La frontière des rêves (Tesha Garisaki)

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 Quand la réalité augmentée est omniprésente dans notre civilisation, il devient difficile de distinguer le naturel de l’artifice. Tesha Garisaki vous propose d’accompagner une anthropologue dans un walkabout à la frontière des rêves, où elle espère trouver dans la confrontation des cultures une réponse à sa quête de vérité.

La frontière des rêves

Quand j’arrive dans les locaux de l’ONU, Samuel m’attend. Ce jeune homme d’une trentaine d’années est mon ange gardien, ici : il me guide dans les couloirs, me présente à tout le monde, m’offre café, thé, et petits gâteaux. Le ventre plein du smoothie de mon petit-déjeuner, je décline et je le suis. Omn-IA pourrait me conduire tout aussi bien, et d’ailleurs il le fait : sous le smiley discret, en haut à droite de mon champ visuel, il affiche des petites flèches m’indiquant la direction.

Nous parvenons à la salle où aura lieu la table ronde. En guise de table, d’ailleurs, il n’y a rien. J’avoue y être un peu pour quelque chose : c’est moi qui ai suggéré tous ces coussins multicolores qui jonchent le sol et sur lesquels nous allons tous prendre place. La salle est grande, aérée, lumineuse, la moquette épaisse, ça sent le frais, c’est parfait.

Sa Sainteté le Gwyalwang Drukpa est déjà là. Depuis le décès du Dalaï-lama, c’est lui qui représente les bouddhistes à travers le monde. Son prédécesseur ayant annoncé qu’il ne se réincarnerait pas, il en sera désormais ainsi. Il est jeune, à peine vingt ans, mais il est venu avec ses maîtres et ses conseillers. C’est un garçon charmant, un peu engoncé dans son costume traditionnel grenat et safran. Je le salue en joignant les mains et en m’inclinant, il en fait autant et m’offre le plus beau sourire de la Terre. Impossible de ne pas fondre.

Les Pyibara arrivent peu après et mon cœur fait un bond dans ma poitrine : leur chef est venu accompagné de Pyenyi, mon ancien interprète. Ils sont vêtus de leurs tenues traditionnelles et j’en suis heureuse : ils maintiennent leur identité coûte que coûte. Cette volonté qui les anime, cette détermination à faire front contre l’occidentalisation du monde est ce qui leur vaut mon admiration sans faille. Pyenyi est vêtu d’un long pagne ocre, dont les pans tombent presque jusqu’au sol et, si je ne m’abuse, son corps porte de nouveaux tatouages, preuve que mon ancien compagnon a singulièrement évolué au sein de sa tribu, depuis la mission anthropologique que j’ai réalisée là-bas, il y a maintenant six ans. C’était en 2043… déjà. Il nous suffit d’échanger un seul regard pour retrouver la complicité et la tendresse que nous avons tissées au cours de notre courte relation. Nous tombons dans les bras l’un de l’autre et je dois me retenir de ne pas pleurer de joie. Son chef nous observe avec bienveillance. Chez les Pyibara, on a le droit de se témoigner de l’affection avant d’en passer au protocole, ce n’est pas vu comme un affront, bien au contraire. Je partage avec ce peuple la certitude que l’amour devrait être une priorité absolue.

Pyenyi me lâche, presque avec regret, et je salue enfin le chef Deyansa. Nous nous connaissons également. J’ai passé presque six mois dans leur village. C’est peu pour une étude ethnographique, mais assez pour nouer des liens amicaux.

Petit à petit, la salle s’emplit des invités. Je reconnais Melissa Hays, la présidente de l’Union européenne, qui me serre la main. Nous parlons brièvement avant qu’elle ne rejoigne le président chinois. Les membres du Conseil de Sécurité sont tous là, et face à eux, les représentants des poches de résistance : les humains non connectés à Omn-IA, Amazoniens, Papous, Népalais, Maasaï… Pour la plupart, ils découvrent notre monde pour la première fois. New-York, ça va : c’est autant la jungle à leurs yeux que leurs forêts le sont aux nôtres. On aurait pu faire cette réunion à Pékin, et là, bonjour la panique : une ville de la taille d’un état, dont certains quartiers ont entièrement été détruits par les récentes émeutes anti-Omn-IA, cela aurait été trop à affronter, pour certains.

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