Parle-moi du bonheur (profess...

By DyanaLock

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La vie est un puzzle complexe. Pièce par pièce, la pétillante et déterminée Julia, du haut de ses quinze ans... More

Avis au lecteur
Chapitre 1 : Retour en enfer
Chapitre 2 : Un fantôme de chair
Chapitre 3 : My least favorite life
Chapitre 4 : Cheers Darlin'
Chapitre 5 : Le début des ennuis
Chapitre 6 : Le dernier mot
Chapitre 7 : Le pouvoir des choses
Chapitre 8 : Amitiés
Chapitre 9 : Birds through the night
Chapitre 10 : Voyage au bout de la nuit - Première partie
Chapitre 11 : Voyage au bout de la nuit - Deuxième partie
Chapitre 12 : Vivere e sorridere
Chapitre 13 : Rendez-vous manqués
Chapitre 14 : Des fleurs bleues et des sorcières
Chapitre 15 : Deux oiseaux noirs au bord du nid - Première partie
Chapitre 16 : Deux oiseaux noirs au bord du nid - Deuxième partie
Chapitre 17 : Acta est fabula
Chapitre 18 : Promis
Chapitre 19 : Des taz et de l'art
Chapitre 20 : Le Roman de Silence
Chapitre 21 : Là où brillent les étoiles
Chapitre 22 : Vers la folie et ses soleils
Chapitre 23 : Dormez heureux
Chapitre 25 : Les planètes continuent de tourner

Chapitre 24 : Musicienne du silence

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By DyanaLock

Ah ! que pour ton bonheur je donnerais le mien,
Quand même tu devrais n'en savoir jamais rien,
S'il se pouvait, parfois, que de loin, j'entendisse
Rire un peu le bonheur né de mon sacrifice !

Cyrano de Bergerac, Edmond Rostand.


Une tasse de café à la main, Alessandro Callini jetait un coup d'œil distrait à la rue, par la fenêtre de sa cuisine. Il n'était pas encore quatorze heures, et le scooter de livraison avait déjà disparu du parking au bas de l'immeuble. Il lui était étrange de savoir que Julia était certainement repassée dans la matinée, et qu'il ne l'avait pas vue, occupé à corriger des copies. D'une certaine manière, il regrettait de ne l'avoir pas prise sur le fait, de s'être privé du plaisir de la voir, d'observer sa démarche, ses manières, qu'il appréhendait encore si mal. Ils avaient été si proches dernièrement qu'il lui semblait naturel de percevoir sa présence ou de l'anticiper chaque fois qu'elle faisait une apparition. C'était comme si quelque chose l'invitait toujours à relever le regard au bon moment, comme si quelque chose le poussait malgré lui dans sa direction, et qu'il se laissait sagement guider par ce compas invisible. Mais ce matin, il ne l'avait pas senti. Pour une fois, ses corrections lui avaient offert un peu de répit, Julia lui était sortie de la tête le temps d'une heure ou deux. 

Il s'était endormi la veille en songeant au déroulement de la soirée, aux décisions qu'il avait prises, à toutes les pulsions folles qu'il avait refrénées. Avait-il jamais désiré quelqu'un comme il avait eu envie d'elle ? Il avait convoité la découverte de  son corps de femme comme s'il n'en avait jamais vu de sa vie, ou comme si le sien était capable de conglutiner à lui seul tous les corps qu'il avait un jour pu aimer. Et contre toute attente, il n'en avait rien fait. Il ne lui avait pas même effleuré les seins, il n'avait pas touché ses hanches, sur lesquelles il fantasmait depuis des semaines. S'il était tout à fait honnête, une part de lui s'en voulait, de n'avoir pas saisi cette chance. Mais ces regrets étaient bientôt remplacés par une envie de rire, du rire orgueilleux de ceux dont la raison a été la plus forte. Il se sentait tout d'un coup invincible. Stupide et invincible. Comment n'avait-il pas cédé ? Il lui aurait été si facile de le faire, de ne pas questionner le désir primitif qu'il avait toujours suivi aveuglément dans ce genre de situations. Au diable les conséquences. Mais ce n'était pas n'importe quelle situation... Ce n'était pas n'importe quelles conséquences. En repensant aux regards qu'ils s'étaient échangés dans sa voiture, ces regards transparents comme s'ils avaient pu les fondre l'un dans l'autre, si doux, si véritables, il savait qu'il avait fait les bons choix. Jamais de sa vie il n'avait ressenti cela. Jamais sa frustration ne lui avait semblé si délicieuse et si douce. Cette étrange symbiose, ces regards découverts, il ne les oublierait pas, et il en redemanderait encore. Comment s'en priver à présent ? Comment s'en priver alors qu'il se sentait dorénavant chargé d'une confiance sans faille ? Était-ce cela, l'amitié vertueuse qu'il avait lu chez Platon et Aristote et qu'il pensait une sottise philosophique ? Alessandro commençait à le croire. Julia lui donnait envie d'y croire. Le plaisir qu'il avait retiré de cette soirée avait dépassé toute jouissance sensuelle. Son ventre s'était gonflé d'un feu qui ne s'était pas encore éteint. Il ne se priverait plus d'elle désormais, non. Il chercherait sa compagnie, il l'inviterait au théâtre, peut-être. Et s'il étaient vus ensemble, il pourrait faire croire à un improbable rencontre. Il partagerait un bout de chemin avec elle, il la regarderait évoluer, il l'aiderait au besoin, il l'écouterait encore parler de longues heures, il dévorerait toutes les belles formules qui sortiraient de ses lèvres, tout en restant à la place qu'il se sentait assez fort pour garder. Oui, il ferait tout cela.


***


« Eu la maman au téléphone. Julia Delaunay quitte le lycée pour des cours au CNED. Lartigue devrait t'en parler dans la journée. »

Ce fut comme si le plafond de la salle de classe s'était ouvert sur l'instant pour déverser sur Alessandro une puissante vague d'eau froide. Le professeur gardait les mains fermement posées sur son bureau, tandis que tous les élèves de la classe de Première ES1 étaient occupés à un exercice d'application. Le visage penché vers son téléphone, il relisait le message de sa nièce Alba sans vouloir en comprendre le sens. 

Il s'était inquiété d'abord de ce que Julia ne paraisse pas au cours le lundi matin, revivant la soudaine agitation qui l'avait saisi lorsqu'elle avait manqué de repartir sans un mot dans le couloir de son immeuble. Il avait regardé les derniers élèves s'installer avec une anxiété palpable, se repassant en tête les expressions mystérieuses que la jeune fille avait eues le samedi soir en sortant de sa voiture, et qu'il ne parvenait plus véritablement à déchiffrer.

« Vous savez si Mademoiselle Delaunay va nous rejoindre ? » avait-il demandé, le visage dirigé vers son registre d'appel, « Quelqu'un sait pourquoi elle est absente ? ». Aucune réponse, mais des regards interrogés qui reconnaissaient à la voix du professeur son autorité des mauvais jours. Parmi ces regards, il avait retrouvé celui d'Anna, restée observer ses tics d'angoisse avec une attention particulière. C'est ce qui l'avait décidé à débuter son cours. Alors qu'il s'était mis à écrire le titre de la nouvelle séance au tableau, remplissant le silence de la salle avec ses impacts de craies, il n'avait pu s'empêcher de rejoindre Alba lorsqu'il l'avait aperçue, une passante dans le couloir vide.

- Julia Delaunay, Première ES1, avait-il murmuré en l'attirant plus loin de la porte ouverte. Tu peux vérifier pourquoi elle n'est pas là ? Tu m'envoies un message ? Merci.

Alba avait naturellement acquiescé à chaque question de son oncle, et elle lui avait adressé un sourire complice lorsqu'il avait posé distraitement une main sur son épaule, lui demandant comment elle allait. Pressée, Alba ne s'était pas attardée, mais comme c'est souvent dans les moments de hâte que l'on veut dire le plus de choses, elle lui avait rappelé le repas qu'ils devaient partager le soir même chez la soeur d'Alessandro ; ce repas qui lui était entièrement sorti de la tête. Il avait retourné un oeil distrait à la porte ouverte de sa salle, d'où l'on pouvait entendre un tumulte se déclarer, et il lui avait adressé un bref au revoir, la gratifiant d'un de ses habituels « ciao bella » ou « ciao carina » qu'Alba chérissait tant, ajoutant « n'oublie pas pour le message ».

Le cœur apaisé par le visage souriant de sa nièce et le soutien sans faille qui transparaissait dans le « oui, chef » qu'elle lui avait adressé, Alessandro était retourné à sa salle de classe avec les idées plus claires. Il avait mené son cours avec son aisance habituelle, et ce n'est qu'une vingtaine de minutes plus tard qu'il avait surpris son téléphone à s'illuminer sur le bureau.

Alessandro était toujours figé sur l'estrade, tiraillé par un sentiment contradictoire.

Sur le moment, il avait été soulagé de savoir qu'elle allait bien, que toutes les horreurs qui lui avaient traversé l'esprit n'étaient pas arrivées... Mais dans le même temps, il s'était senti brutalement trahi, submergé par un sentiment d'incompréhension. Les minutes passaient et il tachait de se raisonner. Après tout, il la verrait sûrement à la bibliothèque le soir, elle viendrait lui en parler. Il est possible que, distraite, elle ait simplement oublié de lui en toucher un mot. Il n'y avait aucune raison que cela perturbe leurs rencontres. Peut-être même, se dit-il un instant, que les choses seraient plus simples ainsi. Pourtant, Alessandro gardait au fond de lui un sombre pressentiment, qu'il ne parvenait à chasser. Il revoyait le visage de la jeune fille lui dire « au revoir » devant son appartement, il revoyait le regard étrange qu'elle lui avait adressé, et qu'il n'avait pas su interpréter. Tous ces regards, toutes ces phrases, qu'il avait peut-être mal compris. Bientôt, il se disait qu'il ne la verrait pas, qu'elle ne viendrait pas le soir-même, et des questions se cumulaient à l'inquiétude de son esprit. Pourquoi ne lui en avait-elle pas parlé ? Pourquoi le lui avoir caché ? Ne lui faisait-elle pas confiance ? Comment ne l'avait-il pas vu venir ?

Il fallut des mois à Alessandro pour réaliser la sagesse dont Julia avait fait preuve ce soir-là, en ne le lui avouant pas. Qui sait quelles folies il aurait commises alors ? Lui-même n'osait pas y penser. Quelle belle illusion... de croire son désir surmonté, sublimé par des regards. Ce weekend-là, il avait été aveuglé par sa joie nouvelle, il s'était cru lucide, invincible... quand toutes ses pensées avaient été déraisonnables. Il s'était senti fier de s'être tenu au rôle d'adulte responsable, et il avait fini par comprendre que dans son silence, Julia avait été, peut-être malgré elle, bien plus sage et responsable qu'il n'aurait jamais pu l'être.


***


À la fin de la matinée, il s'était rendu lui-même à la porte du proviseur, toujours grande ouverte, pour obtenir les explications qui lui manquaient, et espérer calmer son agitation.

- Monsieur Callini ! s'exclama l'homme depuis son bureau. Je devais justement vous voir.

- Bonjour, répondit l'italien en forçant un sourire. J'ai appris, pour Julia Delaunay...

- Oui, cette petite... C'est navrant, mais qu'est-ce qu'on y peut ? C'est sûrement mieux ainsi.

Le visage d'Alessandro se convulsa de contrariété à ces mots. Il chercha à adopter le ton de la curiosité, mais son expression demeurait entièrement sérieuse.

- Je ne comprends pas... Je me suis entretenu avec sa mère en début d'année, elle était prête à la mettre en foyer d'éducation. Son cadre de vie me semble peu propice à des cours à distance.

- Vous savez comment sont les parents, ils ont toujours le dernier mot, répliqua l'homme d'un mouvement de main nonchalant.

Cette décision n'avait aucun sens. Un instant, Alessandro avait songé à appeler Catherine Delaunay et la convaincre de changer d'avis. Comment Julia pourrait-elle résister aux interminables nuits et aux excès auxquels elle s'était prêtée jusqu'à présent ? N'était-ce pas signer là sa descente aux enfers ? Il ne comprenait pas quelle logique avait pu conduire sa mère à la déscolariser, mais plus il réfléchissait sérieusement à passer ce coup de téléphone, et plus il se sentait incapable de le faire. Plus il se sentait ridicule de vouloir lui faire part de son inquiétude pour sa fille, quand tout ce qu'il cherchait en réalité était à faire taire la désagréable sensation qui lui creusait égoïstement la poitrine.

- Quoique maintenant que j'y repense, reprit le proviseur plus prudemment, jetant un oeil à ses dossiers, il me semble tout de même que c'était une décision mûrement réfléchie. C'est elle que j'ai reçue avec sa mère dans mon bureau la semaine dernière... Oui c'est bien elle, je ne me trompe pas. Elle va vivre chez ses grands-parents, dans le Tarn. Elle sera peut-être moins distraite là-bas. Et puis... Avec ce qui s'est passé avec son ami dernièrement... Le grand air lui fera sûrement du bien. Quand je l'ai questionnée, elle semblait en tout cas décidée à s'en aller.

Il acheva ses explications dans un sourire auquel Alessandro n'eut pas la force de se joindre. La réalité s'abattait sur lui par vagues. Progressivement, il comprenait que cette décision n'avait pas été prise sur un coup de tête. Il comprenait que Julia la lui avait certainement cachée pendant plusieurs semaines. Pour quelles raisons ? Il ne parvenait pas encore à le comprendre. Mais il comprenait surtout que ses pressentiments se confirmaient, qu'il ne la reverrait pas, qu'elle était déjà partie, sûrement, et que ses mots sibyllins du samedi soir avaient été ses mots d'au revoir. Ne mourrez pas ce soir... Dormez heureux...

Le proviseur observait d'un œil intrigué le visage du professeur, ce visage interrogé, critique peut-être, absorbé sûrement. Il se souvenait de la réponse franche et divertissante que la jeune fille lui avait apportée lorsqu'il lui avait demandé, par curiosité, si ses professeurs allaient lui manquer : certains plus que d'autres.

- Elle avait l'air d'une élève attachante...

À ces mots, Alessandro supprima ses pensées et son regard anxieux se reporta sur le proviseur. Il fut soulagé de voir que ce dernier était retourné à la contemplation des papiers qui étaient étalés sur son bureau.

- Oui, acquiesça-t-il, s'éclaircissant la gorge. Elle avait – elle a – d'excellentes capacités, quoiqu'en disent certains collègues.

Le proviseur eut un rire gras en constatant avec amusement que les témoignages de l'élève et des enseignants concordaient.

- Ah, oui, Monsieur Duval... Il est vrai qu'il m'en a dit des belles à son sujet. M'enfin, dit-il en joignant ses mains en signe de conclusion. Souhaitons-lui simplement qu'elle réussisse ses épreuves de fin d'année.

- Oui... Je n'en doute pas trop.

Alors c'était fini ? Tous ces moments qu'ils avaient passé ensemble, le souvenir des soirs où il l'avait rencontrée, plus ou moins par surprise, dans un bar, dans une galerie d'art, au bord d'une gondole vénitienne... Tous ces moments qu'ils avaient partagés à la bibliothèque, les discussions passionnées, parfois enragées, qu'ils avaient eues, les sourires qu'il lui avait volés, les réflexions fraîches qu'il avait admirées sur ce visage sérieux, ces phrases lancées à la volée qui le laissaient toujours abruti... Tout cela était fini ? Renvoyé à une réalité inaccessible ? 

Julia la mystérieuse, Julia l'éphémère... Elle était passée dans sa vie comme une étoile filante. Ce weekend, elle était venue le gratifier une dernière fois de sa présence lumineuse, avant de sombrer de nouveau dans l'obscurité du monde, et il n'avait pas compris ce que cela signifiait. Ç'avait été une imperceptible caresse sur la joue, de celles qui n'ont peut-être jamais existé, et qui laissent pourtant là une brûlure qu'il est difficile d'oublier. 

Et si un jour il venait à le faire, alors personne ne pourrait l'aider à se souvenir. Personne ne pourrait lui dire quel genre de lien les avait unis le temps de quelques mois. Le savait-il seulement lui-même ? Tout prenait fin avant qu'il n'ait pu le comprendre.

Résigné, Alessandro entreprit de sortir du bureau de son supérieur, mais la voix de M. Lartigue le rappela une dernière fois à la réalité. 

- M. Callini, en tant que professeur principal je vous laisse le soin de transmettre l'information au reste de l'équipe pédagogique.

- Bien sûr.

Bien sûr, l'équipe pédagogique, le professeur principal... il était pour elle, pour tous ici, le professeur principal de la Première ES1. Ses doigts recroquevillés s'enfonçaient inconsciemment dans la chair tendre de sa paume, comme s'ils s'accrochaient à la réalité et se refusaient fermement à glisser dans les abysses de sa pensée. Le professeur principal. C'était bien à ce rôle qu'il devait être concentré. 


***


Les semaines passèrent et se ressemblèrent toutes, fades et insignifiantes. Le rythme des cours s'intensifia aux abords du mois d'avril, comme chaque année qu'il avait passée à enseigner en classe de Première, mais cette fois, c'était un rythme salvateur. Entre ses recherches à la bibliothèque, ses préparations de cours, de descriptifs du baccalauréat blanc et ses corrections, Alessandro parvenait à fuir sa déprime des dernières semaines. Le départ de Julia, bien plus que de le priver d'agréables moments coupés du temps, avait réveillé chez lui le sentiment d'insatisfaction qui le saisissait lorsqu'il pensait à sa vie, à ce qu'il était parvenu à accomplir jusqu'à présent. Rien, pour ainsi dire, rien qui le rendait excessivement fier, ou qui lui conférait même une vague impression d'accomplissement. 

Toutes ces semaines, il n'avait pas cherché à recontacter Zita. Il n'avait plus la force de se battre, ou peut-être ne l'avait-il jamais eue. Il avait laissé la situation lui échapper, se décomposer lentement, inévitablement, hanté par les mots de Philippe, et inconsciemment marqué par la conversation qu'il avait eue avec Julia un soir, sur un banc de la ville. Par fierté, elle n'avait pas cherché à le joindre la première, pleurant tous les soirs dans les bras de l'amie qui l'avait accueillie chez elle en attendant qu'elle trouve un nouveau logement, ou qu'il revienne vers elle, ce qu'il n'avait jamais fait. 

Un jour, Alessandro découvrit dans sa boite aux lettres une enveloppe mystérieuse, sans expéditeur, qu'il s'était empressé d'ouvrir comme si elle avait pu contenir un remède inespéré à ses maux des derniers temps, mais sa hâte retomba bien vite lorsqu'il reconnut l'écriture de Zita, et la bague de fiançailles enveloppée dans une feuille de Sopalin. Elle lui demandait la faveur d'emballer le peu d'affaires qu'elle avait encore chez lui dans des cartons, qu'elle passerait prendre lorsqu'il serait au travail, déposant au passage les clés de l'appartement qu'elle avait gardées. Elle ne demandait pas à le voir. Elle ne demandait pas d'explications. 

Si Alessandro avait insisté, s'il l'avait contactée ou qu'il était resté à son appartement lorsqu'elle était passée, il aurait pu très facilement regagner sa fiancée, sa confiance, son amour. Mais il emballa les affaires soigneusement, et il fit attention à ce que chaque carton ne soit pas trop lourd pour qu'elle puisse les porter à sa voiture seule et sans difficultés. 

Il avait été lâche, et c'est cette même lâcheté qui l'avait saisi lorsqu'il avait pressé le pas à travers le centre amménagé où sa grand-mère était internée, les yeux embrumés par la colère, et qu'il était tombée nez à nez avec Zita, qui y travallait. Il n'avait rien pu dire, trop plein d'émotions, mais il avait un bref instant été ramené au jour où il l'avait rencontrée dans ce même établissement, alors qu'il rendait une visite commune à sa grand-mère. Cette dernière avait toujours eu le chic de vanter les mérites de son petit-fils, de lui présenter les jolies jeunes femmes qu'elle avait comme aides soignantes au quotidien, et les pousser à faire connaissance. Tout le service en riait. On disait qu'elle était bien plus impatiente de pouvoir jouer les entremetteuses entre l'une de ces femmes célibataires et lui, que de le voir seul et lui demander des nouvelles de sa vie. Lorsque Zita était arrivée dans l'équipe, il y a deux ans de cela, la vieille femme n'avait cessé de la couvrir d'éloges. Après tout, c'était une italienne, elle aussi. Elle venait d'arriver dans le pays, elle ne parlait pas très bien la langue locale. Cela leur faisait un point en commun, et il est vrai qu'il était beau de les voir interragir, de voir les grands gestes et les grands sourires si rares de la vieille dame et les révérences joyeuses de la jeune trentenaire. Zita était la première qui l'avait intrigué au point de s'attarder plus longtemps dans l'établissement, de chercher à lui faire la conversation, et de l'inviter au restaurant. C'était une très belle femme, pleine d'esprit, qui avait le sourire communicatif. Mais ce jour-là, le visage de Zita était profondément triste. Elle ne souriait pas.

- Condoglianze, lui dit-elle simplement avant de fuir son regard et de reprendre sa route dans le long couloir.

Alba et Tizio, les enfants de sa soeur Liviana étaient présents dans la pièce, tout comme son mari Christian. C'était elle, sa petite soeur, qui l'avait appelée, la voix rompue, pour lui annoncer l'inévitable et — pour autant — impensable nouvelle. Leur grand-mère, la femme inflexible qui les avaient élevés tous les deux, cette femme au caractère inimitable, était décédée dans son sommeil. Alessandro était resté saisi par l'image qui s'était offerte à sa vue. Son corps inerte et pâle était étendu dans une position solennelle, digne, qui lui correspondait si bien. Les mains jointes sur le ventre, la tête relevée par son coussin, elle semblait avoir la même moue de dédain qu'elle lui avait souvent adressé, le menton relevé, les sourcils haut placés. Elle semblait lui dire : voilà, j'ai eu une vie bien remplie, tu peux venir me pleurer à présent. Je suis morte. Ça aurait pu attendre, tout de même... Mais on ne se brouille pas avec le Bon Dieu pour cela. Et toi, 'Sandro, avais-tu compris que le temps filait à ce point vite ? Qu'as-tu fait de ta vie pendant que j'ai vécu ? 

Alba et Tizio l'entourait chaleureusement, posant leurs mains sur les siennes, déversant leurs larmes sur les draps fleuris. La jeunesse, la mort, et le réveil, auprès d'eux, sur la table basse. C'était une terrible réminiscence de la Vanité de Philippe de Champaigne. Alessandro observait le tableau, cette proximité nouvelle, que la vieille femme n'avait jamais accordée à personne, d'un oeil douloureux. Lui aussi avait envie de s'approcher, de prendre la liberté de lui embrasser le front, de lui voler le genre de marques d'amour simples qu'elle n'avait jamais su donner à quiconque, mais il n'en fit rien, resté figé dans un coin de la pièce pour la veiller. Il se souvenait que même enfant, elle ne lui avait accordé une embrassade qu'à de rares exceptions, tapotant maladroitement son dos, ce qu'il percevait à présent comme de la gêne attendrissante et non une répugnance affichée. Tout au long de sa vie, elle avait été une femme étonnamment fière, étonnamment forte. Une seule fois elle l'avait appelée dans ses bras pour l'embrasser. Une seule fois il avait vu son masque froid tomber entièrement et simplement. Alessandro ne l'oublierait pas. C'était le jour où Zita avait annoncé leurs fiançailles. 

Après quelques minutes passées dans le silence, Alessandro se décida à sortir de la pièce. Bientôt commençeraient les préparatifs de la cérémonie, les discussions financières qui les crisperaient tous, le ballet interminable des visites et des pleurs, le partage d'anecdotes qui lui rappeleraient la futilité de l'existence, et le genre de questions ou de remarques que l'on n'aurait jamais osé lui poser dans des circonstances moins intimes : Alessandro ! Je connaissais bien ta grand-mère, tu sais, nous allions à la danse ensemble. Cela fait longtemps que je ne t'ai pas vu ici, tu ne lui rendais plus visite ? Elle m'a dit que tu allais te marier, avec notre petite infirmière, elle était très heureuse pour toi, tu sais. Elle est très gentille, cette petite. Et vous voulez des enfants ?  Tu n'as pas d'enfants, c'est bien ça ?  Tu sais, la vie doit continuer...

Il ne voulait pas être là. Il voulait une cigarette, loin du monde, et c'est ce qu'il s'offrit à l'entrée du bâtiment. Le répit fut de courte durée. 

- Tu t'es remis à fumer ? 

C'était la voix de Liviana, qui l'avait rejoint, arrêtant son fauteuil roulant près de lui. Une tension régnait sourdement entre le frère et la soeur les dernières semaines, depuis qu'elle avait appris par Zita, et pas même par son propre frère, que le couple ne vivait plus ensemble, qu'ils étaient au bord de la rupture. Alessandro ne prit pas la peine d'acquiescer, redirigeant son attention vers les arbres de la cour. Il réagit à peine lorsqu'elle lui demanda ensuite s'il avait parlé à Zita, agitant vaguement la tête pour dire non. Ce n'est que lorsque Liviana laissa échapper un rire amer qu'elle parvint à attirer son attention.

- Quoi ? demanda-t-il, le visage fermé. 

- T'as l'air misérable. 

Les mâchoires d'Alessandro étaient serrées. Ses yeux rouges de fatigue ne restèrent pas détailler sa soeur, cherchant un autre lieu où se poser. Il se mit à secouer la tête. 

- Nonna est morte, et tu me dis que j'ai l'air misérable ? s'insurgea-t-il d'une voix profondément grave et sans appel. Tu crois que ça ne me touche pas ? 

Quoique son regard laissait maintenant transparaître la douleur que Liviana discernait et partageait, elle ne pouvait trouver dans ce moment une quelconque connivence avec son frère. Elle s'y refusait. Pas cette fois. Sous le choc du décès, les nerfs à vif, épuisée par toutes les semaines passées et toutes celles à venir, elle ne chercha pas à calmer les pensées qui lui traversaient l'esprit et qui se déchargèrent bientôt sur Alessandro en paroles italiennes chargées d'amertume et de désespoir.

- Ça faisait plus d'un mois que tu n'étais pas venue la voir. Chaque fois que j'y allais elle me demandait comment tu te portais, comment avançaient les préparatifs du mariage. Je suis allée la voir toutes les semaines, Alex, toutes les semaines ! Pas une fois elle ne m'a demandé comment se passaient les études d'Alba, comment Tizio réussissait au conservatoire, non. Elle me demandait comment tu allais, toi, comment se préparait le mariage ! Elle n'osait plus demander quand tu viendrais lui rendre visite, mon dieu... Tu n'étais pas là, pour voir toutes les questions qu'elle adressait à Zita, pour voir la pauvre s'effondrer dans le couloir chaque fois qu'elle mentait à nonna, pour la rassurer à ta place ! Mais qu'est-ce que tu fous, tu peux me le dire ?

Alessandro n'avait pas porté sa cigarette à sa bouche depuis l'arrivée de sa soeur, et cette dernière s'était presque entièrement consumée au vent. Le regard intensément planté dans le sol, il recueillait la colère de sa soeur comme une juste rétribution. Il s'était volontairement éloigné du centre amménagé pour ne pas avoir à croiser Zita ou l'un de ses collègues qui le connaissaient tous très bien. Jamais il n'aurait pu imaginer que c'est dans cette période que la nonna partirait. La dernière fois qu'ils s'étaient vus, elle s'était promenée à son bras dans le parc, feignant de ne pas aimer dépendre de lui ainsi, affirmant qu'elle se sentait encore suffisamment jeune pour porter dans ses bras quelques petits enfants supplémentaires. Il réalisait à présent tout ce que son éloignement avait fait peser sur sa soeur et sur Zita, toutes les complications que son absence avait engendrée et auxquelles il n'avait pas réfléchi ; auxquelles il n'avait pas voulu réfléchir.

- Je suis désolé...

- Arrête...

Elle reconnaissait ce visage, cet air grave. Le voilà qui fuyait à nouveau. La voilà qui devrait encore jouer le rôle d'aînée à sa place. Elle était fatiguée. Où était Alessandro quand ils avaient besoin de lui ? Que valaient ses excuses ? Il parvenait toujours à trouver refuge ailleurs. Ses sorties lorsqu'ils étaient jeunes, son travail plus tard. Liviana avait vu son frère évoluer, être trimballé de foyer en foyer ; voleur, dealer, hospitalisé, alcoolisé. Elle l'avait vu fréquenter les pires jeunes de leurs quartiers, elle avait assisté à toutes les violentes disputes qui avaient épuisés leurs grands-parents et malgré cela, bien des années plus tard, elle l'avait vu se relever. Elle avait admiré l'ascension rayonnante du jeune homme, qui deviendrait bientôt le parrain bienveillant de ses enfants et qu'elle avait toujours vu, malgré tout, comme son héros, celui qui l'avait toujours défendue du reste du monde, qui avait poussé son fauteuil quand ses propres bras lui faisaient défaut, celui qui s'était évertué à préserver un peu de son innocence d'enfant. C'était cet Alessandro là qui devait prendre la relève de leur père et de leur grand-père. L'homme de la famille. L'homme responsable. Ce rôle qu'il semblait tenir partout, sauf au sein de sa propre famille. Le regard chargé de résignation et de colère, elle observait la chevalière qui trônait fièrement sur son annulaire. 

-  Comment est-ce que tu oses encore la porter ?

Alessandro suivit la direction que Liviana indiquait du regard. Son coeur se resserra de honte lorsqu'il posa les yeux sur le bijou. Qu'avait-il fait ? À quoi avait-il pensé toutes ces dernières semaines ? Pourquoi avait-il à ce point dévié de ses projets ? Quelle folie s'était emparée de lui ? Ça ne pouvait plus durer... Alessandro regardait la chevalière comme il la regardait adolescent, la première fois que son grand-père la lui avait passé au doigt. Il la regardait comme la première fois qu'il s'était dit qu'il ne la méritait pas, qu'elle pesait trop lourd, qu'il n'en voulait pas... qu'il était trop faible pour porter le poids d'un tel objet. Aujourd'hui encore, elle ne seyait pas à son doigt. Aujourd'hui encore, il n'en était pas digne. Il la retira lentement pour l'observer avec attention. Liviana le regarda faire. Elle contempla l'air sérieux de son frère, se demandant quels puissants serments il pouvait bien formuler à la bague. Alors, elle fut surprise qu'il la lui tende. 

- Elle t'a toujours appartenue, lui dit-il d'un air tendre et résigné. 

Les yeux de Liviana s'embrumèrent à ces mots. Jamais elle ne l'aurait cru capable d'avouer ce qu'ils savaient tous les deux depuis tant d'années déjà mais que — par convention sans doute — ils s'étaient refusé à dire. Le poids de leur famille avait pesé si fort sur leurs deux têtes, que parfois, c'était comme s'ils n'avaient jamais cessé d'être ces deux enfants assis sur la banquette arrière, qui se chamaillaient. Leurs vies avaient été renversées ce jour-là avec la voiture. Que serait-il arrivé, s'ils ne s'étaient pas battus ? Elle se l'était demandé tant de fois. Quel genre de soirée auraient-ils passé en famille ? Leur père aurait-il préparé le chocolat chaud qu'il leur avait promis et dont lui seul avait le secret ? Quelle histoire leur mère leur aurait-elle lu avant qu'ils ne s'endorment paisiblement ? Il n'y avait plus jamais eu de chocolat chaud. Il n'y avait plus eu d'histoires. Leurs grands-parents avaient sacrifié leur vie en Italie pour s'installer avec eux en France et préserver le cadre où ils avaient vécu depuis leur enfance. Mais ce n'était plus le même cadre. Ce n'était plus la même éducation. Ce n'était plus le même écart de génération. Et il avait fallu s'adapter. 

Liviana le savait, leurs grands-parents auraient voulu qu'elle rende aussitôt la bague à Alessandro, qu'il assume ses responsabilités, mais ils n'étaient plus là, à présent. C'était seulement eux, Alessandro et elle, eux seuls, et l'ordre des choses, peu à peu, semblait naturellement se redessiner. Ils étaient libres de réinventer leurs vies. La dette dont il s'étaient tous les deux sentis redevables n'était plus à payer. 

Le baiser qu'Alessandro déposa sur son front eut le goût d'une délivrance. Les yeux du frère et de la soeur brillaient d'une lueur tendre et douloureuse quand Alessandro se décida enfin à s'éloigner. 

- Je reviens dans quelques heures, dit-il, et il écrasa sa cigarette dans un cendrier avant de traverser le parc. 


***


Le retour à la ville avait quelque chose d'étrange pour Julia. C'était bien sa ville, toutes les rues qu'elle avait connues, comme si elle ne les avait jamais quittées, mais ce n'était plus tout à fait le cas non plus. Ce rues, elles semblaient avoir perdu de leur attrait. Les souvenirs qui leur étaient attachés n'émouvaient plus Julia comme ils avaient pu le faire avant son départ. Tout cela appartenait au passé. Un passé vers lequel la jeune fille ne voulait plus se tourner. Elle avait hâte de repartir. Elle avait tant aimé les derniers mois chez ses grands-parents qu'elle avait fait le choix de retourner chez eux après son oral de français, pour y passer le reste de l'été. 

Elle s'était installée là-bas dans une petite caravane, posée sur leur terrain, où elle pouvait avoir toute son intimité. Elle partageait avec eux les repas et elle avait redécouvert avec émerveillement l'idée de vivre au rythme de la nature, de se lever avec le chant des oiseaux et de se coucher avec le soleil. Ce n'était pas facile au début, mais le temps fit son oeuvre sans qu'elle ne s'en rende compte. Elle le comprit lorsqu'elle redécouvrit enfin le bonheur simple d'une nuit complète et reposante, dans le calme. Elle avait aimé travailler, lire et se documenter pour son bac, tout en profitant aussi de toutes les balades alentours, un sac de randonnée sur le dos, et des nombreuses rivières sur lesquelles elle avait pu faire du kayak. Elle avait aidé au jardin, dans le potager, elle avait trouvé sa place dans les tâches de la vie quotidienne qui requéraient trop d'efforts à ses grands-parents, et elle s'était alors sentie utile, autrement plus valorisée que les deux années précédentes. Pour la première fois en deux ans, elle se sentait en mouvement. Elle se sentait avancer. Elle avait laissé son téléphone éteint chez elle en partant. Sa mère appelait de temps en temps sur le fixe pour prendre de ses nouvelles. Tous les soirs, elle écrivait, et déversait ses pensées dans le carnet que Victor lui avait offert. Des pensées qui n'étaient destinées à être lues par personne d'autre qu'elle. Au début, c'était le désespoir de la page vide qui l'avait portée.



À force d'essayer et de s'astreindre à cette nouvelle forme de discipline qu'elle s'imposait tous les soirs, les pensées de Julia s'éclaircissaient, et venaient se nourrir de tout ce qu'elle trouvait, de tout ce qu'elle observait dans la journée. Et elle écrivait, elle écrivait sans relâche. Elle éjectait sur le papier toute sa colère et toute sa frustration. Elle pensait à son père, elle pensait à Noa, à Victor, et elle pensait à Alain, à tous les hommes qu'elle avait pris un jour pour la solution à ses problèmes. Un sentiment de révolte la saisissait chaque soir. Elle pensait à Jordane et Lysandre, qu'elle n'avait pas écoutées quand elles cherchaient à l'aider, à Élise et Safia qu'elle n'avait jamais cherché à connaître davantage, elle pensait à sa mère, et à toutes les femmes qu'elle n'avait jamais envisagées comme des alliées. Pourquoi ?


Même fatiguée par une longue journée de marche, elle s'allumait une cigarette et parvenait à transporter la lampe de fortune qui siégeait à l'avant de la caravane jusqu'à son lit, où elle s'allongeait pour griffonner quelques mots sur le papier. Ce n'était pas grand chose, mais peu à peu, Julia s'endormait apaisée, la lumière encore allumée, le cendrier fumant, le visage près de son carnet ouvert.



Enfin, Callini n'avait jamais quitté ses pensées. Elle avait commencé à lui écrire, mais elle n'avait jamais envoyé ses lettres. Pourquoi l'aurait-elle fait ? Pour s'excuser de ne l'avoir pas prévenu de son départ ? Pour lui raconter sa vie dans le Tarn ? Ils n'avaient jamais été très bavards. Ils n'avaient jamais parlé de futilités... Alors, les écrire ? Cela n'avait aucun sens. 

Elle avait tourné et retourné dans sa tête tous les moments qu'ils avaient échangé, elle s'était endormie avec eux ; coupée du monde, elle s'était servie du souvenir de la tension qu'elle ressentait à son contact pour se donner du plaisir les nuits où l'écriture ne l'aidait pas à trouver le sommeil. Ces moments, ces délicieux moments passés avec lui, et toutes les sensations qui les avaient accompagnées, elle pouvait les rejouer en boucle dans son esprit, mais il lui était impossible de les poser sur le papier. Les mots étaient tout d'un coup trop faibles, ils ne suffisaient pas. Chacun d'entre eux était devenu une case trop petite pour qualifier avec justesse la nature du lien qu'ils avaient développé. Ce lien indescriptible, qu'elle n'avait jamais expérimenté auparavant, et qu'il avait semblé découvrir lui aussi pour la première fois. 

Était-elle vraiment tombée amoureuse de Callini ? Ce qu'elle ressentait n'avait pas grand chose à voir avec ce qu'elle avait vécu avec Victor. Elle savait ce que l'amour fait au corps, l'état d'alerte et d'abrutissement dans lequel il pouvait la plonger. Mais ce n'était rien de tout cela. C'était léger, une imperceptible et constante dose de dopamine qui restait tourbillonner là, tendrement, et qui apaisait tout le corps abandonné à elle. L'envie de parler à Callini et de continuer à entretenir de longues discussions avec lui semblait passer avant le désir qu'elle avait de découvrir son corps et le plaisir qu'elle pourrait en tirer. C'était un sentiment curieux pour Julia qui ne jurait que par les corps, un sentiment si curieux qu'elle avait presque envie d'en rire, du rire étonné de ceux qui embrassent l'absurdité du monde. Ce genre d'amour-là, si c'était bien de cela dont il s'agissait, elle l'avait déjà consommé depuis des années, des siècles peut-être. 

Chaque fois qu'elle se surprenait à les imaginer dans le même lit, ce n'était pas sur leurs ébats qu'elle s'attardait, mais sur leurs deux corps nus étendus nonchalamment sur le lit, sur les cigarettes au bord de leurs lèvres, leurs yeux contemplant le plafond ou se lançant des regards de côté, et toutes les conversations passionnantes qu'ils auraient pu avoir dans le temps infini d'une nuit... Mais ils auraient fini par s'en lasser, par oublier ce que c'était que cette sensation indescriptible qui les tenaient liés, comme l'on oublie toujours la puissance des personnes qui nous entourent et qui se fondent progressivement dans le décor rassurant de nos vies. Julia ne voulait pas de cela. Elle ne voulait pas perdre l'intensité du feu qu'elle ressentait auprès de Callini et la douce frustration qui la saisissait loin de lui, ce feu qui la rendait vivante et qui – elle le réalisa lors de ses nombreuses réflexions nocturnes – se serait rapidement éteint s'il avait simplement cédé à ses avances. Non, elle ne voulait pas aimer Alessandro Callini, pas comme cela. Mais elle ne voulait pas l'oublier. Elle voulait trouver la voie unique par laquelle ils pourraient s'aimer à leur manière. Elle était venue à les imaginer se retrouver une fois par an, à la même date, pour passer une nuit ensemble. D'année en année, ils auraient vu leurs corps se transformer, leurs idées et leurs visions du monde évoluer. Ils auraient fait l'amour et auraient passé le reste de la nuit à parler. Ils auraient eu tant de choses à se raconter. Leurs amours, leurs réussites et leurs échecs. Ils se seraient tout dit, sans honte, sans retenue, chaque année. Ce qu'elle aurait aimé lui proposer cela ; que leurs rencontres fassent revivre chaque fois en eux la trace d'une humanité qui se perd dans un quotidien répétitif et ordinaire ; qu'ils deviennent l'un pour l'autre un miroir qui les empêcherait de consommer leurs vies sans peser la valeur de tous les instants passés et de tous ceux à venir.

L'idée l'avait tant obsédée qu'elle l'avait écrite dans l'une des lettres qu'elle n'avait jamais envoyées. Qu'aurait-il pensé de cette folie ? Lui qui vivait si douloureusement l'idée de vieillir, lui qui voulait se bâtir une famille, une vie stable ; tout ce qu'elle voulait fuir aujourd'hui. Non, il trouverait peut-être l'idée belle, mais il la dirait irréalisable. Non, il ne la suivrait pas. 

Tous ces mois et toutes ces lettres plus tard, Julia s'était faite à l'idée que leur lien, quoique étonnamment puissant, était éphémère et qu'il viendrait tôt ou tard à s'évanouir, comme tout ce qu'elle avait un jour cru si important. 

Parfois, il était bon de ne pas se souvenir. Il était bon d'avancer.


Le jour du bac approchait et sans crier gare, Julia se retrouvait bientôt devant les grilles familières du lycée qu'elle avait abandonnées quelques mois plus tôt. Guidée par les panneaux installés sur le parvis, elle trouva sans difficultés la salle dans laquelle allait se passer le grand examen. De nombreux élèves y rentraient déjà tandis que d'autres fumaient encore à l'extérieur ou discutaient dans le sas d'entrée. Parmi eux, elle retrouva des visages familiers de sa classe ; ceux de Yasmine et de Manon, qui lui offraient des sourires timides ; ceux d'Adel et Driss, qui lui lançaient des regards curieux, des regards de biais ; et celui d'Anna, qui s'approcha tout d'un coup d'elle tandis que les autres s'engouffraient dans la salle d'examen.

- Salut, lui offrit-elle d'un air mi-ennuyé, mi-accueillant.

- Salut, rétorqua de même Julia, surprise par l'initiative de sa camarade. 

- De retour pour la purge finale ? 

Les yeux d'Anna étaient fuyants. Elle ne donnait pas l'impression de vouloir lui faire la conversation, mais les expressions de son visage semblaient à Julia étrangement plus amicales que dans son souvenir.

- Oui...

- T'as bien fait de te tirer, t'as rien loupé les derniers mois... 

Rien n'y faisait, Julia ne voyait pas pourquoi Anna était venue lui parler, ou pourquoi elle s'évertuait à chercher des sujets de discussion au lieu de se concentrer sur l'épreuve à venir. Incertaine, elle lui offrit un demi-sourire. 

- Quand faut y aller, conclut la jeune blonde en jetant un coup d'oeil gêné aux portes ouvertes de la salle. Bon courage, je suppose. 

- Ouais, souffla Julia d'un air absent, à toi aussi. 

Alors qu'elles s'étaient toutes les deux mises en marche vers la salle tant redoutée, Anna ralentit une dernière fois pour se retrouver à hauteur de Julia. Elle lui murmura d'un air hésitant :

- Au fait... Callini s'en va. Il quitte le lycée. J'ai pensé que tu voudrais le savoir. 

Les yeux de Julia s'arrondirent imperceptiblement. Pourquoi lui parlait-elle de lui, tout à coup  ? Par prudence, elle ne lui demanda pas, et se contenta d'acquiescer silencieusement avant de rentrer dans la grande salle de théâtre où des centaines de tables étaient alignées. Callini quittait lui aussi le lycée...


***


Alessandro était assis à une chaise entre deux de ses collègues, bavardant sur la scène surélevée où avaient été installées les tables des surveillants. Un instant, une vague intuition l'amena à relever le regard de ses listes de présence pour jeter un œil à la porte ouverte de la salle d'où pénétrait, à flots réguliers, les candidats du jour. Alors, son cœur eut un raté, sa poitrine se resserra. Il se redressa sur sa chaise, et laissa couler dans le fond de sa gorge un long soupir transi.

Julia se tenait là. Elle apparaissait dans l'éclat de la lumière extérieur : belle, rayonnante, comme elle ne l'avait jamais été encore. Sa peau avait pris des teintes caramel qu'il ne lui connaissait pas. Mais ses yeux, eux, n'avaient pas changé. Et elle le regardait, couronnée par ce rayonnement, comme si elle avait pu le transpercer du regard, comme si elle avait pu l'attirer à lui, et le prendre dans ses bras. Anna fut la seule témoin de cet échange. Callini regardait Julia comme s'il voyait pour la première fois. 

C'est l'air chargé d'une tension nouvelle que les deux jeunes filles montèrent sur la scène pour signer les premières listes d'émargement. Alessandro s'était contraint à détacher son regard de Julia un instant, frottant sa barbe tandis qu'il faisait mine de chercher son nom dans la liste. Ce nom qu'il avait repéré et relu déjà plusieurs fois dans la matinée. Elle se trouvait à présent debout face à lui. Il avait anticipé ce moment, il l'avait imaginé plusieurs fois depuis le matin, mais il n'avait pu anticiper l'effet qu'il allait produire sur lui. Toutes les résolutions qu'il avait prises, les longues discussions qu'il avait eues avec lui-même depuis le décès de sa grand-mère et qui avaient fini par le convaincre de mettre un point final à cette relation, quelle qu'elle soit, semblaient tout d'un coup s'affaiblir. 

 La flamme qui sautillait dans leurs yeux ébranlés parlait davantage que le bonjour qu'ils s'adressèrent. Il était si heureux de la revoir que, pour une seconde, il ne contrôla pas le sourire qui égaya ses lèvres. Les battements fous du coeur de Julia ne le contredisait pas. 

Voilà, nos chemins se croisent à nouveau, pensa-t-elle, peut-être une dernière fois, avant que nous nous tournions le dos pour de bon. Elle avait anticipé ce moment, mais pas suffisamment pour réaliser que la joie de le retrouver éclipserait entièrement la perspective triste de le quitter de nouveau. Derrière leurs salutations cordiales, les sourires pour lors retenus de Julia et d'Alessandro leur torturaient les lèvres. 

Puis, sans qu'ils n'aient pu s'échanger un mot de plus sous le regard scrutateur des deux autres collègues, Julia suivit Anna qui descendait de la scène et elle alla s'installer à la table qui lui était assignée. Les professeurs se levèrent bientôt pour passer dans les rangs, déposer les sujets face cachée, vérifier les cartes d'identité. 

Alessandro ne tarda pas à gagner le rang de Julia. Chaque nouveau regard, chaque nouvelle seconde qu'ils passaient l'un face à l'autre semblaient alimenter chez eux une étonnante redécouverte. Ils se regardaient parfois avec l'oeil perçant des amants cachés, parfois avec la tendresse des amis d'enfance qui se reconnaissent au loin, mais qui n'osent pas encore s'adresser la parole. 

Alessandro grignota un sourire en prenant en mains la carte sur laquelle il reconnaissait à peine le visage de Julia, une enfant de quatre ou cinq ans à la frange bizzarement taillée, qui se retenait manifestement de sourire et laissait apparaître une dent en moins.

- Pas un commentaire, murmura Julia d'un air plus amusé que menaçant.

- Je n'oserais pas, un petit soleil pareil..., murmura-t-il à son tour, reposant la carte sur la table.

Julia, qui ne l'avait pas quitté des yeux, se retint de rire à sa remarque taquine, les lèvres pincées et le regard joueur. Sa voix grave et chantante  avait coulé comme un baume dans sa poitrine. Il n'avait pas oublié l'anecdote puérile qu'elle lui avait partagé un jour à la bibliothèque. Petit soleil. Ce surnom que lui avaient trouvé les quelques camarades d'école avec qui elle s'entendait. Ce surnom ridicule, par lequel on ne l'avait pas appelée depuis bien longtemps. 

- Bon courage, lui souffla-t-il dans un murmure à peine audible, s'approchant plus près pour déposer le sujet d'examen sur sa table.

Elle aurait aimé qu'il ne parte pas, qu'il la regarde encore, et qu'ils réparent tout de suite ensemble les mois de discussion qu'ils avaient laissés derrière eux. L'odeur qu'il laissa flotter derrière lui parvint à la ramener des semaines en arrière, le soir où elle l'avait laissé seul à sa voiture. Le regard doux et pénétrant qu'il lui avait adressé avant de procéder à la vérification de la table suivante dansait encore devant ses yeux tandis qu'il se tenait dans son dos, et Julia en ressentait un apaisement inédit. Il avait compris pourquoi elle était partie sans rien lui dire. Leur lien n'avait pas été rompu. Il ne lui en voulait pas... 

C'était peut-être la dernière fois qu'elle entendrait sa voix. Les paroles qu'il avait prononcées étaient peut-être les dernières qu'elle entendrait de sa part, si futiles, si fragiles, si éphémères... et à cette idée, elles se chargeaient tout d'un coup d'une puissance mystique qui gonflait la poitrine de Julia. Bon courage... Combien de courage lui faudrait-il encore pour remettre sa vie sur le bon chemin, combien de coeur devrait-elle mettre dans cette lutte de tous les jours ? Elle aurait aimé lui raconter ce qu'elle avait fait à la campagne, comment elle s'était sentie revivre, les progrès qu'elle avait accomplis, mais aussi quels doutes la traversaient encore. Elle aurait voulu qu'il lui donne la réponse à sa question, combien de temps cela prendrait-il encore ? Mais ç'aurait été trop simple. Aujourd'hui, elle n'avait pas le choix : elle aurait du courage, ou rien. 


***


Ils avaient tous les deux retourné le sujet en même temps, et l'avait découvert avec la même curiosité littéraire. C'était un sujet compliqué, remarqua Alessandro, mais ils avaient vu les questions du vécu et de l'imaginaire en classe. Ils avaient vu l'écriture biographique et ses variantes. Sans doute, la plupart de ses élèves choisiraient la dissertation et s'en sortiraient correctement. Le sujet de commentaire, toutefois, était si ardu, et si intéressant, si stimulant... Il espérait que Julia ose le choisir, pour se démarquer des autres candidats, et montrer à ses correcteurs toute la finesse d'analyse dont il la savait capable. Le regard serein qu'elle lui adressa avait suffi à le conforter. Il se sentait soudain avoir assez d'orgueil pour eux deux, et il souhaitait la voir briller aujourd'hui. Il ne pouvait s'empêcher de la regarder travailler, comme il l'avait si souvent fait à la bibliothèque, tout en faisant attention à ne pas la distraire. C'était comme s'ils retrouvaient tout d'un coup l'ambiance studieuse qui les avait portés de longues fin d'après-midi. S'il leur prenait de lever les yeux, ils savaient qu'ils rencontreraient un regard familier et rassurant qui les inviterait à continuer, à se surpasser peut-être.


Julia fut parmi les premiers à lever la main pour quitter l'épreuve. Trois heures étaient passées, et Alessandro n'était pas inquiet. Il savait de quoi la jeune fille était capable. Il ressentait toutefois une pointe de frustration à la voir revenir vers lui pour émarger la liste de sortie, et la regarder s'en aller sans pouvoir lui adresser un mot de plus, sans même pouvoir la suivre. Ça n'avait duré que quelques secondes. Son ventre s'était tordu de contrariété lorsqu'il avait dû lui adresser un « au revoir » de politesse, un « au revoir » si impersonnel. Non, ce ne pouvait pas être les seuls mots qu'ils s'échangeraient aujourd'hui, après tout ce temps... Le poids de la salle d'examen, le poids du lycée et de ses conventions, les avait écrasés tout deux sans qu'ils ne puissent rien y faire. Ils s'étaient fui du regard, comme cela leur était rarement arrivé. Ils n'avaient pas su affronter l'idée qu'il s'agissait peut-être là de leur dernière interaction. Ils n'avaient pas pu apprécier le silence des regards comme ils l'avaient si souvent fait. Quelle médiocre interaction. Alessandro savait qu'elle attendrait un signe de sa part. Il savait que s'il avait regardé Julia avec insistance à ce moment-là, il lui aurait aussitôt fait comprendre qu'elle pouvait l'attendre, qu'ils devraient parler, mais il aurait aussi joué à un jeu dangereux. Il lui aurait peut-être donné l'espoir que les cartes aient été de nouveau redistribuées. Ce n'était pas le cas. Alessandro avait fui le regard de Julia parce qu'il ne voulait pas faire face à l'idée qu'il ne la reverrait peut-être pas, mais aussi parce qu'il savait, au fond, qu'il ne fallait pas qu'ils se parlent. 


***


L'après-midi fut interminable. Après que le dernier élève soit sorti de la pièce, venait le moment de ranger la salle qu'ils avaient installé le matin même, de vérifier les tas de copies et les listes d'émargement pour les envoyer au plus tôt à l'administration. Lorsque Alessandro sortit enfin du bâtiment, le soleil commençait déjà à décliner dans le ciel. Il prit une grande inspiration et emplit ses poumons de l'air d'été qui lui permettait encore de rester en chemise à dix-huit heures. Le parvis du lycée s'était clairsemé, et seules quelques bandes éparses étaient restées profiter d'une cigarette, ou d'un peu de musique à l'entrée du lycée. Il avait espéré un instant croiser le regard de Julia au loin, à peine caché derrière un haie derrière laquelle il aurait pu la suivre, mais la jeune fille ne faisait pas partie du décor. 

Comme la dernière fois, elle avait bien fait de partir. Peut-être avait-elle compris cette fois que c'est ce qu'il attendait d'elle. Le lycée était bien le dernier endroit où il voulait discuter avec Julia, et quand bien même cela signifiait qu'ils ne se reparleraient jamais de nouveau, il s'était longuement préparé à cette idée. Il cherchait à se sentir en paix avec elle, comme il l'avait été les derniers mois. Il se raisonnait, se rappelait qu'ils avaient déjà tiré de leur relation bien plus que ce qu'ils n'auraient dû en faire, et —  s'il mettait sa frustration de côté un instant — c'était bien suffisant. C'était bien suffisant. 

Alessandro retourna à la salle des professeurs par habitude, il se servit un café, tout d'un coup nostalgique de toutes les fins d'années qu'il avait passé là, et du calme rare dont se chargeait cette salle peu lumineuse aux abords du mois de Juin. Puisqu'il n'y avait là personne avec qui discuter, il eut l'idée de jeter un œil à son casier. 

Par-dessus les quelques papiers qui s'étaient entassés là au cours de l'année, une enveloppe était posée. Il s'en saisit, pensant tout d'abord aux démarches qu'il avait entreprises pour demander sa mutation, mais il fut surpris de constater que l'enveloppe était vierge. Alors, une intuition lui saisit les entrailles. Il le savait, il en était persuadé. Elle lui avait écrit.

Il ne prit pas la peine de s'asseoir pour ouvrir l'enveloppe, pressé tout à coup de découvrir les mots précieux qui allaient remplacer les piteux au revoir qu'ils s'étaient adressés. Il ne s'était pas trompé. C'était bien son écriture, les traits constants et harmonieux de ses mots. Mais à première vue, la lettre était courte, trop courte. 


Alessandro ressortit de sa lecture incroyablement confus. 

Ce n'était pas possible. Cela ne faisait aucun sens... Si elle avait été sérieuse, sa lettre aurait été d'une niaiserie enfantine. Mais ce n'était pas cela. Ce n'était pas Julia. Julia, la véritable Julia, se foutait de lui... Elle avait dormi lors de son premier cours sur la poésie. Elle ne s'était jamais privée de lui dire que ses cours l'avaient ennuyée, encore moins de remettre en question les devoirs qu'il donnait et de s'occuper à dessiner avec Noa au lieu de l'écouter. Rien. Rien de ce qu'elle avait écrit dans cette lettre n'était vrai. Elle se foutait de lui, et Alessandro riait. 

Perplexe, il relisait la lettre sans y comprendre quoique ce soit, si ce n'est qu'elle l'avait bien eu, une nouvelle fois, par l'une de ses pirouettes sarcastiques. Elle l'avait encore une fois surprise, et il ne pouvait retenir le rire tendre qui le secouait. Son attention s'arrêta alors un instant sur Musset. Il se demandait pourquoi elle avait laissé là cette mention particulière, alors qu'ils l'avaient à peine abordé en classe, à travers sa correspondance avec Sand... Et alors, une lueur traversa le regard d'Alessandro, son visage redevint sérieux. Il relut le message une nouvelle fois, sous un nouveau jour, et après un bref soupir étonné, son rire redoubla dans la salle vide. Des larmes lui montèrent aux yeux. Cette fois, il dut s'asseoir et porter une main à son front pour relire les premiers mots de chaque ligne écrite. Il déglutit, le coeur lourd, il relut à la verticale : je ne vous oublierai pas. C'est ce qu'elle lui avait écrit. Le message qu'elle avait voulu lui transmettre. La seule chose de vraie dans toute cette lettre. 

Son torse se gonfla d'un souffle puissant et indescriptible. Derrière l'aveu personnel de Julia, Alessandro réalisa qu'il était en train de lire, sans doute, le plus bel hommage à son métier que personne ne lui avait jamais rendu. Tout le paradoxe de ce dernier ne se trouvait-il pas condensé là, en une phrase ? En avait-elle eu conscience lorsqu'elle l'écrivit ? Dans ces quelques mots, elle avait dit adieu au professeur et salué l'homme qu'il était. Cet homme qui ne l'aurait pas marquée par les connaissances qu'il avait cherché à lui transmettre, qui ne l'aurait pas marquée par toutes ces heures de travail en cours ou à la bibliothèque qui resteraient aux yeux du monde la seule trace de leurs interactions, mais par sa personne, par tous les moments tus qu'elle n'avait pu écrire sur la feuille mais qu'il devinait entre les mots. Tous ces moments où ils étaient sortis de leurs rôles pour s'apprécier purement et simplement, en tant que personnes. Alors que tout autour d'eux s'était effrondré, désagrégé, que tout s'était évertué à les décourager dans cette année sombre et profondément triste, ils s'étaient trouvés. Ils avaient été là l'un pour l'autre, autant qu'ils pouvaient l'être. Dans les quelques mots à peine cachés de la lettre transparaissait toute l'estime que Julia avait pour l'homme qu'il était, cette estime dont il se sentait tout d'un coup honoré. Elle lui faisait la promesse de ne pas l'oublier. Elle ne l'oublierait pas... et cette certitude, aussi douloureuse qu'elle lui paraissait dans l'instant, le rendait à la fois triste et heureux.

La porte de salle s'ouvrit tandis qu'il continuait de contempler la lettre, et Thomas Duval fut surpris de découvrir le visage endeuillé de son collègue.

- Eh, murmura-t-il, quoi de neuf ?

Gêné d'avoir été pris sur le fait, Alessandro renifla une fois et s'essuya les yeux d'un geste de la main. Thomas avait très vite mis l'œil sur la lettre qu'il avait dans les mains et qu'il referma curieusement en le voyant approcher.

- Qu'est-ce que tu lis ? demanda-t-il en jetant un œil inquisiteur sur la feuille de papier, « Delaunay »... Julia Delaunay ? La gamine t'a écrit une lettre ?

Alessandro avait replié la feuille une seconde trop tard pour que Thomas n'y reconnaisse pas inscrit, au bas de la page, le nom de leur élève. Sur le moment, l'italien ne trouva d'autre option que de la lui tendre, incapable de justifier son comportement par la parole. La moue qui anima le visage de son collègue le rassura cependant.

- Excuse-moi, mais... Tu es sûr qu'elle ne se fout pas un peu de toi, là ? demanda-t-il avec une pointe de dédain. Le ton a l'air très ironique. M'enfin... C'est peut-être sa manière de dire que ça lui a plu tout de même.

Alessandro contint alors un rire d'amusement, soufflant un bref « oui » qui laissait transparaître son soulagement et la béate réflexion dans laquelle il s'était égaré.

- Plus que les maths en tout cas, acheva Thomas en lui rendant la lettre repliée.

En observant un instant encore son collègue et l'état d'émotion dans lequel l'avait manifestement plongé ce bout de papier, il ne put s'empêcher d'ajouter :

- Je ne te savais pas si sensible...

À ces mots, Alessandro pencha la tête de biais. Il eut un sourire qui n'atteignit pas tout à fait ses yeux, perdus dans le lointain.

- Moi non plus.

Sans chercher à en savoir plus, Thomas déposa une tape amicale sur l'épaule de son collègue, pressé de rentrer chez lui et de profiter des derniers rayons du soleil dans son jardin.

- Bien, tu peux être fier. T'as bien fait ton boulot.

Il s'en retourna ainsi à ses affaires tandis qu'Alessandro resta longuement contempler ces paroles, qui lui avait trouées le ventre, comme si elles avaient détenues une vérité cachée qui n'apparaissait désormais qu'à lui seul. Alessandro savait qu'il avait dépassé mille fois les contours de son métier d'enseignant. Il savait que tous ici auraient condamné son attitude. Il relisait encore une fois la lettre, cette lettre qui laissait voir plus de reconnaissance qu'il n'avait jamais reçu de quiconque dans sa vie, et il se disait qu'alors peut-être qu'au fond, oui, il avait fait son boulot. Son boulot d'humain. L'un des boulots les plus exigeants au monde. Et pour un bref instant alors, Alessandro se sentait accompli.


NDA : Je sais que ce chapitre était ardu, long, qu'il en a peut-être déçu certains qui espéraient des retrouvailles moins en retenue... Je remercie en tout cas ceux qui ont été au bout de ce dernier, ceux qui voteront et commenteront. Il reste encore un dernier chapitre après lui, qui recèle, je l'espère, de belles surprises, ainsi qu'un "épilogue", qui correspondra plutôt à un bonus ajouté à l'histoire. L'aventure touche presque à sa fin, et je tiens déjà à remercier tous ceux qui ont accompagné Alex et Julia jusqu'à présent, et qui restent attachés à eux. Merci pour tout.

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