Isaac repose sa chaise bancale, plaçant ses mains sous son menton et se dessinant un fantôme de sourire sur ses lèvres. Il approuve le plan, c'est une manière tout à fait efficace de gagner la bataille, se félicite-t-il. Il aime l'idée de sortir à Navinn le même coup qu'il leur a fait, n'accordant pas la moindre pensée aux morts qu'ils pourraient causer.
Kia, elle, reste plus réservée. L'idée lui déplaît. Moralement, ce serait mal de tuer plus de personnes que nécessaire lors du raid. Sans compter que les Briseurs ont assez maudit le jeune dictateur pour son coup en traître d'il y a deux jours, elle ne tient donc pas à l'imiter. Ils ne vaudraient pas mieux que lui, se navre-t-elle. Pourtant, elle n'objecte rien. La jeune fille n'est de toute façon pas habituée à rejeter les plans de Navinn, qu'elle trouve la plupart du temps brillants, malgré elle. Et puis dans leur position, ont-ils vraiment le choix ?
— Non, tranche alors Solal, mettant fin à leurs pourparlers silencieux très fermement. Que ce soit dans notre camp ou dans l'autre, il est hors de question que de nouvelles personnes finissent contaminées par notre faute.
— Navinn n'a pas ces scrupules, fait valoir Isaac.
Solal le défie du regard.
— Raison de plus, assène-t-il. Je refuse de nous abaisser à son niveau. Notre principale ennemie, c'est l'infection, et elle le restera aussi longtemps que nous ne sommes pas en mesure de la soigner. Alors il est hors de question que nous la laissions gagner du terrain pour nos petites querelles. À chaque seconde qui passe, des gens meurent !
Son regard fait le tour de l'assemblée, s'arrêtant sur chaque visage.
— Un homme reste un homme, même si c'est notre ennemi, poursuit-il. Je refuse de laisser la maladie ôter la vie à qui que ce soit. Nous ne lancerons des soldats contaminés à l'attaque que si nous sommes certains que nos adversaires le sont aussi, et ce n'est pas le cas ici. Sur ce point, je n'accepte aucune objection !
— Au moins c'est clair... se renfrogne Isaac en croisant les bras, comme un enfant qui se met à bouder.
Il n'est pas habitué à voir son petit chef se montrer si sévère. Bien qu'il ait accepté son autorité malgré leur différence d'âge —une bonne dizaine d'années— et même si Solal a raison pour cette fois, ça ne lui plaît pas d'être grondé.
— Tu proposes quoi alors ? s'enquit-il, adoptant un ton dégoulinant de condescendance pour le remettre à sa place.
Sauf qu'à sa place, Solal y est tout à fait.
Le jeune chef provoque son lieutenant du regard, choisissant de réagir avec calme plutôt qu'avec colère. Il n'a pas envie de se fâcher avec Isaac, et puis il comprend son irritation. Mais il ne compte pas céder pour autant.
— Sinon il y a des personnes qui ne sont ni contaminées, ni vulnérables... fait prudemment remarquer Kia.
Ceci-dit, la tension ambiante dans la pièce baisse d'un cran. Isaac se concentre sur cette nouvelle proposition en fronçant les sourcils, Solal peut le lâcher du regard sans craindre de récidive. Leur querelle s'efface plus rapidement qu'elle n'est apparue.
Glaëlle, muette à côté de son supérieur, sent soudain les battements de son cœur s'accélérer. Elle comprend très bien ce que veut dire Kia, et cela implique une bonne partie de la tablée. Ange baisse le menton, Solal fronce les sourcils. La proposition de la jeune brune donne un nouveau souffle à la réunion, mais rajoute aussi des questions : peuvent-ils vraiment sacrifier des immunisés pour cette mission ?
— Je suis volontaire pour y aller, avance alors Glaëlle, surprenant toutes les personnes présentes dans la pièce.
La jeune fille prend une nouvelle respiration pour se donner du courage, luttant contre ces regards tous plus critiques les uns que les autres pour ne pas flancher. C'est ce qu'elle voulait : attirer leur attention. Il ne tient plus qu'à elle d'en faire bon usage.
— Je peux infiltrer leur base, peu importe qu'ils soient contaminés ou non, se défend-t-elle. En tant qu'immunisée, je ne ferais courir de risque à personne concernant la maladie. Ça convient à ta demande, Solal.
Même la discrète Ombre, derrière Kia, se met à dévisager la rouquine. Intimidée, Glaëlle finit par baisser les yeux sur le centre de la table. Elle attend silencieusement sa réponse.
— Tu es suicidaire ? raille finalement Ange dans un long soupir.
— Vas pas sauter pas à pieds joints dans les emmerdes, toi ! la sermonne sévèrement Isaac.
Glaëlle colle son menton contre sa gorge, à trop baisser la tête. Elle n'avait pas prévu d'être refusée si catégoriquement. Elle abandonnerait tout à fait son idée si Solal n'intervenait pas alors :
— Je n'y vois pas d'objection, décide-t-il, un feu bienveillant dansant dans ses prunelles brunes. Tu es furtive et tu sais te défendre si besoin est. Et puis Ombre pourrait t'accompagner. Avec quelques éclaireuses, tireurs et soldats immunisés, vous ferez une bonne équipe.
Il se détourne de Glaëlle, le regard perdu au loin pour échafauder son plan.
— Si vous n'êtes pas trop nombreux, ça augmentera vos chances de vous infiltrer. Une fois bien placés, vous pourrez envoyer le signal et appeler la foreuse pour qu'on vienne finir le travail. Vous n'aurez même pas besoin de vous battre. Je trouve que c'est un bon plan !
Si le jeune chef parvient à convaincre Isaac par son argumentaire, il en est tout autre du côté du stratège aux cheveux blancs.
— Elle ne tiendra pas deux minutes en territoire ennemi, tente de le raisonner Ange, fusillant du coin de l'œil la jeune fille dont le visage commence à regagner de la couleur. Si ce n'est pas pour nous trahir, elle ne trouvera que la mort, là-bas.
— T'as qu'à te proposer toi-même si t'es pas content ! se met à défendre Isaac. Moi, si elle n'a pas à se battre, je suis à fond avec ma poulette !
Ange secoue négativement la tête. Comment peut-il espérer construire une stratégie digne de ce nom avec tous ces attardés qui ne cherchent toujours qu'à se lancer tête baissée dans la première bataille venue ? se désole-t-il.
— Glaëlle est intelligente et douée, argue pour sa part Kia. Elle m'a sauvé la vie avec la sienne, il y a deux jours. On peut lui faire confiance, elle saura s'en sortir.
— Mais on ne parle pas d'affronter trois pauvres brigands, on parle d'infiltrer une base militaire ! s'indigne Ange. Elle n'est vraiment pas en mesure de...
— Je n'aurai pas le temps de me former mieux que ça avant que la situation n'empire, l'interrompt sèchement Glaëlle, le provoquant de son regard intrépide. Alors si je dois mourir à cause de mon incompétence, tant pis. C'est maintenant que je dois me battre !
Ange la foudroie du regard, plus énervé que jamais. Il déteste ce genre d'arguments, car ils ne sont que trop vrais. Déterminée, Glaëlle tient l'affrontement. Encore une vie de sacrifiée, songe tristement le lieutenant. Il ne veut pas laisser mourir ceux qui sont encore à sa portée. Mais il finit par détourner les yeux, résigné.
Les autres vont accepter, sait-il. Ils aiment bien les beaux discours... et puis une petite partie de lui est malgré tout d'accord avec eux. Une partie que sa raison répugne. Cette petite partie qui aime bien leur courage maladif, finalement, à tous ces imbéciles. Celle qui commence d'ailleurs déjà à prier pour que Glaëlle revienne en vie, et pas trop marquée par ce qu'elle pourra voir là-bas. Car ce genre de mission n'est pas comme la bataille en forêt. Quand elle n'est pas cachée par la fumée et le noir, la mort est répugnante à voir. Mais peut-être Glaëlle réussira-t-elle à l'affronter ?
— Tu te trompes, retorque Solal à l'adresse de la rouquine. Ta vie importe, au même titre que toutes celles que nous cherchons à sauver. Tu dois y accorder de l'importance.
Il la jauge un moment du regard, comprenant qu'elle n'est pas prête de l'écouter. Elle risque sa vie trop facilement, s'inquiète-t-il. Alors il déclare :
— Je te place sous les ordres d'Ombre et je t'interdis de prendre des décisions par toi-même, sauf si tu y es vraiment obligée, sous peine d'une exclusion des prochaines missions.
Glaëlle baisse les yeux, gênée de constater que Solal tient à elle. Pourtant, pour elle, c'était déjà réglé. Elle peut mourir pour les autres, comme elle l'a risqué dans la forêt. Depuis que son frère est en sécurité, elle n'a plus rien qui la retient sur Terre. Elle peut tout donner.
Fronçant les sourcils, elle finit par décider que ça tient encore. Peu importe ce que son chef en dira, si elle doit mourir pour sauver les autres, Glaëlle est prête à le faire.
— Solal... rengage alors Kia, d'une voix prudente annonçant des négociations compliquées.
Le chef se tourne vers la jeune fille avec un regard doux. Son aimée doit prendre une inspiration avant d'avouer :
— Ombre ne pourra sans doute pas intégrer leur groupe. Je... j'aimerais bien aller voir Navinn pendant l'assaut.