Parle-moi du bonheur (profess...

By DyanaLock

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La vie est un puzzle complexe. Pièce par pièce, la pétillante et déterminée Julia, du haut de ses quinze ans... More

Avis au lecteur
Chapitre 1 : Retour en enfer
Chapitre 2 : Un fantôme de chair
Chapitre 3 : My least favorite life
Chapitre 4 : Cheers Darlin'
Chapitre 5 : Le début des ennuis
Chapitre 6 : Le dernier mot
Chapitre 7 : Le pouvoir des choses
Chapitre 8 : Amitiés
Chapitre 9 : Birds through the night
Chapitre 10 : Voyage au bout de la nuit - Première partie
Chapitre 11 : Voyage au bout de la nuit - Deuxième partie
Chapitre 12 : Vivere e sorridere
Chapitre 13 : Rendez-vous manqués
Chapitre 14 : Des fleurs bleues et des sorcières
Chapitre 15 : Deux oiseaux noirs au bord du nid - Première partie
Chapitre 16 : Deux oiseaux noirs au bord du nid - Deuxième partie
Chapitre 17 : Acta est fabula
Chapitre 18 : Promis
Chapitre 19 : Des taz et de l'art
Chapitre 20 : Le Roman de Silence
Chapitre 21 : Là où brillent les étoiles
Chapitre 22 : Vers la folie et ses soleils
Chapitre 24 : Musicienne du silence
Chapitre 25 : Les planètes continuent de tourner

Chapitre 23 : Dormez heureux

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By DyanaLock

On aura beau tout savoir, tout manigancer, tout organiser, tout manipuler, penser à tout, le sexe nous déborde. C'est un jeu très risqué. On éviterait les deux tiers de ses problèmes si on ne s'aventurait pas hors des balises pour baiser. C'est le sexe qui jette le désordre dans nos vies bien réglées en temps normal. Je le sais aussi bien qu'un autre. Toutes tes vanités, jusqu'à la dernière, feront retour pour te moquer. Il suffit de lire le Don Juan de Byron. Oui, mais que faire, quand on a soixante-deux ans, et qu'on se dit que jamais plus on n'aura la jouissance d'un objet aussi parfait ? Que faire quand on a soixante-deux ans et que l'urgence de cueillir ce qui se cueille encore n'a jamais été aussi impérieuse ?
Que faire quand on a soixante-deux ans et qu'on comprend que ces pièces détachées jusque-là invisibles (les reins, les poumons, les veines, les artères, le cerveau, les intestins, la prostate, le coeur) vont commencer à se manifester de la manière la plus alarmante à mesure que l'organe jusque-là si central est condamné à se rabougrir jusqu'à l'insignifiance ?

- La Bête qui meurt, Philip Roth. 



Lorsque la porte d'entrée s'ouvrit sur Alessandro ce soir-là, il fut accueillit par deux paires de bras qui se jetèrent simultanément à son cou. Son grand sourire dissimulait tant bien que mal ses traits crispés et son important manque de sommeil.

- Tonton  ! s'écrièrent les deux fillettes en chœur.

- Hé ! se réjouit-il d'un air tendre en les soutenant chacune d'un bras. Comment s'est passé la semaine ?

- J'ai fait de la danse à l'école ! rétorqua la petite Daphné, qui enserrerait le cou de l'italien du haut de ses sept ans.

- De la danse ? C'est superbe ça. 

- Et moi du dessin ! enchaîna aussitôt la petite dernière de quatre ans, qui voulait aussi grignoter sa part d'attention.

- Daphné, Lilou... Laissez-le au moins rentrer ! Vous n'êtes pas croyables, intervint Philippe, un rire dans la voix. On dirait que ça fait un an que tu n'es pas venu ici. 

Daphné descendit la première des bras d'Alessandro, et la petite Lilou remua à son tour pour qu'il la laisse courir après elle. Les deux hommes s'accolèrent chaleureusement, comme deux frères, et le regard de Phil s'attarda un peu sur le visage de son ami, sans qu'il n'ose rien dire. Alessandro évita soigneusement de rencontrer son expression inquisitrice, ne tardant pas à rejoindre le salon qu'il connaissait par coeur, et le renfoncement dans lequel se trouvait la cuisine. Il retira son manteau et embrassa affectueusement Caroline, affairée devant les plaques de cuisson. Elle prit le temps de lui rendre une étreinte complice.

- Hm, ça sent bon, dit-il par-dessus son épaule. Comment s'est passé la semaine ?

- Oh, tu sais, la routine, répliqua-t-elle sans grand enthousiasme, ce à quoi Alessandro acquiesça, songeur. 

La routine... Sans surprises, sans problèmes. Ce qu'il aimerait y retourner...

- C'est Phil qui a fait le dessert ce soir, ajouta-t-elle avec un air de malice dans la voix, qui interpella Alessandro et le sortit de ses pensées. 

- Toi, mon mignon ? s'étonna l'italien en adressant un regard amusé à son ami. Qu'est-ce que tu nous a fait de beau, une compote ? 

- Écoute... moi, au moins, je cuisine, répliqua l'autre depuis le salon, feignant de n'être pas amusé par son sous-entendu taquin. Je te ferai remarquer qu'on attend toujours ton fameux « Zuccotto ». 

- Ah oui, tonton ! Le Zucco'ko, on l'attend. 

- Tiens, tu vois ! s'exclama Phil d'un air théâtral, sautant sur la spontanéité de Lilou, qui passait par la cuisine, pour enfoncer son propos.

Alessandro adressa de grands yeux étonnés à la petite, qui laissa échapper un cri de frayeur et d'amusement.

- Reviens-là, birbantellà ! (Reviens-là, petite canaille) protesta-t-il, s'approchant d'elle pour la soulever du sol. Il n'était pas bon, le Panettone ? demanda-t-il en dissimulant mal son sourire face aux rires déchaînés de la petite. 

Il la relâcha, s'accroupissant à sa hauteur. Lilou se calma alors à une rapidité presque suspecte, retournant ses malicieux yeux ronds vers lui et lui posant un doigt sur le nez.

- Connaîs pas, répondit-elle avant de se mettre à rire de plus belle, s'exfiltrant de ses bras à une vitesse folle, de peur que l'homme ne l'attrape de nouveau.

Alessandro se redressa, un faux air de trahison affiché sur le visage. 

- Attention, elle tient de plus en plus de toi, fit-il remarquer à Phil, qui n'avait pas quitté l'interaction du regard et qui s'en amusait.

- C'est ce que je n'arrête pas de lui dire ! s'exclama Caroline depuis l'espace cuisine.

En apparence, l'ambiance demeura joyeuse et conviviale pour le reste de la soirée. Pourtant, Philippe ne pouvait s'empêcher de remarquer qu'il y avait quelque chose de différent, dans le regard d'Alex, ce soir-là. Quelque chose de plus accentué encore que les fois précédentes. Cette fois, il ne pouvait plus le mettre de côté, rejeter la faute sur son travail... Quelque chose tracassait de toute évidence son ami. Alessandro tenait Lilou sur ses genoux, et semblait faire plus de cas de ses dessins, de ce que Daphné pouvait lui raconter, que de la conversation qu'ils avaient entre adultes. 

- Laissez un peu tonton Alex, était intervenue Caroline. Dis-leur, si elles t'embêtent.

- Non, au contraire...

La voix d'Alessandro avait semblé rêveuse, presque absente. Un moment, son regard absorbé avait paru triste au couple, au point que Caroline fasse signe à son mari de faire quelque chose. Après le dessert, Phil prétexta de vouloir fumer et il l'invita à le suivre dans le jardin. Alessandro avait accepté avec peu d'entrain, inattentif à ce qui se passait autour de lui, et comme déçu de quitter les petites et leurs jeux enfantins. 

Il s'assirent sur le rebord d'un muret. Alors, Philippe fut surpris de constater qu'Alessandro accepta sans une once d'hésitation la cigarette qu'il lui tendait chaque fois par politesse, mais qu'il n'acceptait que très rarement. C'était le signe, pour lui, qu'il y avait bien quelque chose à creuser derrière son attitude inhabituelle.

- Qu'est-ce qui ne va pas ?

La phrase avait été surprenante. Elle avait semblé tirer Alessandro de ses pensées pour la première fois. Il réalisa en cet instant qu'il s'était laissé absorber par ses réflexions, et que son visage n'avait pas su les garder secrètes. Etait-il si transparent que cela ? Après la soirée à l'Université, il avait commencé à se poser la question. Si cet homme qui ne le connaissait pas avait pu croire à ses regards qu'il couchait avec Julia, qu'en était-il de ses élèves, de ses collègues, qui les voyaient interagir bien plus souvent ? Il avait passé en revue toutes les fois où il s'était retrouvé en sa présence au lycée, il s'était demandé quels types de regards il lui avait adressés, si l'un d'entre-eux avaient pu le trahir... Il avait revu Anna Berthier s'éloigner du cabinet après qu'il lui ait demandé d'accompagner Julia à l'infirmerie, et il ne voyait à présent dans cette attitude que la preuve qu'elle avait compris. Qu'elle savait. Que, peut-être, ce n'était qu'une question de semaines ou de mois avant qu'elle n'en parle à un ami, qui en parle à un autre... Alessandro connaissait bien le fonctionnement des rumeurs au lycée, l'impact des réseaux sociaux... Il savait qu'une fraction de seconde suffirait à transformer cette fin d'année en cauchemar. Les questions se tordaient et se retournaient constamment dans son esprit, sans réponses, prenant parfois la forme d'affirmations sans preuves. À l'idée angoissante d'interagir de nouveau avec la jeune fille devant le reste de la classe s'ajoutait celle de voir un collègue venir à lui en salle des professeurs pour lui faire part d'une rumeur à son sujet. Au moindre regard de biais, au moindre rire dans les couloirs, il avait la sensation désagréable et irrationnelle d'être démasqué. Les choses semblaient peu à peu échapper à son contrôle, et il détestait cela. Se rendre au lycée n'avait décidément jamais été aussi pénible que les derniers jours. 

Alessandro se frotta nerveusement la nuque. La phrase de Philippe ne lui offrait pas le choix de dire que tout allait bien. Il le connaissait trop pour cela.

- Excuse-moi, j'ai la tête ailleurs, avoua-t-il simplement, acceptant le briquet que son ami lui tendait. Depuis que Zita est partie... Je ne sais pas... je ne sais plus où j'en suis.

- Elle te manque ?

La question fit l'effet d'un marteau qui lui tombait sur la tête et le rappelait à la réalité. Il n'avait pas pensé un instant à Zita depuis ce mardi soir à l'Université, et il le réalisait en cet instant même. C'était encore une fois de plus la preuve de ce qu'il s'était refusé de s'avouer jusqu'à présent. Il secoua la tête, comme pour décliner la question. 

- On a passé tellement de temps ensemble dernièrement, commença-t-il, incertain, avant de laisser échapper un lourd soupir.

- Phil, je déconne complètement... Si tu savais, j'en ai honte, mais... c'est presque un soulagement de me retrouver seul le soir en ce moment.

Les yeux de Phil s'arrondirent, mais il acquiesça finalement d'un air entendu.

- Je sais ce que tu vas me dire... que tu avais raison, continua Alessandro, qui n'avait pas quitté des yeux l'extrémité rougeoyante de sa cigarette. 

- Non, non, l'interrompit Phil d'une voix plus sérieuse qu'à l'habitude. Je suis désolé pour toi, vraiment.

Alessandro accueillit cet aveu les mâchoires serrées, comme le signe visible de son échec. 

- Je commençais à être convaincu tu sais, ajouta Phil d'un air pensif, j'avais l'impression que ça allait mieux dernièrement, et puis les dernières semaines... Tu étais tout de même sacrément à cran (il jaugea la réaction de son ami du coin de l'œil avant de reprendre). Tu as l'air plus fatigué. Caroline aussi l'a remarqué.

Alessandro prit une grande inspiration à ces mots. Ses yeux agités ne trouvaient pas un endroit où se poser. Il secoua une nouvelle fois la tête.

- J'ai des semaines compliquées...

Il se frottait les mains, remarqua Phil, comme il le faisait parfois, lorsqu'il était pris dans une intense réflexion qu'il gardait pour lui. 

- Je ne sais pas comment le dire à Zita, j'ai l'impression que tout sort de travers... Je suis convaincu que les choses peuvent fonctionner entre nous tu sais, et j'ai envie que ça marche. Je ne sais pas quoi faire... 

Alessandro reporta son regard sur Philippe à ces mots, pour découvrir avec surprise qu'il était perdu dans ses pensées, le regard l'évitant soigneusement, comme s'il était tracassé par une idée qu'il avait peur de partager. 

- Il faut que je te dise, finit-il par articuler. Caro a parlé à Zita.

- Quoi ? rétorqua prudemment Alessandro, le visage exprimant l'incompréhension et une pointe d'exaspération.

- Oui, tu sais comment elle est...

Un flottement subsista dans l'air. Philippe montra des signes d'hésitation, mais il finit par s'en débarrasser. Les mains jointes, il avoua :

- Zita pense que tu vois quelqu'un d'autre.

Alessandro ne répondit pas tout de suite. Sous le choc de cette annonce, il se perdit d'abord en pensées. Alors, elle aussi... ? Ses yeux rencontrèrent ceux de Philippe, les abandonnèrent. Aussi, sa réponse sonna plus faiblement qu'il ne l'aurait souhaité. 

 - Quoi ?... Mais, c'est ridicule.

- Oui, c'est ce que je lui ai dit, rétorqua lentement Phil.

Son visage ne parvenait toutefois à dissimuler son étonnement, qui se transforma très vite en incompréhension.

- Mais, maintenant que je vois la tête que tu fais, se risqua-t-il à murmurer. Merde, Alex, il y a quelqu'un d'autre ?

Cette fois, la réponse fut immédiate.

- Non ! s'exclama-t-il, redressant le torse et accompagnant sa voix d'un geste expressif de la main. 

- Non, répéta-t-il face au silence de Phil, mais cette fois, il semblait moins assuré.

Il sentit son intonation le trahir, et il ne put s'empêcher de soupirer fortement. Ce qu'il pouvait être fatigué... Il était tout à coup étonnamment fébrile. La culpabilité commença à le submerger et il essaya bien de la repousser, levant le regard au ciel, continuant de secouer la tête. Mais rien n'y faisait, il semblait de moins en moins convaincu par ses propres mots. Phil ne disait rien. Il observait silencieusement, d'un œil à la fois grave et intrigué, les émotions contradictoires qui traversaient manifestement son ami. 

- Je ne sais pas comment le dire sans que ça soit mal interprété, reprit Alessandro, se frottant les mains de plus belle. Écoute... Je... Il y a...

Il ne pouvait pas se résoudre à lui dire, c'était bien trop compliqué, il ne pouvait pas... 

- Cette fille, lâcha-t-il, les yeux perdus dans le vague. Elle est surveillante au lycée, avec Alba. Il ne se passe rien entre nous, s'empressa-t-il d'ajouter, mais –

- Quel âge elle a ?

Alessandro déglutit face à la question soudaine. Il dut fournir un effort de concentration pour garder ses moyens.

- Vingt-quatre, vingt-cinq... Elle est jeune.

Ce n'était après tout qu'un demi mensonge, auquel Philippe ne sembla pas réagir.

- Et qu'est-ce qu'elle a de particulier ? demanda-t-il d'une voix sans jugement, qui cherchait à comprendre. 

- Écoute, je ne sais pas...

L'intonation d'Alessandro était presque agacée. Il aurait préféré qu'il s'en tienne à ces informations, qu'il le raisonne et ramène la conversation à Zita. C'était elle, pensait-il, qui était au cœur de cette conversation. Leur couple, qu'il lui fallait sauver, et pour lequel il aurait bien voulu des conseils d'ami. Face à l'air interrogé de Phil, il dut bien se résoudre pourtant à lui apporter une réponse. 

- Elle est... Elle ne laisse pas indifférent, reprit-il sans y réfléchir à deux fois. C'est un esprit à part, comme on en rencontre rarement.

Philippe n'avait pas l'intention d'interrompre l'italien. Il écoutait chacun de ses mots avec intérêt, et il l'invitait, par son silence et son regard inquisiteur, à développer sa pensée. Alessandro soupira une fois. Face au calme de Phil, qui ne cherchait pas à lui arracher les mots de la bouche, il finit par se perdre lui-même dans sa réflexion. 

- Les conversations qu'on a, reprit-il plus posément, comme s'il laissait enfin libre court à ses pensées. Chaque mot qui sort de sa bouche... me surprend et me fascine. C'est ça, c'est idiot, dit-il d'un air amer, portant une main à son front, elle me fascine. Je veux en savoir plus, je veux en voir plus d'elle, constamment.

- Et ça me bouffe, admit-il d'un souffle. Elle est complètement paumée, elle vit sans aucune structure...

- Et puis... elle est belle, ajouta-t-il dans un nouveau soupir désabusé, les sourcils levés comme s'il avait sous les yeux le visage de Julia, mon dieu ce qu'elle est belle.

- Wow, commenta Philippe, abasourdi.

- J'ai l'air d'un fou ? demanda faiblement l'italien, dans une intonation qui frôlait l'affirmation. 

Alessandro réalisait progressivement ce qu'il avait avoué. Il réalisait aussi le soulagement que c'était, de pouvoir enfin verbaliser à voix haute, ce qu'il gardait pour lui depuis tant de semaines, des mois maintenant. Son regard s'apaisa, et il se laissa porter un instant par la douce sensation, qui n'était peut-être qu'une illusion. Qu'importe ? Phil, quant à lui, redécouvrait son ami sous un jour nouveau. Et contre toute attente, il en était heureux. Il donna une tape affectueuse sur l'épaule désolée de son ami.

- T'as l'air d'un amoureux, rectifia-t-il avec une tendresse fraternelle.

- Arrête...

La phrase avait fait l'effet d'une réaction épidermique à Alessandro. C'était de toute évidence l'une des exagérations récurrentes de Phil. Il n'en croyait d'ailleurs pas un mot. Mais l'homme insista :

- Mon vieux, c'est la vérité  ! Tu ne m'as jamais servi un discours comme celui-là à propos de qui que ce soit, ou en tout cas, je ne m'en souviens pas... Je te vois là, tout penaud, tout hésitant. Avoue que c'est surprenant !... Ose me dire que ton petit cœur tendre ne s'emballe pas quand t'en parles comme ça. Allez, entre nous. 

À ces mots, Alex eut un nouveau rire amer, ou un soupir faussement amusé. C'était vrai. C'était bien les battements affolés de son cœur qui le rendaient si fébrile. Mais pour le professeur, c'était là seulement le signe de sa malhonnêteté, de son mensonge... Il était persuadé, pourtant, qu'il avait fait le bon choix en lui fardant la réalité. Philippe n'aurait pu comprendre. Il l'avait su dès que la première interrogation de son ami se porta sur l'âge de la jeune fille. Mais qui, au reste, aurait pu le comprendre ? Qui croirait qu'il puisse y avoir quelque chose de sain, ou de salvateur, dans les échanges qu'il entretenait avec une jeune fille de dix-sept ans ? C'était une situation sordide, que rien – pas même l'étonnante maturité morale et physique de Julia – ne pourrait justifier.

- Tu sais bien quels sont mes projets, chercha-t-il à argumenter, ce que j'attends de la vie depuis des années maintenant... C'est complètement délirant. Et puis elle est trop jeune Phil, elle est trop jeune.

L'homme souleva les épaules avec une certaine légèreté.

- Vingt-cinq ans, c'en n'est pas vingt. Ma mère m'a eu à vingt-cinq ans.

Alessandro agita la tête, décontenancé par la tournure que prenait leur discussion.

- Tu ne comprends pas... Cette fille-là passe ses soirées dehors, elle se drogue, probablement de la drogue dure, elle est complètement instable, insaisissable. C'est un fantôme ! C'est un fantôme derrière lequel je cours, avec... un putain de syndrome du sauveur ou je ne sais quelle autre connerie...

Philippe dut bien lui concéder, d'un mouvement de tête, que la situation n'était pas idéale. Il se fit remarquer que cette description avait quelque chose de familier, et il songea un instant à l'adolescence qu'Alessandro et lui avaient partagée. Ce que cette période pouvait lui manquer... Peut-être qu'elle manquait aussi à son ami, se dit-il. C'était peut-être pour cela, au fond, que cette fille l'attirait autant. Quoi qu'il en soit, il serait certainement trop obstiné, trop têtu, pour l'avouer. 

Alessandro ne cherchait pas les raisons pour lesquelles il en était arrivé là. Cette situation – s'il la regardait un instant avec toute sa lucidité – il devait trouver le moyen d'en sortir au plus vite. Mais en était-il seulement capable ? N'aurait-il pas l'impression d'abandonner la jeune fille ? Pourrait-il refuser à ces yeux le réconfort qu'ils lui demandaient silencieusement, derrière leur air imperturbable  ? Pourrait-il se priver lui-même de cette impression de toucher du doigt une autre réalité, plus intense, plus vivante que celle dans laquelle il s'était éteint, sans même s'en rendre compte ? Dernièrement, Julia était la seule personne avec qui il ne se sentait pas en décalage. Comment était-ce bien possible ? Il n'y avait pourtant rien de plus décalé que leurs deux vies ! C'était incompréhensible. Véritablement incompréhensible.

 - Ça me rend malade, je te jure, cette obsession... Si je pouvais retrouver les certitudes que j'avais il y a un an...

- Les certitudes... Quelles certitudes ? s'enquit Phil, retrouvant à demi son air badin. Tu te voilais la face.

Alessandro lui opposa un regard torve, pas même amusé.

- Non, je t'arrête là. Je refuse qu'on ait de nouveau cette conversation, le coupa le professeur d'un geste de la main, qui irrita un instant Philippe.

- Quoi ? Mais tu vois où t'en es aujourd'hui ? rétorqua-t-il avec humeur. Ah, ta nonna peut être contente, mais toi dans tout ça ?

- Ne la mêle pas à cette histoire, s'il-te-plaît, grommela l'italien d'un air menaçant.

- Alex, ne te fous pas de moi. Je respecte ça, ta grand-mère qui vous a élevés, toi et ta sœur, la loyauté que tu as envers vos traditions, la culpabilité que tu ressens d'être allé si longtemps contre les choix qu'elle avait faits pour toi – laisse-moi parler, tu sais que j'ai raison – je respecte ça, et c'est bien la raison pour laquelle j'ai renoncé à te dissuader d'épouser Zita, mais les faits sont là ! Moi, tout ce que je vois dans cette fille qui débarque dans ta vie, peu importe qu'elle soit faite pour toi ou non, c'est que tu n'étais pas prêt, que ce n'est pas ce que tu voulais.

- Tu sais ce que je veux ? s'emporta soudainement Alessandro, se levant du muret pour faire quelques pas dans le jardin et se retourner face à Phil.

Il bouillait intérieurement depuis que son ami avait pris la parole pour chercher à lui asséner des vérités qui n'étaient pas au coeur de ses préoccupations et qu'il se refusait à entendre pour cette même raison. 

- Être père, mener la vie paisible que tu partages avec Caroline et les petites, c'est ça que je veux ! Je suis fatigué, fatigué de la séduction, des nuits, des mois qui ne mènent nulle part... Et oui, même si cela peut te paraître absurde, j'étais prêt à passer ce pas avec Zita. On se plaît, on a des valeurs communes, la même idée de l'éducation...

- Et moi je te dis que tu te condamnes à être malheureux, l'interrompit Philippe d'une voix ferme et sans appel, le regard relevé dans sa direction. Ce n'est pas la joie tous les jours avec Caroline, tu sais ! Figure-toi que ça fait trois semaines que l'on n'a pas baisé, et tu te plains de pouvoir fourrer le cul d'une beauté de vingt-cinq ans ? Bordel ! Mais c'est quand que tu t'autoriseras à vivre ?

Alessandro sembla se statufier au milieu du jardin. Les mots que Phil avait employés par emportement, pour le faire réagir ou le provoquer, avaient été d'une violence telle qu'il se ferma aussitôt à toute discussion. De toute évidence, ce n'était pas ce soir, avec lui, qu'il réglerait ses problèmes. Peu fier, Philippe ne se corrigea pas pour autant, et il secoua la tête un instant, portant sa cigarette à ses lèvres.

Après un court silence, Alessandro s'approcha de nouveau du muret pour écraser sa cigarette dans le cendrier. Il n'adressa pas un regard à Phil, mais le gratifia de quelques mots :

- Tu ferais mieux d'arrêter de penser avec ta bite, tu deviens con.

Sur ce dernier échange, il quitta le jardin et retourna dans la maison. Phil était resté les mâchoires serrées, bien conscient que ses paroles avaient manqué de finesse, et qu'il avait peut-être laissé trop de place à sa propre frustration. Lorsqu'il regagna à son tour la salle, Alessandro était en train d'enfiler son manteau. Sa femme lui adressa un air d'incompréhension, auquel il ne fut pas en mesure de répondre, le regard fermé.

- Tu t'en vas déjà ? demanda-t-elle à Alex, qui s'approchait pour l'accoler.

- Oui, j'ai du boulot... Merci pour l'invitation, le repas, la vaisselle... C'était excellent, comme toujours.

Il adressa un regard neutre à Phil, et redirigea son attention vers les deux petites qui dessinaient calmement sur la table débarrassée du salon.

- A plus tard les filles, dit-il en forçant un sourire dans sa voix.

- Au revoir tonton ! s'exclamèrent-elles sans relever leurs yeux concentrés de leurs chef d'œuvres.

Alessandro apprécia cette dernière vue, avant de quitter la maison pavillonnaire du couple. 



***



Plus les jours passaient et plus l'esprit de Catherine Delaunay commençait à s'organiser. Tous les soirs, lorsqu'elle se retrouvait seule devant son programme télévisé, ses pensées se tournaient vers sa fille. Elle avait eu de longues discussions imaginaires avec son mari sur l'oreiller. Julia avait tant changé ces dernières années. Elle ne pouvait plus le nier, ou minimiser ces changements. La mort de François l'avait fait grandir bien au-delà de son âge... 

Aussi loin qu'elle avait des souvenirs, leur fille avait toujours été en avance sur ses camarades, et ses professeurs leur avaient souvent suggéré de la faire sauter des classes. Mais ils avaient toujours refusé, de peur qu'elle ne parvienne pas à s'intégrer. C'est une chose qu'elle avait toujours eu du mal à faire. Catherine se rappelerait toujours de la fois où sa maîtresse les avait pris à part à la sortie de l'école pour leur rappeler que les enfants n'avaient pas le droit de venir avec des objets personnels en classe. Julia avait caché dans son sac le roman Mauprat de George Sand, et alors qu'elle était en train de le lire dans un coin reculé de la cour, quelques élèves l'avaient surprise et le lui avaient arraché des mains avant d'en déchirer quelques pages. Lire Mauprat à huit ans, au lieu de jouer dans la cour de récréation... François Delaunay en avait ri aux éclats le soir même, ajoutant « on en fera un génie ! », mais la réaction de Catherine avait été plus mesurée. Elle avait été inquiète pour leur fille et la vie épanouie qu'elle voulait pour elle. C'est la raison pour laquelle elle s'était toujours opposée la première à ce qu'elle saute des classes, et qu'elle avait fini par convaincre son mari. François avait toujours eu une ambition folle pour Julia, bien plus que Catherine, qui voulait simplement qu'elle soit heureuse dans sa vie. François voyait en sa fille une pétite, un trésor d'intelligence, qu'il adorait mettre à l'épreuve. Julia rencontrait toujours joyeusement ses espérances, sans cesse fourrée dans son bureau, à la maison et même à l'Université. Mais elle avait aussi plusieurs fois soufflé à l'oreille de sa mère, avant de se coucher, qu'elle ne voulait pas aller « chez les grands », et Catherine avait tout fait pour répondre à cette demande. C'était sa manière à elle de protéger son peu d'innocence. Lorsque ses notes avaient chuté à son entrée au lycée, en même temps que l'état de santé de François s'était brusquement dégradé, les deux parents étaient reconnaissants, d'une certaine manière, qu'elle n'ait pas déjà une épreuve du baccalauréat à la fin de l'année. 

Après la mort de François, Catherine fut soulagée un moment de voir que Julia sortait davantage, et qu'elle avait rencontré des amies, quoique plus âgées qu'elle. Au début, cela l'avait questionnée. Ne devrait-elle pas sortir avec des jeunes de son âge ? Mais comment lui retirer le plaisir d'avoir enfin des amies sur qui compter ? Ce n'était pas imaginable, alors Catherine ne dit rien, mais elle redoubla de vigilance. Avait-elle déjà une vie sexuelle active ? C'était difficile à concevoir, pour elle qui la voyait encore comme l'enfant qui lui tenait fermement la main à l'entrée de l'école. Quinze ans, c'était si jeune... Pourtant, n'avait-elle pas connu elle-même son premier amour à cet âge ? Dans le doute, elle l'avait envoyée au planning familial, pour la sensibiliser à ce sujet. Elle avait fait tout ce qui lui semblait juste. Elle lui avait laissé plus de liberté, lui avait accordé plus de sorties. Elle avait cherché à se montrer attentive, présente, malgré le poids de la douleur qui pesait sur elle, les démarches administratives, le déménagement, et tout le temps qu'elle devait consacrer à Arthur, qui n'était pas encore entièrement autonome et qui s'était remis à uriner au lit après le décès de son père. Il lui semblait avoir repoussé ses limites pour ses deux enfants, et pourtant... Julia lui avait échappée peu à peu, sans qu'elle ne comprenne pourquoi, sans qu'elle ne puisse rien y faire. Elle ne maîtrisait plus ses allées et venues dans l'appartement, elle ne maîtrisait plus son assiduité au lycée. Elle avait été complètement dépassée.

Depuis qu'elle l'accompagnait aux séances de thérapie, les choses commençaient progressivement à s'éclairer. Quoique Julia laissait toujours des parts d'elle inaccessibles, elles s'étaient un peu rapprochées. Catherine comprenait peu à peu la nature du décalage qui la séparait des adolescents de son âge, ce décalage de maturité incroyable qui la faisait de toute évidence souffrir, comme elle l'avait craint des années auparavant. Elle avait eu une séance seule avec la psychologue, lors de laquelle elle lui avait soumis une idée qui était restée danser dans son esprit les dernières semaines. Rassurée par la professionnelle, elle l'avait suggérée à Julia un soir, en la rejoignant au pied de son lit. Pour la première fois depuis tant d'années, la mère et la fille, après une longue discussion, étaient tombées d'accord.

La décision de Catherine Delaunay était donc prise.

Julia ne terminerait pas sa scolarité au lycée de K... 

Elle prendrait des cours à distance, jusqu'à la fin de l'année. 

Elle partirait chez ses grands-parents, dans le Tarn. Ce n'était l'histoire que de quelques mois.

La psychologue qu'elles continuaient de consulter n'avait fait que renforcer leur détermination. Julia était suffisamment habile, selon elle, suffisamment avancée pour son âge, pour obtenir des notes convenables à ses épreuves anticipées ainsi. Si Catherine en avait douté quelques temps, ce n'était plus le cas. Elle avait vu l'investissement que sa fille avait mis dans ses révisions. Elle connaissait son intelligence, elle n'en avait jamais douté. Et elle voyait à présent resurgir son sérieux, dans lequel elle voulait accorder toute sa confiance. 

L'idée de voir sa fille s'éloigner d'elle pendant un temps rendait gros son cœur de mère. Mais c'était pour son bien, elle le savait. C'était pour son bien, se répétait-elle en occupant Arthur avec un jeu étalé sur le sol au milieu du salon. 


Julia fumait une cigarette sur le balcon de la cuisine. Il faisait beau, presque chaud, ce jour-là. Les enfants de l'immeuble avaient repris leurs jeux de ballon sur le parking. Elle songeait silencieusement à son départ tout proche ; à cette décision soudaine qu'elle avait accueillie avec résignation, et une certaine évidence. Au fond d'elle, elle en était convaincue : c'était ce qui lui fallait. Sa dernière carte à jouer. Peut-être la fuite qu'elle avait tant recherchée... Non. Ce n'était pas une fuite, avait dit la psy. Elle ne partait pas de peur, elle ne partait pas par couardise. Elle partait résignée, décidée. C'était aller de l'avant, tourner une page. Se donner une nouvelle chance. C'est cela, qu'elle recherchait, qu'elle avait pensé impossible. Elle n'aurait jamais cru que sa mère serait celle qui le lui offrirait, qui se battrait pour elle. Elle n'avait jamais entraperçu cette option, avant que Catherine Delaunay ne lui en parle un soir, dans sa chambre. Elle n'aurait pu l'expliquer, mais un poids avait éclaté dans sa poitrine ce soir-là. Pour la première fois peut-être, elle s'était sentie entendue, comprise, par une personne qui était malgré tout l'un des piliers de sa vie, bien plus importante que ce qu'elle ne voulait avouer. Sa mère. Sa mère qui lui avait tant manqué. En contemplant son nouveau départ, ce qu'elle allait laisser derrière elle, elle se prit à songer d'abord à son professeur, Callini... Alessandro Callini. À tout ce qu'ils avaient partagé les dernières semaines. Au soutien bizarre et inexplicable qu'il avait été. À tout ce qu'il aurait peut-être pu encore lui offrir. Son cœur se resserrait douloureusement dans sa poitrine. Tous les jours elle le voyait et se refusait à le lui dire... Au lycée, ils étaient deux inconnus qui se saluent cordialement. La salle de classe, comme la bibliothèque universitaire, les rappelait aux rôles qu'on leur avait attribués. Il n'y avait là aucune place laissée à l'improvisation, aucune place laissée au débordement. Tout était minutieusement orchestré. C'était d'un ennui terrible... Ce sont les discussions spontanées, leurs discussions nocturnes, qui manquaient à Julia. Il semblait que seule la nuit tombée permettait à leurs vraies natures de se révéler et de se manifester enfin, qu'ils pouvaient alors se comprendre et se deviner, comme sous l'effet d'un philtre magique, quand tout les opposait au soleil des journées. Pourrait-elle partir sans le revoir une dernière fois loin du lycée, sans provoquer l'une de ces précieuses rencontres, qui l'avaient aidée à ne pas sombrer entièrement ? Plus les journées passaient, et plus elle en doutait.


***


C'est sans réfléchir, mais bien décidée, qu'à la fin de son dernier service au Vesuvio, le samedi soir précédant son départ, elle utilisa le scooter de son travail pour se rendre à l'adresse de l'homme, une pizza à la main. Peut-être ne serait-il pas là. Peut-être serait-il occupé, avec sa fiancée... Elle n'y songeait pas, guidée par l'envie incontrôlable de le voir, rien qu'une seconde, dans l'entrebâillement de la porte. Elle n'avait rien à perdre. Elle frappa une première fois à l'appartement, puis une seconde, quand enfin, la porte s'ouvrit.

En la découvrant, Alessandro lui adressa un regard interdit, abaissant ses yeux vers le carton qu'elle tenait dans ses mains. À peu de choses près, c'était le même regard qu'il lui avait adressé des mois auparavant, lorsqu'elle s'était retrouvée au même endroit, la pizza à la main. Pourtant, ce sont des sensations bien différentes qui traversèrent le professeur et l'élève ce soir-là. 

- Je n'ai rien commandé, murmura-t-il, le visage confondu.

- Vous êtes sûr ? demanda Julia d'une voix absente, lointaine.

Son regard était en réalité occupé à détailler l'inattendu t-shirt blanc de l'homme, qui laissait apparaître ses bras –  elle les découvrait pour la première fois, plus épais qu'elle ne les auraient imaginés – et le tatouage qu'il n'avait pas effacé. Pour une fois, il avait quitté le costume, les chemises, et il n'en demeurait pas moins imposant. La vue de son pantalon de pyjama en coton, de ses pieds nus, continua d'arracher Julia à ses pensées.

- Oui, vous faites erreur.

L'intonation du professeur était ferme, sans appel. Si Julia avait levé le regard, elle aurait pourtant pu voir dans ses yeux la curiosité, et l'embarras qu'il dissimulait avec peine face à l'air scrutateur de la jeune fille, qui lui lançait des shots d'adrénaline dans le corps. Il se sentait nu, pour ainsi dire... Et il l'était presque.

- Eh bien... puisque je suis venue par erreur... peut-être que, par erreur, vous pourriez me laisser entrer ? Si vous êtes seul, bien sûr...

Ce n'est qu'à la fin de ces mots, prononcés avec détachement, qu'elle releva le visage vers Callini. Il avait détourné le regard vers le couloir et soupirait, l'air embêté, contrarié. Au fond de lui, un sourire de légèreté le menaçait. Elle ne manquait pas d'air... Quelle folie avait bien pu la conduire ici ?  Mais il prit aussitôt la mesure du danger de sa venue. Le diable venait de frapper à sa porte, et les choses auraient pu être plus compliquées encore. Il était seul depuis que Zita était partie, mais s'il ne l'avait pas été ? Si Zita avait ouvert cette porte ? Si elle avait été derrière lui, à écouter leur conversation ? Si un voisin les entendait ? Pourquoi avait-elle pris ce risque alors qu'ils se voyaient presque chaque jour à la bibliothèque ? Certes, leurs interractions des derniers temps s'étaient limitées au strict nécessaire mais, tout de même, n'aurait-elle pas pu lui faire comprendre qu'elle voulait lui parler ? Avant qu'il ne se soit ressaisi, il fut interpellé par la gravité avec laquelle Julia le devança. Ses sourcils se froncèrent d'incompréhension.

- Vous avez raison, c'était une idée de merde... Au revoir.

Il avait retrouvé son regard intense, résigné, qui transportait une lueur inconnue, qui semblait tout à coup vouloir aspirer la moindre de ses expressions. Ce n'était pas un au-revoir habituel. Il l'avait tout de suite senti. C'était un au-revoir qui lui avait crevé le cœur, sans qu'il puisse l'expliquer. Un au-revoir qui lui assécha la gorge et lui laissa une mauvaise intuition au fond des entrailles. Traînait-elle de nouveau des idées noires, ce soir ? Avait-elle fait le chemin jusqu'à son appartement de désespoir, parce qu'elle ne savait plus où aller ? Était-ce un appel à l'aide ? Les questions se superposaient dans son esprit agité.

Plus les secondes passaient et plus il perdait son regard, fuyant, plus sa silhouette lui échappait, s'évanouissait dans le couloir. Il ne pouvait pas la laisser. Non. Il ne le pouvait pas.

- Vous aimez la tisane  ? demanda-t-il. Je viens d'en faire.

Julia se retourna de trois-quart à ces mots et, tout d'abord songeuse, aux prises avec les émotions qui avaient commencé à la submerger malgré elle, elle se resaissit, et finit par acquiescer. Alors, il était seul ? Elle rejoignit le professeur qui l'invitait à entrer chez lui, retenant la porte pour elle.

Il n'y avait en effet personne d'autre dans l'appartement. Les lumières étaient tamisées. Leur source la plus importante provenait du poêle qui se trouvait devant le canapé, où brûlaient quelques bûchettes. La décoration était, sans surprise, inexistante ou ringarde. Les meubles en bois imposaient leur masse dans la pièce. Parmi eux se trouvait le bureau à cylindres qu'elle avait entraperçu un jour, recouvert de copies d'élèves. Mais ce qui accrocha l'œil de Julia, ce furent les colonnes de bibliothèques qui occupaient tout un pan de mur du salon.

- Laissez-moi revêtir quelque chose de plus présentable, marmonna l'homme après s'être éclairci la gorge.

Les mains sur les hanches, il donnait l'impression de s'adresser à ses sens plus qu'à Julia. La voir pénétrer dans son appartement, poser le regard sur son lieu de vie, c'était plus troublant encore qu'il ne l'aurait cru. Il en ressentait un danger monstre, indicible, et une excitation extraordinaire au creux du ventre. Il ne pouvait en faire abstraction. Pourquoi était-elle venue ? Il se sentait ridicule de poser la question à laquelle il n'avait jamais réussi à répondre lui-même. Il pouvait aisément l'imaginer lui reservir l'une des phrases peu convaincantes qu'il lui avait lui-même offert : « je suppose que j'avais envie de vous parler », « ne me le demandez pas, tout cela me dépasse »... Il commençait à la connaître. Ce n'est pas avec une simple question qu'elle lèverait le mystère sur sa venue. 

Julia avait déposé son carton de pizza sur le comptoir de la cuisine ouverte, son manteau sur une chaise haute, se dirigeant vers les bibliothèques, sans un mot ni un regard à son professeur, qui s'était retiré silencieusement derrière une porte.

Lorsqu'il ressortit de sa chambre avec le même t-shirt blanc et un jean, Julia ne lui adressa qu'un regard distrait, avant de retourner à la lecture de la couverture du livre qu'elle avait en mains.

Il la dépassa pour accéder à la cuisine, et servir deux tasses chaudes. Il éteignit le poste radio, qui laissait défiler une émission de philosophie, dont Julia n'avait pas manqué une miette depuis qu'elle était arrivée. Il ne remarqua pas le regard contrarié qu'elle lui lança, affairé à servir la tisane. Elle replaça le livre qu'elle avait en mains parmi les autres, et son regard vagabonda de nouveau sur l'impressionnante collection franco-italienne de l'homme. Alors, ses prunelles se posèrent sur la forme familière d'un canif. Elle s'en approcha doucement, le prit pour l'observer.

Au même moment, Alessandro arrivait avec les deux tasses, derrière elle. En apercevant l'objet dans ses mains, il posa prudemment l'une d'elles sur les étagères et, jaugeant son expression, le lui retira doucement des doigts.

- Il appartenait à Noa, murmura Julia d'un air pensif. 

C'était un autre objet-souvenir, réalisait-elle, un autre fardeau. Elle ne se sentait pas assez forte pour le garder, pas encore. Mais il était entre de bonnes mains, c'était une certitude. 

- Prenez-en soin, s'il-vous-plaît.

 Alessandro comprenait mieux l'histoire du beau canif, et il était surpris, soulagé, qu'elle ne demande pas à le reprendre. Il repensa un instant à ce qu'elle avait laissé échapper dans un moment de confusion : « c'est lui qui l'a tué, s'il l'avait accepté comme il était... ». Qu'avait-elle voulu dire par là ? Sa conscience lui intimait de poser la question, mais son intuition l'en défendait. Ce n'était pas le moment. Elle n'avait pas besoin de cela.

- C'est promis, dit-il avec une solennité égale à la sienne, peu avant de lui tendre la tasse fumante.

Julia se retourna pour le remercier. Elle observa un instant la boisson qu'elle avait entre les mains, et elle haussa un sourcil en direction de Callini.

- J'ai menti. Je déteste la tisane. 

Face au regard déconcerté de l'italien, Julia contint un rire d'amusement.

- Vous voulez —

- Non. C'est parfait.

Julia avait les lèvres pincées dans un sourire, et Alessandro se joignit bientôt à elle. Très vite, l'appartement retomba dans le silence. Seul le bois crépitait à intervalles irréguliers dans le poêle. Le feu imprimait des reflets nouveaux sur le visage de Julia, dans ses cheveux. Ils étaient près l'un de l'autre. Leurs tasses se touchaient presque. Une tension montait sourdement dans ce silence. Une tension dont ils savouraient tous les deux les prémisses. Le cœur battant fort contre sa poitrine, Julia avait une lueur séductrice dans le regard. Alessandro ne pouvait la quitter des yeux. Alors, il vit se dessiner sur ses lèvres pleines un sourire. Un véritable sourire. Ce n'était pas un nouveau tour de séduction. Non. C'était l'aveu d'une joie soudaine. Julia était heureuse de cette entrevue privilégiée, de cette proximité que rien ne pourrait leur arracher cette fois. Et Alessandro devait bien l'admettre. Lui aussi, à voir ce sourire, ressentait une joie ineffable. Elle avait l'air d'aller bien, étonnamment bien. Les yeux toujours suspendus à ses lèvres, il l'imita, redonnant vie à cette bizarre complicité, qui continuait de les pousser l'un vers l'autre, toujours plus près. Ce qu'il avait envie de l'embrasser... Embrasser ce visage heureux, en ce moment même. Poser sa tasse quelque part, n'importe où, et faire valser les livres de la bibliothèque sous leur poids. Goûter de nouveau à ses lèvres, et bien plus encore cette fois. La laisser faire, peut-être, par curiosité. Pas longtemps. La sentir contre lui, son corps chaud entre lui et les livres, contre le sien, entièrement contre lui. Dévorer son corps nu du regard. Se fondre en elle, et déclencher enfin les doux bruits qu'elle fait quand elle prend du plaisir, quand elle s'échappe du quotidien... 

Julia s'était perdue dans le regard assombri de l'homme, ce regard nouveau, qui la fascinait et lui retournait le bas ventre. La bouche entre-ouverte, prête à recevoir à tout instant ses lèvres sur les siennes, elle demeurait comme pétrifiée. Si en cet instant, elle lui avait sauté au cou, si elle avait pris l'initiative de ce baiser qu'ils convoitaient tous les deux, Alessandro aurait été trop faible pour résister. Il aurait fait tout ce qu'il avait imaginé. Mais Julia demeurait là, immobile, le souffle court, ne sachant pas quoi faire de sa tasse, incertaine de pouvoir faire confiance à ses membres inhabituellement faiblards. Le regard d'Alessandro s'abaissa avec difficultés vers sa propre tasse.

Eh, quoi ? se raisonnait-il. Le moment était-il venu de jouer les inconscients, de tout abandonner, de tout foutre en l'air ? Tous ces efforts... pour lui ouvrir si facilement ta porte, ton lit ? Et ensuite ? Ressortira-elle de là miraculeusement déchargée de ses problèmes ? Non, parce que ses problèmes te dépassent. Tu te l'es déjà dit mille fois. Et toi, tu sais ce qui t'attend ? tu rejoindras tous les hommes qu'elle a connus. Oui, tu seras exactement comme eux. Ne sois pas si orgueilleux de croire que tu lui feras l'amour mieux qu'un autre. Elle ne t'a pas attendu pour jouir. Et il n'y a que cela que tu peux lui apporter aujourd'hui. Vous ferez l'amour, ce sera beau à voir et à entendre. À ressentir. Tu feras tout pour qu'elle jouisse la première, pour pouvoir te laisser aller enfin à la réalisation délicieuse et grisante que tu es en elle, dans son corps ; qu'elle s'est abandonnée à toi. Et ce sera fini. Cette tension, qui vous rend si ardents, si vivants en ce moment même : disparue, aspirée, aplatie dans un dernier râle. Tu sais comment ces choses se passent. Tu sais que cette folie n'a d'autre issue. Tu te l'es déjà dit mille fois. Si tu franchis ce pas, mon vieux, ne te voile pas la face. Ce sera pour toi, pour te délivrer de ta prison. Ce ne sera pas pour elle.

Il porta sa tasse à sa bouche et ce simple geste suffit à ramener Julia à la réalité. Elle fronça les sourcils, comme sortie trop tôt d'un agréable rêve. Elle aurait pourtant juré, une seconde avant, qu'il était sur le point de l'embrasser. Elle était persuadée qu'il le ferait. Elle n'avait pas bougé par faiblesse, mais aussi de peur qu'un mouvement trop brusque ne le réveille, qu'il retourne tout à coup à la conscience et creuse un nouvel écart entre eux. C'était le contraire qui était arrivé. Et en le comprenant, elle voulait faire marche arrière. Ce rêve, elle voulait le rattraper, y retourner, s'y perdre. Elle cherchait les mots justes, mais ne les trouvait pas.

- Je...

- J'étais en train de lire, la devança Alessandro, le regard n'osant trop s'aventurer sur le visage de la jeune fille. Peu avant que vous arriviez.

J'ai envie de toi... Un instant, c'est ce qu'elle avait été sur le point de dire. Mais la phrase sonnait à présent trop décalée, trop plaintive, pour que Julia se détermine à la dire. Cela valait peut-être mieux. Elle n'était pas si désespérée de coucher avec lui que son intonation l'aurait laissé paraître... L'était-elle ? Le rêve s'était évanoui. Elle en ressentait une amertume, mais également un certain dédain.

- Oh, lâcha-t-elle d'un souffle, prenant à son tour, à contre-coeur, une gorgée de sa tisane. Ne vous arrêtez pas pour moi, affirma-t-elle dans un demi-sourire, cherchant à regagner tout à fait sa contenance.

- Acceptez que je vous accompagne un peu, dit-elle avec plus d'assurance, usant du ton malicieux qu'Alessandro reconnaissait bien, mais qui cachait quelque chose d'autre. Un regret, qu'Alessandro taisait lui aussi.

- Faites votre choix, dit-il d'un geste généreux de la main, indiquant l'ensemble des étagères.

Alessandro osa enfin la regarder du coin de l'œil, lorsqu'elle se retourna pensivement vers les livres. Ce sourire avait duré trop peu de temps. Il voulait la voir sourire de nouveau... Mais son envie dévorante ne l'avait pas quitté. Dès qu'elle s'était tournée, il s'était vu dégager les cheveux de son cou, le lui embrasser par surprise, ramener ses hanches aux siennes. Et tandis que ses yeux détaillaient minutieusement la silhouette de Julia, tous les muscles de son corps se contractaient imperceptiblement. Son sang s'écoulait sournoisement vers son entrejambe. La sensation était insoutenable, et pour qu'elle ne devienne pas obsédante, il dut se résoudre à trouver une distraction. Il retourna s'asseoir à un extrémité de son canapé, reprendre en mains le livre qu'il avait laissé pour se faire une boisson chaude. Il se contraint à ne pas lever les yeux trop souvent vers son élève, qui longeait la bibliothèque. 

Julia regardait la couverture d'un livre, l'ouvrant de temps en temps pour en lire les premières lignes. Elle savait que c'était le moyen imparable d'en juger la qualité. Son esprit demeura un instant occupé à savoir ce qu'elle était venue chercher ici, chez son professeur... Sa compagnie, se disait-elle, simplement sa compagnie. Le regard de Fabio, le cuisinier de Venise, lui revint un instant en tête. Cette fois, elle ne gâcherait pas ce dernier moment.

Bientôt, elle rejoignit Callini sur le canapé, l'imitant en choisissant pour assise l'extrémité opposée. Le visage grimaçant, elle but une gorgée de sa tasse, qu'elle reposa sur la table basse, et se mit à lire. 

Alessandro avait fait mine de ne pas y prêter attention, le regard concentré dans son édition bilingue des Vidas, plus particulièrement La Vida de Guillhem de Cabestanh. Pourtant, chaque son émanant de sa gauche, chaque mouvement, avait été précieusement noté, enregistré. Il souriait, le bras en appui sur le bord du canapé, les doigts repliés devant la bouche. Il souriait comme si sa lecture avait été particulièrement distrayante, alors qu'il était bien loin de lire les mots qu'il avait sous les yeux, perdu en pensée. C'était délirant, tout bonnement surréaliste... Et c'était agréable. Profondément, égoïstement agréable.

Quant à Julia, elle s'était véritablement oubliée dans les premières lignes du roman. Elle n'en avait jamais lues de si belles, et elle en resta émerveillée. Pourquoi ce livre ne s'était-il pas présenté plus tôt à ses yeux ? Elle se mit à en dévorer les pages, apaisée par l'atmosphère de la pièce.

De longues minutes passèrent. Les battements du cœur d'Alessandro s'adoucirent dans sa poitrine. C'était incroyable, se fit-il remarquer, comme le silence était confortable. Comme ils n'avaient jamais eu besoin de le combler inutilement. Elle partageait l'une des soirées calmes et ordinaires qu'il passait dans son appartement, lorsqu'il était d'une humeur portée à l'introversion, ce qui arrivait de plus en plus avec les années. Elle tournait les pages silencieusement, naturelle, comme si elle avait toujours été là, un ange protecteur, une fée — invisible, au coin du canapé. Elle était si spontanée qu'elle avait fini par retirer ses chaussures, replier ses jambes contre elle, venant s'enfoncer dans les plis du tissu, s'appuyant sur l'accoudoir.


Au bout d'une heure, alors qu'il était cette fois tout à fait aspiré par sa lecture, un petit bruit sourd l'interpella. Le livre que Julia tenait au bout de ses doigts lâches venait de toucher le sol. Il la découvrit endormie, la tête renversée sur l'accoudoir. En voyant le livre menacer de lui glisser définitivement des doigts et de tomber à plat, Alessandro se leva silencieusement du canapé et s'accroupit près d'elle, pour le lui prendre. Sa curiosité était plus forte que lui, il regarda le titre du livre qu'elle avait choisi. Sous le soleil de Satan. Elle semblait être arrivée à la fin de l'Histoire de Mouchette. Un sourire absent anima son visage, lorsqu'il reposa doucement le livre sur la table basse.

- Dans la rumeur... qui roule...

La faible voix de la jeune fille, inarticulée, à peine perceptible, amena le professeur à se retourner vers son visage alors qu'il s'apprêtait à se relever. Elle était parfaitement endormie, les lèvres entre-ouvertes, d'où s'échappait un faible sifflement.

- un autre... se plaît... s'admire... en moi... Homme ou bête.

Il croyait reconnaître les paroles qu'elle prononçait indistinctement, achevant le tout d'un soupir contrarié. Il voulait y entendre les mots de Bernanos. Il la regarda avec un nouveau sourire. Il contempla son visage, son buste, qui se soulevait sans bruit sous la lueur du feu. Ce qu'il pouvait la trouver belle... Il osa prendre du bout des doigts une mèche de ses cheveux, qui glissaient le long du canapé, et il déglutit, incertain quant à ce qu'il ressentait en cet instant.

- Tu fais une belle Mouchette, murmura-t-il pensivement, les yeux tournés vers les cheveux qu'il tenait dans ses doigts, si réels, si consistants.

- Plus déconcertante encore, ajouta-t-il en soulevant les sourcils, guidé par une pensée mélancolique.

- Et toi un piètre docteur, surgit la voix fantomatique de Julia, qui avait ouvert les yeux pour les poser sur l'homme.

Un instant, le cœur d'Alessandro était resté coincé dans sa gorge. Lorsque Julia se redressa sur le canapé, ses cheveux lui glissèrent des doigts. Elle lui adressait un sourire affectif, le regard encore endormi. Elle sortait d'un rêve des plus étranges. Un instant, elle avait été Mouchette, qui se réveillait sur ce canapé, annonçant au docteur, son amant, qu'elle était enceinte de lui. Ce docteur, ce n'était ni tout à fait l'homme détestable du roman, ni tout à fait Callini. Et loin de réagir comme dans le roman à cette annonce, il s'était approché du canapé d'un air calme et prophétique. Je sais, avait-il dit. N'aies pas peur. Pourtant, c'était un sentiment contraire qui l'avait saisie à ces mots, et qui l'avait conduite à répondre. Tu vas me laisser partir comme je suis arrivée ? L'homme la regardait avec de grands yeux doux. Tu es grande. J'ai fait mon travail. Tu sauras te débrouiller. Un grondement de révolte s'était élevé en elle. Ça n'avait aucun sens. Et elle s'était levée, et elle s'était écriée, tandis que l'homme repartait, impassible, dans son cabinet.

- Je le prends pour un compliment, avait dit Alessandro, croyant déchiffrer le sens de ses paroles.

Julia dévisageait l'homme comme si elle avait voulu percer un nouveau mystère. Tu vas me laisser partir comme je suis arrivée ? se répétait-elle intérieurement, et la phrase sonnait dans sa tête plus attendrie, plus amusée, qu'accablée. Le regard de Callini transportait encore cette tendresse inexplicable, qu'elle avait appris à reconnaître, à apprécier. Cette tendresse, elle voulait tout d'un coup l'en remercier, sans savoir pourquoi. Elle ne réfléchit pas, les idées embrumées par le sommeil. Lentement, son regard quitta les yeux de l'homme pour se fixer sur ses lèvres, et elle en approcha le visage pour y déposer un baiser, tout aussi tendre, presque chaste. Elle avait fermé les yeux. Alessandro ne l'avait pas repoussée. Les lèvres de Julia était restées longtemps, immobiles, sur celles de l'homme, qui gardait les paupières fermées. C'était si vivant, ce qui se passait en ce moment au creux de leurs ventres, dans la poitrine. Ça bouillonnait, ça dansait. C'était inattendu, cette sensation nouvelle qui l'avait saisie, trop intense pour Julia, qui relâcha un souffle fiévreux contre les lèvres de l'homme. Elle en voulait plus, bien plus. C'était ça, le feu qu'elle recherchait, qui lui brûlait les lèvres et les entrailles. Elle le croyait, elle en était persuadée, et elle se trompait. Elle était prête une nouvelle fois à se laisser berner par l'illusion du désir, de ce désir intense qui lui donnait l'impression d'être là, bien présente, pleine d'un feu sacré. Alessandro voyait son regard absent s'assombrir, incapable d'éloigner son visage du sien, pris lui aussi dans ce terrible état de transe. Mais lorsqu'elle s'attaqua une nouvelle fois à ses lèvres, sauvagement, sans qu'il ne puisse rien y faire, cloué sur place par un désir plus gros lui, et qu'elle s'en empara une troisième, une quatrième, une cinquième fois, chaque fois plus furieusement, ses mains se levèrent tremblantes à ses côtés pour lui prendre le visage, la retenir là, pantelante, près du sien. Ses paupières étaient de nouveau closes, elles tentaient de chasser les sensations, les pensées folles et parasites qui le submergeaient. Julia secouait la tête, essayait encore d'approcher ses lèvres des siennes, de l'entraîner sur le tapis, s'agrippant à son cou, à son torse. Mais les mains de l'homme ne le trahissaient pas, douces et fermes.

- Julia...

Sa voix était un grognement qui revenait de loin. Elle était torturée. À son écoute, la jeune fille eut un bref espoir. Elle le voyait ouvrir les yeux, se servir de l'une de ses mains pour l'amener à lui, l'embrasser de nouveau, tout aussi voracement qu'elle. Elle voulait qu'il se laisse attirer par sa langue, qu'il s'en empare et qu'il se redresse d'un élan vital pour la renverser sur le canapé ; les lèvres toujours attachées aux siennes, qu'il se fasse une place entre ses jambes, parcoure ses cuisses, ses seins, avec un appétit de géant. Elle aurait passé les mains dans ses boucles, aurait jalousement gardé sa bouche contre la sienne entre deux soupirs, aurait contraint leurs hanches à se rencontrer, à se rencontrer encore, jusqu'à-ce qu'il se presse intégralement contre elle. Elle voulait sentir qu'il la désirait entièrement, sans honte, sans retenue. Elle voulait lui arracher ses vêtements, le renverser sur le tapis, le voir nu sous elle. Voir l'attention, puis l'abandon dans son regard lorsqu'elle se consacrerait à lui, lorsqu'elle chercherait à percer les voies secrètes de son plaisir. Elle voulait fixer le regard contemplatif et presque douloureux qu'il aurait lorsqu'elle le laisserait enfin, après une longue bataille, s'unir à elle, et qu'ils découvrent ensemble avec éblouissement les miracles que peuvent produire deux corps aussi ardents que les leurs. 

Mais Alessandro était toujours accroupi face au canapé, bien que terrassé par ce désir, inconditionnel et aveugle, que Julia pouvait deviner derrière les yeux clos de l'homme. Il irradiait de son front, qui touchait presque le sien, de ses lèvres, qui touchaient presque les siennes, et de ce souffle, qui lui réchauffait la peau. Les yeux baissés, elle pouvait apercevoir les mouvements saccadés de son torse, qui se soulevait et retombait lourdement, fébrilement.

Lorsqu'il se sentit suffisamment revenu à lui pour ne pas déraper, il ouvrit doucement les yeux, et constata que ceux de Julia avaient perdu leur intensité séductrice. Elle observait les réactions de l'homme, comme par peur d'y trouver de l'énervement, ou une forme de distance, qu'elle n'aurait pu supporter. Mais Alessandro était incapable de cela. Il la regardait comme une espèce de trésor, un trésor qu'il se refusait, pour Dieu sait quelle stupide raison. Julia lui adressa alors un sourire triste et il le lui rendit à demi, sans pouvoir supporter son regard trop longtemps. Il se redressa et la chaleur de ses paumes quitta aussitôt les joues de la jeune fille. Sans un mot, il partit attiser le feu qui commençait à décliner dans le poêle.

Elle le regarda faire, un sentiment curieux au cœur. Un sentiment compliqué. Elle n'aurait pu décider s'il était triste ou heureux. Le surlendemain, elle partirait. C'était la dernière fois qu'ils se voyaient, avant au moins un bon bout de temps. Elle n'était pas fâchée qu'il se refuse à elle, au contraire. Elle en éprouvait comme un sentiment d'admiration profonde. Ce courage, ou était-ce de la sagesse ? Elle était si loin de l'avoir elle-même... Peu à peu, la résignation gagnait son visage. Bientôt, ils se quitteraient. Elle n'aurait plus le plaisir de leurs rencontres, de leurs discussions, de cette complicité et de cette tension qui étaient nées... d'où ? elle ne s'en souvenait plus, elle ne le savait pas. C'était comme si elle avait toujours existé, et jamais en même temps. Elle était résignée et pourtant, alors qu'elle s'en était cru incapable, elle le sentait : elle commençait à l'aimer. Lui, ce faux vieux grincheux aux costumes trop larges. À le voir dans son jeans, avec le t-shirt de Monsieur tout le monde, il paraissait plus jeune, plus dynamique, plus tout à fait loin d'elle. Le visage tourné vers le feu qui repartait, il contrastait avec la sobriété de la décoration. Pourtant, rien ne pouvait le cacher. C'était une vieille âme, lui aussi. Une vieille âme comme elle.

- J'aime votre appartement, dit pensivement Julia, gagnant un regard distrait d'Alessandro. On pourrait y faire l'amour comme deux vieux amants, qui se retrouvent pour finir leur vie ensemble. Sur le tapis, au milieu des livres, auprès du feu. Toutes les nuits sont la dernière nuit, quand on est vieux. En tout cas c'est l'idée que je m'en fais.

Alessandro avait continué de lui faire dos, le regard dirigé vers les flammes. La réflexion parvint à lui arracher un sourire, amusé et triste.

- Les vieux amants auraient choisi le lit. J'aurais choisi le lit, acheva-t-il à demi-mots, comme si la fatigue seule avait parlé, qu'il ne souhaitait pas véritablement être entendu de Julia.

- Je n'en crois pas un mot, l'entendit-elle pourtant répondre depuis le canapé.

Il lui adressa un regard de côté, qu'elle accueillit avec un sourire de complicité. Un sourire étonnamment serein, qu'il ne put pas comprendre. La voir, assise dans son canapé, lui torturait encore les sens. Comment pouvait-elle paraître si calme, alors qu'elle avait menacé de tout emporter sur son chemin quelques instants auparavant ?

- Où va cette soirée... ? demanda-t-il, l'air franc et décidé à obtenir une réponse.

Les épaules de Julia se haussèrent tandis que la question sembla lui traverser l'esprit. Elle y répondit avec un détachement naturel :

- Est-ce qu'elle doit aller quelque part ? 

Alors, elle était venue simplement parce qu'elle en avait envie ? Parce qu'elle avait voulu passer du temps avec lui ? Etait-ce aussi simple que cela ? Comment pouvait-elle être si passionnée un instant, si détachée l'instant suivant ? Alors qu'il avait commencé à croire qu'il pouvait lire à travers elle mieux que d'autres, tout redevenait soudain un amas de non-sens et d'incompréhension... et il voulait soudainement en rire. Tout cela le ramenait encore une fois à l'éternelle question qu'il se posait depuis des semaines, à percer la nature étrange de leur relation, qu'il n'avait jamais su fixer ou placer dans une case familière. Autant dire : qui de l'oeuf ou la poule... Il lui fallait arrêter d'essayer. L'accepter. Et faire ce qui lui semblait juste. 

- Il est temps que vous rentriez, dit-il à contre-cœur, je vais vous ramener chez vous.

Le sourire de Julia s'évanouit doucement sur son visage. Toutes les bonnes choses ont une fin. Elle ne contredit pas l'homme, incapable de se refuser quelques instants supplémentaires en sa présence. Elle laissa le scooter devant chez lui et se promit de revenir le chercher le lendemain. 


***


Une nouvelle émission de Philosophie avait repris sur le poste radio de la voiture, lorsqu'il avait allumé le contact. Julia s'imprégnait silencieusement de ce nouvel environnement, de toutes ces nouvelles odeurs qui la rapprochaient encore un peu plus de Callini, de ce qu'était son quotidien. La voiture était haute, bien entretenue, elle semblait presque neuve, bien éloignée de celles de Victor ou de Lysandre. Elle n'empestait pas la clope ou l'humidité, mais transportait des effluves de draps frais, qui laissaient place, de temps en temps, aux résidus de parfum que l'homme gardait sur lui, et qui s'évadaient dans l'air lorsqu'il tournait le volant, le regard concentré sur la route. Les paysages de la ville défilaient sous le regard de Julia, à la lumière des lampadaires qui bordaient la route. Secrètement, elle disait au-revoir à tout ce qu'elle connaissait. Aux ruelles pavées qu'elle avait fréquentées depuis son enfance, et que tous ses souvenirs avaient teintées un à un. À la cathédrale, aux cafés du centre-ville. Aux parcs et au courant calme, terrifiant, de l'Odet ; à la ZUP qui l'avait recueillie les dernières années. La voiture s'était arrêtée sur le parking de son immeuble, cette interminable tour qu'Alessandro regardait, les yeux levés depuis son siège.

- Parle-moi du bonheur...

La voix de Julia était parvenue à ses oreilles comme un murmure qui retint tout à coup toute son attention.

- C'est un jeu que mon père et moi avions inventé, ajouta-t-elle, le regard perdu vers l'extérieur. Une simple injonction suffisait à le lancer : « parle-moi du bonheur ». Il ne fallait pas réfléchir, la réponse devait être spontanée pour remporter la récompense. Une boule de glace. Un sachet de bonbons. C'était le genre de réponses que je trouvais le plus souvent.

Profondément perdue dans ses pensées, Julia réalisa à quel point son enfance avait été facile. Le bonheur lui était alors un concept familier ; pas même un concept, d'ailleurs. Quelque chose de concret. Une boule de glace. Un sachet de bonbons. C'était d'une simplicité déconcertante, inaccessible. Depuis combien d'années le bonheur courrait-il devant elle sans qu'elle n'ait l'espoir de l'attraper, ni même peut-être de l'apercevoir ? Mais ce soir-là, elle le sentait, quelque chose était en train de changer.

- Une soirée comme celle-ci me donne de nouvelles idées, ajouta-t-elle en retournant un regard franc et reconnaissant à Callini.

Il n'avait pas loupé une miette de son discours, qui lui livrait un nouveau fragment d'elle, de sa vie. Et son aveu, qu'il avait deviné, entendu entre ses mots, lui avait réchauffé le cœur.

- C'est un joli jeu, dit-il, pensivement. Moi aussi, j'ai passé une très agréable soirée...

Une soirée unique, inoubliable, s'il avait pu l'ajouter sans risquer de se mettre en danger. Mais il n'avait pas besoin de le dire. Julia le lisait aisément dans la sincérité de son regard. Il ne regrettait rien. 

Un instant, elle avait pensé lui dire. Lui annoncer son départ. Mais elle ne voulait pas prendre le risque de voir son beau visage franc se durcir, se renfrogner. Elle voulait que ce soir reste simple, limpide comme les regards qu'ils s'adressaient. Que ce soir reste un moment de grâce inexplicable, parmi tous ceux qu'ils avaient passé ensemble. Elle ne trouva pas la force de lui avouer qu'ils ne se reverraient pas. Un sourire à demi triste, à demi heureux aux lèvres, elle se résolut à détacher sa ceinture, et ouvrir la porte du véhicule pour en sortir.

- Des idées, vous en trouverez d'autres, l'entendit-elle dire. Votre vie commence tout juste... Ne l'oubliez pas.

Cette fois, le regard que Julia adressa à son professeur était convaincu, déterminé. Au fond, elle voulait y croire. Elle y croyait.

- Ne mourrez pas ce soir, s'il-vous-plaît, répliqua Julia d'un faux air goguenard, arrachant à l'italien un sourire diverti.

Lorsqu'il lui avait dit que sa vie commençait tout juste, Julia n'avait pu s'empêcher de penser qu'il avait pu, le temps d'un instant, contempler les bornes finissantes de la sienne. Pourquoi se sentait-il déjà si vieux à son âge ? Cela resterait sans doute pour elle un mystère. Un mystère de plus à ajouter sur la liste des questions qu'elle se posait encore. 

- Vous avez la mémoire courte, dit-il avec un brin de taquinerie. Pas avant d'avoir terminé ma thèse, et de vous avoir vu obtenir votre bac de Français...

Le visage de Julia s'anima d'un sourire indéchiffrable. En voyant son regard s'égarer loin du sien, il ajouta plus sérieusement, presque solennellement :

- Promis.

Elle avait envie de retourner dans la voiture, de le prendre dans ses bras, lui voler une dernière fois un baiser, un peu de sa chaleur, de son odeur, par pur égoïsme. Ce qu'elle pouvait avoir le cœur tendre, depuis quelques temps. C'était stupide, ridicule. C'était agréable...

- À lundi ?

Si Alessandro avait su qu'il ne la reverrait pas, il n'aurait pas précipité ces derniers instants. Qui sait, au juste, ce qu'il aurait fait ? Mais il entendait le vent souffler dans les arbres, il la voyait frissonner à l'air frais. Il voulait la savoir au chaud, chez elle. Elle avait souri à la question d'un air absent, acquiesçant une fois, lui adressant un dernier regard.

- Dormez heureux, lui dit-elle avant de fermer la portière et de s'en aller.

Les mots étaient restés danser un temps dans son esprit, tandis qu'il la regardait rejoindre la lumière de son immeuble. Que voulait-elle dire par là ? Il ne le savait pas vraiment, mais il avait aimé cette phrase, au bord de ses lèvres. Il avait hâte de la revoir, de l'entendre prononcer encore ce genre de phrases magiques, performatives, dont elle seule avait le secret.

Ce soir, Alessandro Callini dormirait heureux.


Si je peux en rassurer certains, ce n'est pas la dernière fois que nos deux protagonistes se verront...  :)    Ceci n'est pas la fin de l'histoire. A très vite pour la suite !

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