Maison close (Neil Jomunsi)

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 Pour s’assurer que les robots serviront toujours les intérêts humains, le meilleur moyen est de les humaniser le plus possible. Jusqu’à ce qu’ils finissent par avoir les mêmes envies et besoins que les créateurs qu’ils supplantent… jusqu’à chercher le plaisir auprès de professionnels de la stimulation sensorielle. Neil Jomunsi nous propose ici une nouvelle où circuits imprimés et érotisme ne sont pas antinomiques. Ce texte a précédemment été publié en version numérique (projet Bradbury : http://page42.org/category/projet-bradbury/), license Creative Commons BY-NC-ND.

Maison close

Miss A avait pris l’habitude de se faire passer pour une cliente pour visiter ses établissements. Son bras artificiel et son implant temporal – vestiges d’une époque où les modifiés arboraient avec fierté leurs ajouts cybernétiques – pouvaient entretenir un temps l’illusion de sa nature véritable. Peu d’employés connaissaient son visage, sinon des personnes de confiance dont elle ne doutait ni de la qualité ni de la loyauté. Son apparence juvénile jetait quelquefois le trouble lorsqu’elle débarquait à l’improviste au comptoir d’une love room, ce qui n’était pas plus mal. Miss A n’exigeait qu’une chose de son personnel : du professionnalisme. Pour le reste, elle pouvait payer.

— Bonjour.

La jeune humaine qui tenait la permanence du Club Koji dévisagea l’adolescente et parut hésiter à la saluer.

— Que puis-je pour vous, mademoiselle ?

— Je désire profiter de vos services.

— Oh… oui, pardon.

Gênée, l’employée s’éclaircit la gorge avant de se plonger dans la consultation d’un registre holographique. Les androïdes pouvaient revêtir toutes formes et tous genres, leur typologie allant des machines les plus rudimentaires aux humanoïdes les plus sophistiqués. Bien entendu, l’idée qu’un robot d’apparence si jeune ait pu un jour être construit suggérait d’innommables déviances sexuelles, mais le client était le client et avait le droit d’être traité comme tel, du moment qu’il réglait la note rubis sur l’ongle.

— Nous possédons toute une batterie de stimulations électromagnétiques qui, j’en suis sûre, ne manqueront pas de…

La visiteuse l’interrompit, une moue contrariée plissant l’ovale lisse de son visage.

— J’ai de quoi payer.

Une ombre passa dans le regard de l’employée.

— Je vois. Dans ce cas…

La jeune femme décrocha le communicateur et le plaça devant sa bouche. Ses lèvres s’agitèrent silencieusement comme si quelqu’un avait coupé le son, puis elle hocha la tête et composa un code d’accès sur son clavier. Sa voix ressuscita.

— Mitsuko est libre.

— Qui est Mistuko ?

— Notre meilleure manipulatrice.

Miss A sourit, satisfaite de la promptitude avec laquelle l’employée avait réagi : elle avait vite compris l’importance de sa cliente, ce qui était un bon point.

La visiteuse tendit son bras au-dessus du comptoir. L’holographe scanna son empreinte et débita son compte bancaire. Son membre artificiel lui permettait de jouer sur l’ambiguïté, si bien que ses interlocuteurs hésitaient toujours entre la placer dans la catégorie des humaines ou des robots particulièrement bien construits.

L’hôtesse d’accueil invita l’adolescente à la suivre dans un couloir sombre, au plafond duquel des lampes à l’ancienne mode diffusaient une lumière tamisée. Un peu plus loin, Miss A entendit l’écho des pistons dans les salles vouées aux plaisirs prolétaires.

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