à grande vitesse sur une trajectoire presque rectiligne. Toute sa peau frissonnait à l’idée de se laisser entraîner par le courant de particules venu de l’étoile.

Et pourtant non ! Un instinct venu du fond des âges réveillait une envie enfouie aux tréfonds de sa psyché. Celle-ci lui inspirait des sensations étranges, mélange de curiosité et d’appréhension. La rencontre d’un homme et d’une femme avait été la source d’inspiration de tant de chants et de poèmes. Une partie de son esprit voulait croire à la magie qui allait forcément naître de cet instant.

À quelques secondes-lumière, il apparut dans ses capteurs optiques. Ses ailes immenses battaient comme pour marquer un tempo. Phyllis restait toujours pétrifiée, incapable de s’éloigner ou de se rapprocher. Une musique tropicale rythmée, totalement incongrue, saturait son esprit. À présent, Obéron tournait autour d’elle en une spirale serrée. Il agitait ses quatre bras en un lointain écho d’une danse de séduction datant d’avant l’espace.

Une des mains d’Obéron ne se trouvait plus qu’à une nanoseconde-lumière d’elle. Les contacts physiques étaient fréquents autrefois mais aucun enregistrement n’avait pu la renseigner sur les sensations qu’ils procuraient. Ce fut plus intense que tout ce qu’elle avait imaginé, presque douloureux. Sa peau n’avait expérimenté, jusque-là, que les infimes chocs de particules éparses.

Le mâle l’avait attrapée et la tirait vers lui. Elle avait rêvé de quelque chose de plus long et de plus doux, un jeu de séduction où l’on dansait au son des violons langoureux, où l’on étirait le temps pour rendre ce moment éternel. Elle tenta d’en parler à son partenaire.

— C’est des trucs de l’ancien temps ! Maintenant, il faut être efficace si on veut survivre.

L’organe reproducteur mâle d’Obéron était déjà dressé vers elle. Le sien aurait dû faire de même et se diriger vers la partie femelle de son partenaire mais elle ne ressentait aucune envie. Elle resta passive pendant qu’Obéron la fécondait.

Elle lui envoya quelques phrases pour prolonger le contact, pour rester un peu avec lui. Il ne répondit que par des reproches. Elle ne l’avait pas fécondé et il lui en voulait. Déjà leurs trajectoires s’éloignaient et l’intervalle de temps entre chaque message grandissait. Phyllis n’insista pas ; elle avait trouvé cette rencontre très gênante et décevante. Les humains d’avant se croisaient sans cesse, tous les jours ; ils devaient savoir gérer ces moments. Elle préféra tourner son attention vers ses propres pensées.

Son ventre allait fabriquer un nouvel être humain modifié. Le processus restait le même qu’à l’époque de la Terre, basé sur le mélange des ADN parentaux. La différence résidait dans les chromosomes, enrichis de gênes artificiels ayant permis l’apparition des ailes, d’une mémoire rémanente aussi performante qu’un ordinateur, d’une peau résistante au vide et aux radiations et de tous les organes nécessaires à la vie dans l’espace.

Au moment de la naissance, elle entrerait en contact avec l’esprit de l’enfant pour enregistrer dans sa mémoire l’immense encyclopédie des savoirs humains. Elle le placerait ensuite sur une trajectoire divergente et le regarderait s’éloigner, sans doute à jamais. Le temps qu’il grandisse assez pour comprendre ses messages et leur répondre, des années-lumière les sépareraient déjà. Son rôle, son utilité pour l’espèce et le futur se limitaient à ça.

Bien sûr, elle pourrait, comme dans l’ancien temps, rester avec lui pour le voir grandir et profiter de sa compagnie. Elle ne s’en sentait pourtant ni la patience ni le courage. Personne ne lui avait appris à s’occuper d’un nouveau-né.

Phyllis regardait l’immense étoile indigo qui rayonnait devant elle. D’un simple coup d’aile, elle pouvait se placer sur une parabole qui la ferait plonger jusqu’au cœur de l’astre brûlant. Elle mettrait ainsi un terme à cette trajectoire de vie sans but autre que la perpétuation d’une espèce moribonde. À quoi bon donner vie à cet enfant, juste pour cette lutte perdue d’avance ?

Peut-être pour que la musique survive malgré le silence du vide sidéral.


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