Point de vue de Lila
Fin Novembre, 6h02, chambre de Lila
Plusieurs semaines avaient passé depuis le tournage de Fleurs du Mal. Les garçons allaient bientôt sortir un nouvel album, que je n'avais pas encore écouté. Il leur manquait encore quelques sons en cours d'écriture. Finalement, ils l'avaient bien appelé Enfants Terrible, j'étais plutôt fière de moi sur ce coup là.
Je n'avais pas dormi de la nuit. Ça faisait plus d'une heure que je lisais, j'avais enfin réussi à m'y remettre, à ma plus grande joie. Je fais partie du peu de personnes qui arrivent à lire un bouquin à une vitesse folle, en diagonale. Alors j'en étais déjà à mon troisième. Mes yeux me faisaient mal mais ils refusaient de se fermer. J'allumais une énième cigarette quand Lucas entra en trombe dans ma chambre. Je sursautais, étonnée de le voir levé si tôt. Il avait de grandes cernes lui aussi, et semblait surexcité.
- Lila ! Tu sais faire des tresses collées ? Me demande-t-il avec enthousiasme.
- Euh, oui ? Dis-je étonnée par cette demande soudaine et pas très logique dans ce contexte.
- Tu penses que tu pourrais m'en faire là pour tester ?
Je hoche la tête et il part vite dans la cuisine. J'ai pas tout bien compris, là. Il revient deux secondes plus tard avec un papier et un stylo, ainsi qu'une tasse de café qu'il me tend. Trop gentil. Et il s'assoit dos à moi. Je comprends donc qu'il veut que je le tresse là, maintenant. Ben euh, d'accord.
J'attrape une brosse à cheveux qui traînait et commence à doucement démêler ses longs cheveux bouclés vers l'arrière.
Point de vue de Lucas
Lila était si douce dans ses gestes, elle me démêlait les cheveux et ça faisait un bien fou. J'aurais limite pu me mettre à ronronner. Je m'étais réveillé tôt ce matin, avec mes émotions en yo-yo j'avais eu une soudaine envie d'écrire le scénario de clips qu'on pourrait faire avec l'équipe. J'étais surexcité pour tout et heureux. J'en profitais parce que je savais que ça ne durerait pas. Et puis j'avais eu envie de voir Lila, sans raison. Et j'avais aussi envie de savoir à quoi je ressemblais avec des tresses. Aucun rapport entre les deux, je sais, mais ça m'arrivait souvent des trucs comme ça. J'avais une sorte de pic d'énergie et j'avais envie de plein de choses en même temps. J'avais une productivité impressionnante dans ces moments là, puis ça partait d'un coup. Depuis que je savais que j'étais borderline ça m'aidait à mieux me cerner, mais ça me gâchait la vie, pour être honnête. Le reste de la bande essayait de me comprendre, mais c'était pas facile et je comprenais, alors souvent je me sentais à l'écart.
Ce n'est que maintenant que je remarque que Lila était déjà réveillée. J'ai remarqué qu'elle dormait peu, et ça ne me plaisait pas du tout. L'excitation redescendait pendant que Lila jouait avec mes cheveux, je me détendais et mon manque de sommeil me rattrapa et je me suis senti tombé sur les jambes de Lila.
Point de vue de Lila
J'ai eu peur en voyant Lucas tomber lentement sur moi. Au début j'ai cru qu'il avait fait un malaise, puis je me suis rendue compte qu'il s'était endormi comme un bébé et je restais figée, ne sachant pas quoi faire. Alors je me décidais à finir ses tresses avant de le regarder dormir sans pouvoir bouger. Il était quand même bien étrange ce garçon. J'étais perturbée depuis que Greg m'avait dit qu'il avait été diagnostiqué borderline. Mes souvenirs d'enfance me revenaient douloureusement. Je me souvenais du regard dur et désespéré de ma mère, qui me traînait à une dixaine de rendez-vous depuis que le médecin avait recommandé de faire une série de tests psychologiques. J'avais eu le droit à tout, test de QI, hyperactivité et trouble de l'attention, ... Quand les psychologues annonçaient leurs diagnostiques, je n'écoutais pas, je ne voulais pas entendre. Mes parents ne savaient plus quoi faire de moi et étaient devenus encore plus froids et distants en apprenant à quel point j'étais différente. Puis je suis partie de chez moi, ne pouvant plus supporter l'ambiance à la maison. J'ai abandonné Théo, je l'aimais plus que tout mais même sa présence avait fini par me peser. Tout ce qui se raccrochait à ma famille m'était devenu insupportable.
Je suis partie vivre à Angers, en internat. Mon oncle m'envoyait des lettres toutes les semaines, que je brûlais toutes sans les lire à la fenêtre de ma chambre. Théo venait me rendre visite certains week end puisque je refusais de revenir sur Rennes. Mes parents ne m'appelaient pas, il avaient coupé les ponts à mon plus grand plaisir. Mon oncle m'envoyait de l'argent, que je dépensais un minimum. J'envoyais tout ce qui ne me servait pas pour des besoins de base comme la bouffe ou les produits d'hygiène à Théo. Il voulait faire de la musique et on était loin d'être riches, alors un peu d'aide ne se refusait pas. Notre oncle n'aimait pas Théo, il n'aimait personne à part moi, et j'ai mis du temps avant de comprendre pourquoi.
Puis mon oncle est décédé et je suis partie en prépa, et je n'ai plus vu personne, pas même Théo, avant maintenant. Ma mère avait déménagé sur Nantes, et mon père ne donnait aucun signe de vie. J'avais fait le deuil de ma famille pendant cette année d'absence, mais je regrettais chaque jour de m'être éloignée de Théo. Le décès de mon oncle m'a fait plonger pendant un an, mais c'est aussi ce qui m'a aidé à reprendre ma vie en main. Le plus important, aujourd'hui, c'était de me reconstruire, avoir de vrais amis et vivre auprès de la personne que j'aimais le plus au monde, mon grand frère.
Théo avait toujours été respectueux, il n'avait jamais essayé de me parler de nos parents, de mes troubles, de notre oncle. C'était surtout par pudeur entre nous. On avait toujours parlé de tout ce qui pouvait nous éloigner au maximum de notre famille, on ne se le disait pas mais c'était trop dur, alors on profitait de notre relation pour voir au delà des problèmes.
J'arrive a glisser lentement du lit sans réveiller Lucas, je mets ma couverture sur lui avant de sortir sur le balcon pour prendre un peu l'air.
Point de vue de Théo
9h47, appartement de Théo et Lucas
J'émerge difficilement, les yeux en feu. Je chancèle jusqu'à la cuisine pour me servir du café. En le buvant, je vois ma soeur assise sur le balcon, elle observe la vue. Elle est en pyjama, les cheveux emmêlés, toujours pieds nus alors qu'il faisait un froid glacial, et une cigarette entre les doigts.
J'étais heureux de la savoir ici, avec moi, où je pouvais la protéger, la percevoir, partager des choses avec elle. Elle m'avait terriblement manqué, et je m'en voulais de ne pas avoir pu la protéger. On n'avait jamais vraiment parlé de tout ce qui la troublait, mais je n'étais pas aveugle, et puis c'était ma petite soeur. Quand on était gamins, je ne comprenais pas pourquoi elle était si différente, puis tout s'est éclairé le jour où j'ai trouvé ses tests. Je cherchais simplement de quoi écrire quand je suis tombé sur une boîte à chaussures poussièreuse. Lila était partie depuis un an à Angers, à cette époque. Ma mère ne me parlait jamais de Lila, quand je lui demandais si elle savait pourquoi ma petite soeur allait si mal, elle esquivait la question. Je ne savais pas qu'elle avait passé ces tests. Les découvrir m'a bouleversé. Tout s'expliquait maintenant, elle ne pensait pas comme tout le monde et en souffrait, et personne ne l'avait aidée. Je lisais les résultats des tests en tremblant. Trouble de l'attention avec hyperactivité : positif. Syndrôme borderline : positif. Quotient intellectuel : estimé à 143. Plus tout un tas de détails psychologiques auxquels je ne comprenais rien. Cette découverte m'avait laissé sans voix. Je n'avais jamais dis à Lila que j'étais au courant, elle ne l'était peut être pas elle même, notre mère nous cachait tout. Lila s'est ennuyée pendant toute sa scolarité, la seule chose qui lui permettait de se défouler était l'art. Elle avait eu son bac avec un an d'avance. Quand elle a dit aux autres avoir tenté une année de prépa sans que ça lui plaise, c'était faux. Elle avait validé ses deux années en l'espace d'une seule.
Maintenant qu'elle était près de moi je faisais tout pour qu'elle aille bien, pour qu'elle soit à l'aise dans le groupe, pour qu'elle puisse se reconstruire. Quelque chose de plus fort que tous ses troubles avaient brisé une part d'elle. Elle a toujours été mature, bien plus que tous les adultes qui nous entouraient. Un événement qui m'est inconnu l'a privée de son enfance et de son innocence.
Elle ne supportait pas qu'on la traite comme une gamine, elle voulait pouvoir faire ce que bon lui semblait sans restriction à cause de son âge et ne pas être jugée pour ça. Alors, avant de déménager ici, elle m'a demandé de ne rien dire quand elle parlerait d'elle au groupe. Elle avait dix-sept ans, mais devant eux elle prétendait en avoir dix-neuf. Je respectais son choix, ça ne me regardait pas de toute façon. Elle n'a jamais eu besoin de personne pour prendre des décisions.
La seule chose que je n'avais jamais comprise, c'était sa haine pour notre oncle. Il ne m'aimait pas et s'intéressait seulement à Lila, il lui offrait sans cesse des cadeaux et était doux et protecteur avec elle. Petite, elle l'adulait. Adolescente, elle le détestait. Il était là pour elle, le seul adulte qui était là pour elle, et elle avait tout fait pour s'en éloigner. J'imagine que c'était lié à ses troubles et qu'elle avait alors du mal à gérer son affection.
Je devais être resté là à la regarder pendant au moins une heure. Elle restait sur le balcon en simple pyjama malgré le froid. J'avais remarqué sa perte de poids à son arrivée, mais maintenant elle se remettait à manger correctement et reprenait des formes. Elle avait été anorexique pendant quelques années, elle se faisait vomir après chaque repas pendant la période durant laquelle notre oncle était venu vivre à la maison quelque temps, après le départ de son père on ne sait où. Je ne l'ai su qu'il y a un an, on enchaînait les joints tous les deux parce que je venais de me faire lâcher par ma meuf, et elle me l'avait dit tout bas avant de s'endormir. J'étais resté comme un con. On en avait jamais reparlé. J'avais aussi remarqué il y a peu qu'elle faisait tout pour cacher son corps, mais je préférais fermer les yeux, j'avais peur qu'elle ait fait bien pire. En la regardant là, c'était la première fois que j'y songeais consciemment. Et je ne savais pas quoi faire, à part la laisser respirer. J'étais vraiment un grand frère incapable.
Elle semblait s'entendre à merveille avec Jérémie, il la faisait sourire et ça me rassurait. Elle avait besoin des autres pour réussir à aller mieux, moi j'étais trop proche de son passé pour pouvoir l'aider correctement, alors je faisais tout pour qu'elle soit à l'aise avec mes potes.
Lucas débarque alors dans la cuisine avec les cheveux tressés, l'air endormi. Jérémie se réveillait doucement sur le canapé, il commençait à y avoir un peu de vie et de bruit dans l'appart et Lila nous a rejoints. On s'est préparé un énorme petit déjeuner et on a mangé tous ensemble en riant, avant de faire une bataille de farine. Mauvais bail. Je vous raconte pas l'état de la cuisine après ça. Jérémie et moi on a fuit le nettoyage lâchement, laissant Lucas et Lila s'y coller. Ils discutaient en souriant et Lucas garda toute la journée les tresses que Lila lui avait faites.
Point de vue de Jérémie
Deux jours plus tard, 14h49, quelque part dehors
Il faisait beau, aujourd'hui. On en a profité pour tourner le clip de Talkie-Walkie avec Théo, Lucas, Lila, Chaps, Jason, Axel et quelques potes qui faisaient des figurants. On avait écrit le scénario du clip avec Théo dans la matinée. Lila jouait dedans. On la voyait sur quelques scènes, je l'avais filmée pendant de longues minutes parce qu'elle était magnifique. Elle souriait à la caméra en enlevant ses chaussures pour marcher avec Lucas au bord de la plage. Il y avait aussi une scène où ils riaient tous les deux dans une voiture. On en a fait une autre encore dans la chambre de Théo, Lila fumait sur son lit superposé. Elle rendait à merveille à la caméra. Puis avec Lucas ils ont eu l'idée de tourner devant l'immeuble pendant qu'elle lui faisait des tresses, j'ai pas bien compris leur délire mais ça rendait bien. A la fin, on jouait Lila et moi avec les talkie-walkies comme des enfants, sur la plage. Puis je l'ai attirée dans l'eau et on s'est retrouvés trempés, les talkies étaient tombés dans l'eau alors on a filmé ça aussi. On est rentrés à l'appart complètement frigorifiés, mais morts de rire de notre bêtise de gamins. Théo nous a préparé des chocolats chauds pendant qu'on se changeait. Lila avait changé d'expression, elle ne souriait plus. Comme si une pensée douloureuse lui revenait. Puis en me voyant galérer en enlevant mon t-shirt, elle a retrouvé le sourire. Elle tremblait comme une feuille, ses mains étaient rougies par le froid. Elle me demanda alors, gênée :
- Jérem, j'y arrive pas. Tu peux m'aider ?
On rit de cette situation et je l'aide à retirer son haut. Je n'ai pas pu m'empêcher de la regarder. Elle avait repris du poids, on voyait moins ses côtes. Sa peau était brûlante sous son t-shirt glacé, et elle était juste magnifique, harmonieuse. Je vois qu'elle me regarde, oups. Elle n'a pas l'air énervé, elle m'embrasse sur la joue pour me remercier et je la laisse foncer sous la douche en première pour qu'elle puisse se réchauffer. J'essors nos vêtements et lance une machine. Elle réapparaît dans la chambre, les cheveux mouillés, simplement vêtue de sa serviette.
- Faut que je trouve des fringues bien chaudes et un max confortable. Me dit-elle en fouillant dans son armoire.
Je lui tend alors un de mes sweats Columbine et elle me lance un sourire d'enfant. Je fonce à mon tour sous la douche en gardant son sourire en mémoire.