Changez d'air (Arnaud Lecointre)

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 Dans une dystopie au paroxysme de l’absurde proche de l’univers de Terry Gilliam (Brazil), un homme un peu à côté de la plaque se laisse convaincre de ne plus consommer l’air pollué et de ne respirer que de l’air “pur” qui lui est vendu. L’auteur nous raconte ici entre humour non-sensique et cynisme sa plongée dans la folie.

Changez d’air !

L’usine vomissait son étrange fumée écarlate sans interruption depuis… depuis… depuis quand déjà ? Andrew Butler ne le savait plus exactement. Il lui semblait qu’elle avait été construite juste après que ses parents soient venus s’installer au bloc Stork, emmenant avec eux leur enfant de six ans. Cela faisait donc au moins quarante ans qu’elle tuait les gens à petit feu. Sournoisement.

— Foutue fumée, grommela-t-il en retournant s’allonger sur son lit.

À cause d’elle, Andrew n’avait plus que quelques heures à vivre. Précisément trois heures et sept minutes, d’après ses calculs. S’il ne pouvait choisir le moment de sa mort, il avait tout de même la possibilité de décider de son lieu, et il avait choisi sa chambre, tout simplement. Il avait bien hésité un moment avec le vieux parc un peu à l’écart de la ville, là où il allait jouer enfant. Le joli parc avec le bassin et les cygnes, les balançoires et l’odeur du gazon fraîchement taillé qui n’avaient jamais quitté sa mémoire. Mais il devait traverser la ville pour le rejoindre, ce qui impliquait de prendre les transports collectifs (Oh non, pas encore les regards de ces morts en sursis !) et marcher pendant environ un quart d’heure, ce qui réduirait encore son espérance de vie déjà bien entamée.

Andrew avait donc décidé de rester là, un lieu connu et sécurisant. L’endroit idéal pour partir dans le calme. Couché sur son lit, il patientait depuis la veille au soir, immobile, son masque solidement arrimé au visage. Presque huit mois déjà qu’il le protégeait des effluves délétères du monde extérieur. Comme le temps pouvait passer vite, parfois.

C’était son vieil ami Ed Bradford qui lui en avait parlé. Un soir qu’il était allé manger chez lui avec sa femme Anna, il avait eu la surprise de le découvrir affublé d’un étrange déguisement. Il partait du mince espace situé entre ses sourcils, recouvrait les cavités nasales, s’élargissait pour suivre la forme de la bouche et englobait le menton pour finalement ressembler à une sorte de losange étiré vers le haut. Un tuyau de plastique d’environ trois centimètres de diamètre débutait à la base du masque et descendait jusqu’à la ceinture du maître de maison, où il était attaché par un crochet de métal, puis tombait au sol et disparaissait à l’intérieur du vestibule. Le tout était d’un marron jaunâtre du plus bel effet.

Les Butler restèrent interdits quelques instants sur le paillasson, avant de réaliser qu’il s’agissait bel et bien de leur vieil ami Ed.

— Monjoulézabi, dit ce dernier.

Anna et Andrew Butler se regardèrent. Ed Bradford se tapa alors sur le front et retira son appendice nasal avant de reprendre la parole :

— Excusez-moi, je suis bête, j’oublie toujours que je porte ce masque. Entrez, entrez, je vous en prie ! Soyez les bienvenus.

Il remit le curieux objet sur son nez sans perdre une seconde et rentra dans la maison. Les Butler le suivirent et le virent dévisser le tuyau d’une prise murale et en garder l’extrémité à la main avant de passer dans le salon. Une fois là-bas, il écarta les branches d’un immense yucca et inséra vigoureusement l’embout dans une autre prise, avant de pousser un bouton situé juste à côté. Celui-ci se mit aussitôt à briller d’une lueur verte, assez proche de la couleur de l’absinthe. Ed montra la table à ses invités et les Butler s’assirent, n’osant demander à leur ami ce qui lui était arrivé et à quoi servait ce masque. Lorsque Susan et Juliette Bradford sortirent de la cuisine pour saluer leurs visiteurs, Anna et Andrew constatèrent avec surprise qu’elles portaient le même appareillage qu’Ed.

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