Mais alors que les yeux de la chimère brillaient déjà d'un éclat céleste, annonciateur de désastre, le tintement d'une clochette retentit tout à coup dans le lointain. Comme une note d'espoir dans un monde trop sombre.
L'instant suivant, une petite fille émergea des flammes de la bataille et avança vers les soldats survivants. Une petite fille vêtue d'une tunique à la teinte de menthe d'où pendaient des grappes de clochettes. Elles sonnaient à chacun de ses mouvements, comme pour annoncer la fin de la guerre. On aurait pu croire qu'elle sortait d'un conte de fées, d'un monde imaginaire où l'enchantement et la poésie supplantaient la raison, tant elle détonnait sur ce champ de bataille où nombre de braves avaient déjà succombé. Mais très peu remarquèrent son arrivée. Alacanth monopolisait les regards. Seul Dusack avait pris la peine de tourner sa tête casquée vers elle. Quand elle intercepta le coup d'œil étonné qu'il lui lançait, elle claqua des doigts dans un sourire. Aussitôt, le jeune homme se désintéressa d'elle et fixa de nouveau le ciel menaçant ; comme si elle n'avait guère d'importance pour lui, ou, peut-être, comme s'il avait déjà oublié qu'il venait de la voir.
— Brèches, chuchota-t-elle pour elle-même. Maître Décybel ne va pas être contente qu'on ait joué avec le destin.
Et alors que ses boucles brunes dansaient autour de son visage et lui caressaient le front, elle leva les yeux vers la bête à son tour.
— Dévastation. Circé n'arrive pas à dominer Alacanth.
Elle fronça les sourcils ; sur ses traits passa une ombre d'inquiétude qui ne lui était pas naturelle.
— Dénouement, lança-t-elle enfin de sa voix suraiguë. Il est grand temps d'arrêter ce massacre et de ramener les pierres à Maître Décybel.
Sans même qu'elle n'esquisse le moindre mouvement, d'énormes ronces se dressèrent soudain tout autour d'elle dans un craquement de pierres broyées. Elles se tordirent, s'entremêlèrent, se heurtèrent, comme des fouets dardés d'épines surexcités à l'idée de prendre part à la bataille. Caprice prit le temps de caresser l'une des têtes qui s'aventurait près de son visage, puis elle claqua des doigts comme à son habitude. Animées par une magie que peu d'hommes connaissaient, les ronces filèrent alors droit vers Alacanth. Leurs tiges sans fin, pareilles à celles qui avaient naguère composé le mur de l'Épine, semblaient provenir tout droit du ventre de la ville. Des cris et des exclamations accompagnèrent leur brusque montée vers le ciel. Elles eurent tôt fait de s'accrocher aux sabots de la bête et de s'enrouler autour de ses pattes. (1) Un soubresaut secoua Alacanth. Surpris, il essaya de se libérer d'un battement d'ailes frénétique mais rien n'y fit. Bientôt il fut prisonnier d'une forteresse flottante de ronces, enchaînées au sol par des racines si profondes qu'elles devaient soutenir la péninsule entière.
Quelques timides acclamations se firent entendre, mais au cœur de la ville la bataille faisait de nouveau rage. Les vengeurs aédelfiens avaient repris leurs assauts et semblaient y apporter plus d'audace et plus d'emportement que jamais. Deux d'entre eux voulurent se jeter sur Caprice, mais une nouvelle ronce démesurée jaillit sous leurs pieds, les fit d'abord trébucher puis les écrasa avec une fureur sauvage.
— Vengeance, reprit la petite Oracle. Triste illusion que de croire qu'un mal infligé aujourd'hui peut apaiser les maux subis hier.
Et alors que ses ronces commençaient à se rétracter en ramenant la bête captive vers le sol, un vrombissement s'éleva soudain au-dessus de la ville-haute. Quelque chose traversa le ciel avec une queue de poussière bleutée. Et bientôt une lance de glace transperça la prison d'Alacanth et traversa son flanc. Des morceaux de ronces volèrent en tous sens tandis que la bête poussait un rugissement de douleur. Son corps se tordit. Un spasme parcourut sa chair meurtrie. Sa mâchoire claqua. Puis elle se détendit. Et retomba vers la ville en versant des flots de sang.
Aussitôt les acclamations redoublèrent, les cris de victoire et d'enthousiasme remplirent les airs. Caprice écarquilla les yeux en suivant la chute de la chimère. La chute de Circé. Son regard s'affola dans toutes les directions. Comme si, pour la première fois, la situation lui échappait. Mais avant qu'elle ne puisse comprendre que Solafein venait de rejoindre la bataille à son tour, un ordre indistinct se répercuta entre les murs de pierre derrière elle. Puis une volée de flèches fila depuis les remparts du château. Trois se fichèrent dans le poitrail d'Alacanth et explosèrent au contact dans une gerbe de glace, déviant la trajectoire de sa chute vers la ville-basse. Ou presque. Il s'écroula sur le rempart séparant les deux quartiers. Tout un pan du mur d'enceinte céda dans un bruit monstrueux, tuant sur le coup les archers qui s'y tenaient. (2)
Zalma se retourna. Il venait tout juste de repasser la porte, dont le pont-levis avait été abaissé en urgence pour permettre aux habitants de fuir le champ de bataille, et filait avec Isélia vers la ville-basse. Ses yeux s'agrandirent de terreur lorsqu'il vit qu'Alacanth arrivait droit sur lui en roulant dans une culbute incontrôlée. Il se baissa dans un réflexe inutile ; la bête passa au-dessus de lui, racla le sol boueux et termina sa chute en plein travers de la rue. Il y eut des cris d'horreur, des hurlements d'effroi en provenance des maisons où les habitants avaient cru trouver refuge après l'attaque sur la ville-haute. Utopie s'arrêta net, fit un écart, protestant d'un souffle rageur malgré les efforts de son cavalier pour le calmer. Derrière eux, l'Arche de la Félicité qu'ils venaient de franchir, violemment ébranlée par le choc, se craquela, s'ébrécha, et finit par tomber à son tour dans un vacarme assourdissant. L'aédelfien jura en sondant des yeux les rues alentour. Il devait fuir loin d'ici. Loin de ce lieu maudit. Pour lui. Pour elle. Et qu'importe si tout autour de lui, les autres hurlaient, souffraient, mouraient. Il ne voyait de toute façon rien d'autre qu'un brouillard bourdonnant, un tourbillon de poussière opaque. Sa morale s'était effacée pour laisser place à un instinct de survie primaire. Il devait trouver un moyen de sortir de la ville. À tout prix.
Il tira sur les rênes pour guider l'étalon vers une ruelle étroite où un vieil homme fuyait à grand-peine. Mais contre toute attente, Alacanth ouvrit soudain les yeux, grogna puis se releva en vacillant sur ses pattes à cause de la lance de glace enfoncée dans ses entrailles. À chacun de ses souffles, du sang jaillissait de ses plaies. Pourtant, il s'était remis debout. Comme si rien ne pouvait l'arrêter.
Bientôt il déchira la ville-basse de son hurlement rauque et prolongé. Et tout bascula en une fraction de seconde. Utopie se cabra en poussant un hennissement affolé, désarçonna Zalma, fit volte-face et s'engouffra au galop dans la première ruelle venue. Les Nuages Noirs ne fuyaient jamais sans leur maître. Mais l'aédelfien avait si bien sanglé Isélia à sa croupe qu'elle n'était pas tombée malgré la secousse. Alors, Utopie fuyait. Avec sa maîtresse sur le dos. Zalma jura encore, cria son nom, lui hurla de revenir, le bras tendu vers lui, les doigts écartés. Sans succès. Sa vue se troubla un instant. Un instant-éternité. Tout son monde s'écroulait autour de lui, le laissant là, brisé et impuissant, ses rêves et son cœur en lambeaux. Il sentit la douleur comprimer ses poumons comme jamais auparavant. Dans un effort désespéré, il lutta contre ses mauvaises pensées, les repoussa, se força à réprimer le terrifiant sentiment de l'imminence de la mort. Puis il se releva dans une roulade et fit face à la bête. Seul. Sans épée. Sans défense. Il jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. Aucun renfort ne semblait devoir lui arriver, seule la silhouette d'un soldat chancelant se découpait dans le nuage de poussière et de cendres formé par l'effondrement de la muraille. Il reporta aussitôt son regard vers la rue où Utopie avait disparu. Il ferma les yeux tout à fait, hésita. Puis il murmura le prénom d'Isélia en repensant à ce moment où il lui avait tenu la main alors qu'ils marchaient dans le faubourg.
S'il avait su, il ne l'aurait jamais lâchée.
« Je suis tellement désolé, Isélia. »
*
Au même instant, loin derrière l'aédelfien, depuis les remparts du château, Solafein contemplait une ville-haute engloutie dans une mer de feu et de sang. Même s'il parvenait à repousser, voire tuer la bête, la cité en resterait défigurée à jamais. Aredhel la Grande n'était plus.
Le Paladin ôta son casque pour mieux voir le carnage, pour mieux faire face à la mort, pour mieux sentir le désespoir. Son expression était grave et sévère. Mais il restait digne face à l'épreuve. Cet échec était aussi le sien. Il avait placé toute sa confiance en Shura. Alors qu'il savait. Il avait toujours su. Depuis le premier jour. Sa nature d'aédelfien ne l'avait pas empêché de croire en lui. Jusqu'au point de le considérer comme son fils. Sa trahison - l'énième trahison qu'il subissait - était bien plus douloureuse pour lui qu'il ne le laissait paraître.
— Je crois que je commence à comprendre, lâcha-t-il aux archers et aux hommes en armure blanc et or qui l'entouraient. Elles veulent récupérer l'Aurora. Elles n'ont jamais accepté que les pierres soient séparées après la Bataille des Héros. « L'Aurora aux Paladins. Ombra aux Oracles. (3) Toujours éloignées les Perles Primordiales demeureront. Pour que jamais plus ne renaisse un nouvel Alacanth. » Voilà pourquoi cette garce de Caprice entreprend de capturer le monstre. Nous ne pouvons pas accepter ça.
Il était persuadé de ce qu'il avançait, mais il oubliait, ou ne savait pas, que l'hôte d'Alacanth n'était autre que Circé elle-même. Événement que la jeune Oracle n'avait ni prévu ni même envisagé, à part à l'instant fatidique, lorsque tout espoir lui semblait perdu, quand elle était prisonnière de sa glace et à la merci de Ranks. Alors, peut-être seulement à cet instant avait-elle pensé à endurer ce fardeau avec l'espoir - le vain espoir -, non pas de s'approprier les deux pierres mais plutôt d'essayer de contrôler la bête à sa guise pour limiter le massacre de la Vengeance de Ranks.
Les Oracles avaient bel et bien besoin de l'Aurora. Pour cette petite fille qui était arrivée avec son grand frère à la tour d'Ynula quelques jours auparavant. Pour sauver Aïko de son Sceau. Certaines voyaient déjà en elle un potentiel Echo capable de réussir là où Luna était en train d'échouer. Mais pour cela, elles devaient d'abord la purger de ses impuretés, purifier son âme de toute magie maudite. Et seule l'Aurora pouvait refermer les Sceaux. Elles avaient ainsi négocié avec les vengeurs de Neuf Etoiles simplement parce qu'ils étaient en possession de ladite pierre. Les Paladins - les vrais Paladins - l'avaient perdue depuis bien longtemps, sans le savoir, lorsqu'il avait été acté que Shura en assurerait la protection. Ce fut là l'une des pires décisions que le conseil du roi pouvait prendre.
Solafein ignorait profondément que Circé avait proposé un échange à Ranks - l'échange d'Ombra contre l'Aurora - pour que les pierres restent éloignées l'une de l'autre. Elle ne voulait pas réunir les deux pierres. Elle ne voulait que l'Aurora. Elle ne voulait pas libérer Alacanth. Elle ne l'avait jamais voulu. Mais l'échec des négociations avec Neuf Etoiles et la brusque arrivée du Paladin avaient précipité la Chute.
— Profiter de l'extrémisme de quelques désespérés pour pouvoir récupérer l'Aurora et ainsi regagner leur force de dissuasion. Fragiliser encore un peu plus l'équilibre d'un royaume qu'elles rêvent de gouverner à nouveau. Et s'assurer que pour la basse populace, les responsables du chaos soient les aédelfiens. Venimeuses puterelles. Pourquoi ne vous ai-je pas éliminé quand j'en avais l'occasion ?
Il se tourna vers ses soldats d'élite. Hallebarde en main, ils attendaient en silence, sans manifester la moindre émotion malgré le spectacle de désolation qui s'offrait à leurs yeux.
— Caprice est ici, reprit-il en désignant le point où convergeaient les ronces. Les Halcyons avaient pour mission de la stopper. Ils ont échoué, semble-t-il. Alors je compte sur vous, messieurs. Crevez-la. Je vais m'occuper du gros lion avant qu'il ne détruise toute la cité. Exécution !
*
(1). Je rappelle qu'Alacanth a des serres d'oiseau de proie aux pattes avant et des sabots de destrier aux pattes arrière. cf. partie 1. Donc non ce n'est pas une erreur de parler de ses "sabots" ici. (On m'en a fait la remarque en pré-lecture T__T)
(2). Les plus acharnés (c'est à dire personne) auront remarqué que l'idée de la bête qui prend cher en plein vol, tombe sur un rempart et le détruit a été piquée à la Bataille d'Uchronia (Bonus 10 000 vues). Scène écrite dans un lointain passé, virée du scénario depuis longtemps. Mais c'est la preuve que je n'ai pas tout jeté.
(3). Oui, on dit bien "l'Aurora" (avec l'article " L' " ), mais juste "Ombra" sans article. Ne me demandez pas pourquoi. Je n'étais pas présent quand le conseil du roi a décidé de nommer les perles ainsi. 🤷🤷🤷