La vengeance du XIXe siècle (Maniak)

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Blessée de guerre, une femme va trouver dans une étrange échoppe une alternative inattendue aux prothèses bioniques. Maniak nous propose une courte nouvelle confrontant steampunk et cyberpunk, car le XIXe siècle n'a peut-être pas dit son dernier mot.

La vengeance du XIXe siècle


C'est la guerre. Je suis au milieu de l'immense champ de bataille hérissé de métal sanglant. Sur l'océan de décombres, des scènes de violence pure éclatent. Les soldats tuent et meurent, leurs visages crispés dans une expression de rage et de terreur. Les armes rudimentaires des ennemis pointent vers moi, mais il suffit que j'appuie sur un petit bouton de mon engin perfectionné et plusieurs éclairs de lumière colorée balayent tous les hostiles. J'avance lentement au milieu du chaos en projetant mes flashs mortels. Ça marche bien. Les types crèvent par centaines, projetant des gerbes de sang partout. Et moi j'avance toujours. C'est facile la guerre quand on a un engin perfectionné qui lance des éclairs. La preuve : même une fille peut le faire. Et je suis douée à ce jeu ! Évidemment ça ne pouvait pas durer. Un rebelle tenace me repère. Il a fabriqué une bombe spéciale exprès pour les engins comme le mien. Un truc vicieux et artisanal, avec de la colle, de l'acide, de l'essence et de la ferraille. Le type surgit comme ça de derrière les ruines et il lance sa bombe vers moi. Je riposte immédiatement en balançant mes rayons. Pleine puissance. Du bleu, du vert et du jaune atteignent le rebelle en plein dans la tête. Le type se décompose en un éclair. Il devient entièrement sanglant, et l'instant d'après, plein de petits morceaux de rebelle dégoulinent partout sur les gravats. Pendant ce temps, la bombe continue à tournoyer dans l'air. Elle décrit une courbe parfaite. Guidée par la haine et le désespoir, elle ne peut pas rater sa cible.

Quand ça explose, je sens l'acide bouffer mon engin. Les flammes carbonisent ma peau et des clous rouillés et des petits éclats de fer creusent leur chemin de douleur dans ma chair. Je gueule. Ça fait un mal de chien. Je veux fuir la douleur et la guerre, mais je suis coincée dans la carcasse perfectionnée qui me broie. Et quand je décide de faire un pas en avant pour quitter mon linceul technologique, un bout entier de ma jambe reste derrière moi. Je tombe en plein sur la pointe d'os qui dépasse de ma chair déchiquetée. La douleur est tellement incroyable que des rayons mauves éclatent dans ma tête.

Je reprends connaissance sur les dalles en porcelaine, dans l'arrière-boutique de la boucherie-hôpital. J'ai envie de me rebeller contre ma jambe, contre le boucher, contre la guerre. Mais les employés me tiennent bien et mettent leur main sur ma bouche. Le chirurgien-boucher m'examine. Il a une drôle de tête avec ses engrenages et ses courroies qui dépassent partout. Un couteau suisse médical dernier cri est fixé au bout de chacun de ses bras mécaniques. Il suffit de dire « pince, scalpel, compresse » comme dans les films et le couteau sort automatiquement le bon outil : ciseaux, lime à ongle, scie ; le canif me charcute tout le corps, plongeant dans ma féminité pour en extraire tous les shrapnels et les éclats de métal ; petite lame, loupe, tire-bouchon ; il rabote le bout d'os qui dépasse de ma jambe, pour faire un moignon bien net et bien joli ; décapsuleur, grande lame, ouvre-boîte ; un petit jet d'eau vient à chaque fois nettoyer la douleur qui perle des plaies. Tout est très bien calculé et je n'ai qu'à rester couchée sur le carrelage. Au bout d'un moment l'opération se termine et le couteau suisse me tend deux béquilles.


***


La guerre est terminée et elle me laisse infirme. Dans la rue tout le monde a du fer dans la bouche et dans les mains. Moi on m'a enlevé tout le métal présent dans mon corps et je me sens toute nue. À la place de la jambe, j'ai une prothèse en plastique moche. Elle est rose et écœurante. C'est un pied moulé à la hâte surmonté d'une hampe qui se fixe à mon genou au moyen de bandes scratch, enserrant mon moignon d'une gangue de résine couleur bonbon. Il annihile ma silhouette et ma démarche, me condamnant à la pitié. Je n'ai plus de travail, plus d'amis, plus de mari. J'ai envie de balancer mes rayons sur le monde entier, mais je n'ai plus de machine de guerre.

L'Homme de demainOù les histoires vivent. Découvrez maintenant