Parle-moi du bonheur (profess...

DyanaLock

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La vie est un puzzle complexe. Pièce par pièce, la pétillante et déterminée Julia, du haut de ses quinze ans... Еще

Avis au lecteur
Chapitre 1 : Retour en enfer
Chapitre 2 : Un fantôme de chair
Chapitre 3 : My least favorite life
Chapitre 4 : Cheers Darlin'
Chapitre 5 : Le début des ennuis
Chapitre 6 : Le dernier mot
Chapitre 7 : Le pouvoir des choses
Chapitre 8 : Amitiés
Chapitre 9 : Birds through the night
Chapitre 10 : Voyage au bout de la nuit - Première partie
Chapitre 11 : Voyage au bout de la nuit - Deuxième partie
Chapitre 12 : Vivere e sorridere
Chapitre 13 : Rendez-vous manqués
Chapitre 14 : Des fleurs bleues et des sorcières
Chapitre 15 : Deux oiseaux noirs au bord du nid - Première partie
Chapitre 16 : Deux oiseaux noirs au bord du nid - Deuxième partie
Chapitre 17 : Acta est fabula
Chapitre 18 : Promis
Chapitre 19 : Des taz et de l'art
Chapitre 21 : Là où brillent les étoiles
Chapitre 22 : Vers la folie et ses soleils
Chapitre 23 : Dormez heureux
Chapitre 24 : Musicienne du silence
Chapitre 25 : Les planètes continuent de tourner

Chapitre 20 : Le Roman de Silence

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DyanaLock

               Les apparences suffisent largement à faire un monde. 

Jean Anouilh, Le Rendez-vous de Senlis.

Ce fut lors des funérailles de François Delaunay qu'Alain Tazski réalisa qu'il était profondément intrigué par Julia. Il l'avait pourtant croisée à de nombreuses reprises lorsqu'elle occupait le bureau de son père après le collège, mais ce n'était alors qu'une enfant. Une enfant vive, intelligente certes, mais une enfant réservée et sérieuse, qui ne levait que rarement la tête de ses devoirs ou de ses lectures. Ce qu'elle avait grandi, tout ce temps pendant lequel François avait été absent pour suivre ses traitements. À la voir debout, élancée et le menton relevé devant la tombe de son père, il était impossible de lui donner le moindre âge. Son expression dénotait parmi la foule de personnes présentes, il y avait dans son regard quelque chose d'insondable qui lui donnait une allure noble. Elle ne pouvait pas avoir plus de dix-sept ans... Tout, de son attitude, de sa posture, jusqu'à son expression, témoignaient d'une maturité incroyable. Julia avait pourtant quinze ans, et Alain avait discuté avec elle ce jour-là comme si elle en avait au moins vingt. Il ne s'agissait pas alors d'attirance, mais de simple admiration pour la résignation calme de ce visage face à la mort. Ce visage déterminé et doux, si poétique que lorsqu'il retrouva de nouveau Julia chez elle, assise sur le lit de sa chambre, les jambes repliées contre sa poitrine et ce même regard plongé à travers la fenêtre, il reconnut en elle l'esquisse de « Jacqueline aux jambes repliées » de Picasso, et il ne cessa alors de l'associer à cette muse. Son goût pour l'esthétisation des femmes, et des femmes tristes particulièrement, était tel qu'il ne vit jamais dans l'expression de Julia les prémisses de l'ouragan à venir.


Plusieurs mois avaient passé sans qu'ils ne se revoient, et c'est la surprise d'une nouvelle rencontre inattendue qui transforma l'admiration de l'homme en fascination. Julia était au théâtre, assise à quelques rangs de lui, seule. Elle suivait avec une attention remarquable le dialogue obscur des Pélléas et Melissandre de Maeterlinck. Cette fois, c'était sans aucun doute « Jacqueline aux mains croisées » qui s'offrait à sa vue subjuguée. Le regard de la jeune fille était absolu, sérieux, et si impénétrable qu'il lui donnait des accents de princesse antique, ou de magicienne, tout comme la larme qui roulait en silence sur sa joue. Ce qu'il aurait donné pour la photographier, la peindre, s'emparer de cette image ! A la fin de la représentation, il la suivit du regard et fit en sorte qu'ils se rencontrent à l'entrée du théâtre. Julia ne cacha pas le plaisir qu'elle eut à le revoir, et elle se sentit véritablement honorée quand l'homme l'invita à dîner. Si son tempérament demeurait triste, elle retrouva avec curiosité et une certaine joie le genre de conversations passionnantes d'art, de littérature et de philosophie qu'elle n'avait partagé avec personne d'autre que son père jusque-là.


Entre leurs rencontres de plus en plus fréquentes à l'université où elle passait le voir et au théâtre où ils se rendaient régulièrement à deux, Julia combattait l'angoisse et l'ennui qui s'emparaient d'elle chaque fois qu'elle se retrouvait seule dans sa chambre ou qu'elle franchissait les portes du lycée. Alain avait cette habitude curieuse et réconfortante de se pencher vers elle pendant la représentation, de lui murmurer à l'oreille des anecdotes historiques et littéraires qui la fascinaient toujours. Il portait sa main à son dos, à sa hanche, lorsqu'il voulait l'éloigner de la foule du théâtre et s'aventurer avec elle dans les rues calmes de la ville une fois la nuit tombée. Ils avaient alors des conversations qui exaltaient Julia autant qu'elles émerveillaient l'homme. Ils auraient voulu qu'elles ne prennent jamais fin, et leur frustration était extrême lorsqu'il était finalement temps pour la jeune fille de rentrer. Frustration partagée, mais de nature bien différente. Julia l'oubliait d'un battement de cil en rentrant chez elle tandis qu'Alain sentait la sensation grisante s'attarder encore dans son esprit, danser dans sa poitrine, et se réveiller parfois en pleine journée de travail. Un soir qu'ils avaient oublié la notion du temps en déambulant dans les rues, Julia s'était jetée à son cou pour le gratifier d'un baiser chaste sur la joue en guise d'au-revoir empressé. De la tête à la poitrine, l'émerveillement descendit bientôt se loger dans le bas ventre de l'homme. Quel supplice de continuer à être invité par Catherine à dîner, en compagnie d'autres collègues et amis du couple, et de devoir refréner son impatience à parler à sa fille, à solliciter son jugement sur tous les sujets inimaginables et possibles, et se régaler de sa vision du monde. L'un de ces soirs, Julia était d'humeur colérique comme elle l'était parfois lors de ces repas. Alain s'amusait silencieusement de son air mutin qui lui conférait un charme nouveau. Avec son chignon bas, elle aurait pu servir à John William Waterhouse d'inspiration pour son tableau « Destiny ». Mais oui ! C'est Circé, une merveilleuse Circé ! se fit-il remarquer lorsqu'elle se mit soudain dans une rage noire qu'il ne lui avait jamais vue. Catherine avait annoncé que la moto de François avait trouvé un acheteur, et qu'elle quitterait le garage dès la semaine suivante. La jeune fille s'était époumonée avant de quitter le salon pour se rendre à l'étage. Horrifiée et diablement embarrassée, Catherine s'excusait auprès des convives pour l'attitude de Julia.

- Laisse, je vais y aller, avait proposé Alain en voyant la mère hésiter à monter pour asseoir sa posture d'autorité.

- Merci. Je n'en peux plus, Alain, je suis dépassée, elle n'a jamais été comme ça... Il n'y a que toi qu'elle écoute en ce moment.

- Ne t'inquiète pas, je vais lui parler.

La dernière remarque de Catherine avait achevé de gonfler le bonheur orgueilleux qu'il ressentait à l'idée d'une entrevue privilégiée avec la jeune fille. À l'étage, un rai de lumière passait sous la porte de l'ancien bureau de François. Il frappa une fois, révéla son identité et entre-ouvrit doucement la porte. Julia était assise dans le grand fauteuil de son père, un livre à la main, les joues mouillées de larmes et les cheveux défaits. Elle ne lui cria pas de s'en aller. Alors, Alain referma la porte derrière lui, il s'approcha de la jeune fille et s'enquit de ce qu'elle lisait. Elle ne répondait pas. Elle avait le visage d'un ange en colère. Alain s'agenouilla, lui retira délicatement le livre des mains ; c'était Le Prince de Machiavel. Un rire tendre agita sa poitrine.

- Qu'est-ce qui te fait rire ? riposta Julia.

Au moment où elle abaissa son visage contestataire vers lui, ses longs cheveux frôlèrent la joue d'Alain qui en perdit jusqu'au moindre sourire tandis qu'un nouveau tableau s'ajoutait par surimpression dans son esprit.

- « La Belle dame sans merci », murmura-t-il les yeux pénétrants et l'air contemplatif du connaisseur d'art, le visage à quelques centimètres de celui de la jeune fille.

Face à son air interrogateur, il ajouta :

- Ne cesseras-tu donc jamais de te métamorphoser ?

L'énervement s'évanouit dans les yeux de Julia, qui remarqua l'air nouveau avec lequel Alain la regardait désormais. C'était ce même air tendre qu'il avait toujours eu lorsqu'ils discutaient dans les rues de la ville, mais avec une touche supplémentaire, comme une tension, qui comprimait l'air tout d'un coup et réduisait l'espace de la pièce à ce seul regard. Et alors, sans prévenir, il l'embrassa, brûlant de désir, mais hésitant tout d'abord. Julia fut surprise de ne pas trouver cela désagréable. Ça n'avait rien à voir avec les baisers qu'elle échangeait avec son petit-ami de l'époque. C'était pourtant la même chose. Alors pourquoi son ventre la brûlait-elle ainsi ? Sa colère s'apaisait tandis qu'un cri de révolte montait en elle. Oui, c'était cela. C'était cela qu'elle recherchait. Et elle embrassa Alain furieusement, passant ses mains derrière son cou. Il n'en fallu pas plus pour que l'homme perde la tête. Ses mains inarrêtables passèrent sous le t-shirt de la jeune fille et touchèrent tout ce qu'elles pouvaient effleurer, retirèrent ce qu'elles pouvaient retirer. Quelques instants plus tard, Julia perdit la sensation étourdissante des lèvres d'Alain contre sa bouche et, le souffle coupé, elle s'abandonna à la vue de l'homme qui approchait le visage de ses cuisses.


***


Lorsque Alain ouvrit la porte ce soir-là suite à plusieurs sonneries intempestives, il ne s'attendait certainement pas à tomber sur l'image qui se présentait à lui. Julia se tenait-là, droite et fière comme il se l'était toujours représentée. Elle était entièrement vêtue de noir, son jean déchiré, et son maquillage plus prononcé qu'à l'habitude. Son regard semblait lointain, égaré. S'il ne l'avait pas connue, s'il n'avait pas pas su quelle perle se cachait sous la coquille, il lui aurait certainement fermé la porte au nez. Son état était misérable.

- Julia ? demanda-t-il comme pour confirmer son identité, ou l'inviter à justifier sa présence à une heure aussi tardive de la nuit.

C'était une chance que son séminaire ait été prolongé par un repas interminable. Il était d'ordinaire au lit bien plus tôt.

- Je ne te dérange pas ? rétorqua la voix douce de la jeune fille, qui sonnait à ses oreilles comme une mélodie revenue de loin.

- Non, non, pas du tout.

Il avait répliqué sans réfléchir. C'était bon d'entendre cette voix, cette mélodie, plus qu'il ne voulait se l'avouer.

- Je peux entrer ?

- Je t'en prie.

Elle passa devant lui, et le précéda dans l'entrée. Ce qu'ils faisaient un couple mal assortis, à les voir près l'un de l'autre ; lui dans son costume impeccablement repassé, elle sous un manteau trop grand, emprunté à qui ? Elle ne le savait même plus.

- Tu veux boire quelque chose ? Vin, mousseux, thé...

Elle baladait son regard dans la pièce, comme pour s'assurer que rien n'avait changé. C'était le cas. Le piano, le vieux service à liqueurs, les tableaux... Tout était là. Alain la regardait faire, et il fut pris de cours lorsqu'elle se retourna et, d'un pas lent et déterminé, s'approcha pour l'embrasser. Aussitôt, il s'abandonna à la sensation familière et nouvelle. Cette douceur des lèvres, cette irrésistible langue, il redécouvrait tout. Elle ne s'était pas arrêtée là et avait très vite débouclé la ceinture de l'homme. C'était inévitable, Alain la déshabilla sur place et découvrit avec incrédulité les deux nouveaux bijoux qui ornaient les seins de la belle brune.

- Bon dieu... Tu es folle, marmonna-t-il, mais il ne put s'empêcher d'approcher sa bouche des somptueux trésors. Il ne la retint pas lorsqu'elle s'agenouilla devant lui, son regard coulant de biais sur elle. 


***


Alain conduisit Julia à la chambre et décida d'honorer leurs retrouvailles en multipliant à son égard les caresses et les attentions amoureuses. Ce n'était pas ce que Julia recherchait. Elle se montrait froide, le regard habité par un démon plus grand que le désir, et Alain avait fini par céder lui aussi à cet accès de sauvagerie.

Affalé dans le lit, il regardait le plafond comme si le ciel des Idées s'offrait à sa vue.

- Ça fait des lustres que je n'ai pas fait l'amour comme ça, commenta-t-il avec un air de béatitude.

Assise sur le bord du lit, Julia ne répondit rien. Elle reprit une bouffée de sa cigarette et questionna l'étrange nœud qui se formait dans son estomac. Était-ce un nœud, d'ailleurs, ou du vide ? L'un ou l'autre, pourquoi était-ce si douloureux ? Alain étendit un main pour lui caresser le dos, mais Julia se leva au simple contact et commença à réunir ses affaires.

- Qu'est-ce que tu fais ? demanda-t-il.

- Je dois rentrer.

En cet instant, le regard de l'homme perdit en sérénité. Il réalisa que depuis qu'elle s'était présentée à sa porte, sa voix avait été d'une égale froideur.

- C'est ridicule, reste ici pour la nuit. Je te ramènerai demain.

Julia ne semblait pas l'entendre, elle continuait de s'habiller.

- Alors je te retrouve à peine et tu t'en vas déjà ?

Des lèvres de la jeune fille s'échappèrent un bref « Merci pour cette soirée ».

Il la regardait s'affairer, impuissant. Il savait que c'était peine perdue, qu'il ne pourrait la retenir. Il s'était fait à l'idée. Elle finissait toujours par s'enfuir. 

- Eh bien... Si tu comptes vraiment t'en aller comme une voleuse, viens au moins embrasser une dernière fois ton vieil amant.

Le nœud dans l'estomac menaçait à présent la gorge de Julia. C'était du dégoût, elle le reconnaissait à présent. Mais du dégoût pour qui ? Elle n'en était pas sûre.

Elle s'approcha de lui, hésitante, porta ses lèvres aux siennes. Alain retint un instant son visage entre ses doigts pour le regarder.

- Il n'y a aucun moyen que je te comprenne un jour, n'est-ce pas ? Aucun moyen que je te retienne ?

Les mots lui crevaient yeux  : « as-tu jamais essayé de me comprendre ? Tu m'as toujours prise pour quelqu'un que je n'étais pas », mais elle ne dit rien. Alain ne lui en laissa pas le temps. 

- Allez, file, petit oiseau. Ce n'est pas moi qui te couperais les ailes.


***


Julia reprenait son souffle après son tour de terrain chronométré tandis que le professeur de sport sifflait le départ d'autres élèves. Elle croyait bien qu'elle finirait tôt ou tard par cracher ses poumons. Ce qu'elle pouvait détester la course. En chemin pour récupérer sa bouteille d'eau, elle remarqua de grands gestes au loin, derrière le grillage du terrain olympique. C'était Raphaël qui cherchait à l'interpeller. Après avoir jeté un coup d'œil au professeur occupé à suivre la course de ses camarades, elle se dirigea lentement vers son ami. Il la salua et c'est seulement à ce moment qu'elle remarqua la petite feuille de papier qu'il tendait à travers les grilles.

- C'est officiel, on donne notre premier concert samedi soir avec la bande. Tu penses pouvoir venir ?

Elle glissa la feuille dans la poche de son sweat, et acquiesça en forçant un sourire au coin de ses lèvres.

- Ouais, je ne veux pas manquer ça.

- Cool, murmura Raphael.

Il y eut un flottement entre les deux adolescents. Le temps d'une seconde, il joignit maladroitement ses doigts à ceux de Julia qui étaient enroulés sur les grilles. Il lui adressa un vague sourire, mais trop gêné, il finit par s'en aller, pestant intérieurement. Pourquoi trouvait-il toujours aussi difficile de lui parler ? Elle semblait si loin de lui, si loin de tous les élèves du lycée, inaccessible. Lorsqu'elle parlait enfin, elle prononçait toujours des phrases trop compliquées qui mettaient mal à l'aise les autres. C'était attirant et destabilisant. Cette impression de lui parler toujours comme si c'était la première fois, cette peur de ne pas pouvoir suivre la conversation, de se retrouver idiot, de répondre quelque chose d'insignifiant. Comme s'ils n'avaient jamais passé de moments de complicité ensemble depuis la rentrée. Comme si elle s'était toujours abaissée à son niveau jusqu'à présent, et qu'elle ne faisait plus cet effort depuis le décès de Noa. Comme si elle avait toujours gardé cette partie d'elle cachée, et que personne ne la connaissait vraiment... 

À quelques mètres sur le chemin, M. Callini marchait pour gagner le bâtiment des langues. Raphael se détourna de ses pensées pour le rejoindre et lui tendre à son tour un flyers.

- C'est en grande partie grâce à vous qu'on en arrive là aujourd'hui, ça nous ferait très plaisir que vous veniez, l'entendit dire Julia, qui n'avait pas quitté les grilles. Hésitant, Alessandro croisa d'abord le regard de la jeune fille, au loin. Dernièrement, il lui semblait qu'elle était au coin de tous les couloirs, de tous les chemins qu'il empruntait. Elle était toujours seule, les écouteurs visés aux oreilles. Chaque fois et lors d'un bref instant, il se mettait en tête de la rejoindre, de lui parler, comme n'importe quel adolescent pourrait le faire. Mais il n'en était plus un. Et il devait se résigner à la laisser seule. Il accepta le papier du garçon avec une sympathie modérée.

- Je vais y réfléchir, mais je ne peux rien vous promettre, fut la réponse qu'il offrit à Raphael et qui sembla contenter le jeune homme, parti sur l'instant distribuer le reste de son paquet.

Lorsque le professeur passa devant la grille du terrain de sport, il salua Julia d'un discret signe de la tête, un peu hésitant, et elle le lui rendit. Une main dans la poche, sa sacoche dans l'autre, il donna l'impression de vouloir s'arrêter, mais il n'en fit rien et Julia, pensive, le regarda continuer sa route.


***


Un mois était passé depuis le suicide de Noa. C'est lors d'un cours de Physique-Chimie qu'une surveillante vint chercher Julia pour l'accompagner au bureau du proviseur.

Ce jour-là, elle constata avec surprise que sa mère et un policier y étaient déjà installés, et son cœur s'enfonça dans sa poitrine lorsqu'elle reconnut la mère de Noa, et son père, qu'elle avait vu à de rares occasions, assis à ses côtés. Le rendez-vous sembla s'éterniser. Pendant plusieurs minutes, elle écouta d'une oreille à demi attentive le dialogue qui se nouait sous ses yeux, toute occupée à maîtriser son agonie intérieure. Elle croyait devenir folle, lorsque le moindre mouvement, la moindre parole du père de Noa crispait ses muscles. Ses intonations vindicatives, ses sifflements asthmatiques de fumeur lui étaient insupportables. La main dans la poche de son manteau, elle sentait le canif brûler sous ses doigts. Elle répondit le plus brièvement possible aux interrogations précautionneuses du proviseur, et malgré les regards insistants qu'ils lui adressèrent tous – car, pensaient-ils, elle était la clé vers la compréhension de cette histoire, des ecchymoses inexplicables retrouvées sur le corps du jeune homme, et elle semblait en savoir plus que ce qu'elle avait bien voulu dire – chacun respecta en apparence son silence. Lorsque la sonnerie de la récréation retentit dans le lycée, Julia fut invitée à sortir et regagner la cour pour poursuivre sa journée, comme une journée ordinaire. En sortant du bureau, elle croisa une dernière fois le regard inquisiteur du père de Noa, et son poing se resserra autour du couteau. 

Elle secouait la tête en sortant de l'aile administrative, retenant sa respiration pour ne pas se laisser submerger par les odeurs aseptisées qu'elle redoutait d'entre toutes. Elle secouait la tête de perplexité, de dégoût, de colère. Un sentiment d'injustice prenait place et grandissait en elle tandis qu'elle se dirigeait à grandes enjambées vers le premier bâtiment sur son chemin. Qu'aurait fait Noa ? Qu'aurait-il voulu qu'elle fasse ? Elle voulait parler, tout expliquer, mais quelque chose l'en empêchait. La voix de Noa, son regard suppliant. Elle lui disait de sauver son honneur, de se taire, mais ce n'était que des conneries ! Quel honneur ? Quelle honte y avait-il à tout avouer ? Les coupables devaient être punis. À cette pensée, la nausée de Julia redoublait. Elle monta les escaliers, le souffle court, le regard embrumé et le cœur battant à tout rompre. Le visage du garçon et de son père se présentaient à tour de rôle dans son esprit, si vite qu'ils en venaient à se superposer. C'était intolérable. Comme guidée par un instinct de survie ou bien une pulsion meurtrière, elle ne le savait pas, ne le savait plus, elle se réfugia dans les toilettes du premier étage. Là, alors qu'elle pensait se retrouver seule, sa respiration s'arrêta face à Anna et un élève de Terminale qui l'accompagnait. Elle ne s'en souvint pas sur le moment, mais elle avait déjà vu plusieurs fois ce garçon sur le parvis, embrasser une autre fille. Lui et Anna sortaient pourtant du même cabinet, décoiffés et les joues rosies. Le garçon souriait. Anna remontait la bretelle de son haut, quand elle remarqua Julia dans la pièce.

- T'as pas intérêt d'en parler, lui dit-elle d'une voix qui cachait mal son embarras.

La physionomie du garçon changea à ces mots.

- Quoi, tu la connais ?

Julia demeurait muette, les dents serrées, l'expression insondable. Ses yeux, gonflés de sang, interpellèrent tout de même Anna.

- Elle est dans ma classe.

- T'as entendu ce qu'elle t'a dit ? insista dès lors le garçon, s'approchant de Julia d'un air qui se voulait intimidant.

Cette dernière ne fit que soutenir son regard, intense, les pensées embrouillées, la main dans la poche.

- T'as compris, pauvre conne ? menaça-t-il à nouveau face au calme apparent de Julia.

Mais à peine fit-il un nouveau pas en avant, à peine étendit-il le bras pour attraper l'épaule de Julia, que cette dernière sortit sa main de sa poche et lui présenta la pointe du couteau au niveau du torse.

- Putain, mais c'est quoi, ça ? T'es une malade ! C'est une malade, cette meuf ! dit le garçon en reculant d'un pas, déstabilisé.

Anna était restée les yeux écarquillés face à la scène.

- Cassez-vous, murmura alors Julia, d'un air de confusion et de lassitude.

Le garçon demeurait sur place, étourdi, mais bientôt, Anna l'attrapa par le bras et l'invita à sortir. Lorsqu'elle lança un dernier regard en arrière, elle vit Julia rentrer dans l'un des cabinets, le couteau à la main.


Elle dut rassurer à plusieurs reprises le garçon, Adrien, qui n'avait pas décoléré. Tout était de sa faute à présent. Sa copine ne devait pas apprendre ce qu'ils avaient fait, elle devait lui jurer. C'était de sa responsabilité de s'assurer que Julia ne parle pas. Mais Anna en était sûre, et elle le répétait avec conviction : Julia ne parlerait pas. Elle dût attendre cinq minutes de plus dans le couloir, qu'Adrien soit parti, au bout de la cour, pour pouvoir sortir à son tour. Pendant ce temps, tout déroulait dans son esprit. Le scenario passé, un scénario à venir, peut-être. Elle voulait remonter à l'étage, parler à Julia, mais ses jambes restaient clouées sur place, elle était terrorisée par un sentiment inconnu. Sans qu'elle puisse le contrôler, une image de sa mère lui revint en mémoire. Le sang. Beaucoup de sang. La gorge nouée, elle poussa la porte du bâtiment et se mit à marcher tout droit, sans but, le visage penché. Alors, elle manqua de bousculer quelqu'un, qui se manifesta par un bref « Ehi, attention ! ». Elle reconnut cette voix qu'elle dépassait sans un regard, et alors, elle s'arrêta, fit demi-tour.

- Monsieur Callini ! dit-elle d'un air presque désemparé.

- Oui, Mlle Berthier ? Tout va bien ? 

Le professeur s'approcha d'elle, l'air concerné. Les mots mirent une minute à se former sur les lèvres muettes de la jeune fille.

- Vous devriez passer aux toilettes du bâtiment C. Au premier étage.

Alessandro demeura un instant décontenancé, surpris par la requête de son élève, inquiété par cet air pâle et grave qu'il ne lui connaissait pas. Il comprit que c'était important.

- Pourqu –

- S'il-vous-plaît, insista-t-elle d'un air pressant.

- J'y vais, acquiesça-t-il sans chercher à en savoir d'avantage, et la jeune fille s'en alla à grands pas sans qu'il ne puisse la retenir.


À son tour, il reprit sa marche vers le bâtiment et pressa le pas. Il monta les escaliers, entra dans les toilettes du premier étage, où tout d'abord, il ne vit rien que son reflet dans le miroir du lavabo. Puis, tout d'un coup, un soupir, une plainte réprimée. Il s'approcha des cabinets, et son visage se décomposa.

Julia était repliée au sol, le visage mouillé de larmes, le canif dans une main, la pointe du couteau posée contre la peau fine de son poignet, couleur de crème, où trois veines distinctes ressortaient. La pointe s'éloignait et s'approchait de la peau intacte, Julia serrait les dents. Trop faible... Pourquoi était-elle toujours trop faible pour le faire ? Trop faible ! Tout bourdonnait dans sa tête, ses muscles se contractaient, sa respiration était suspendue dans l'air. Elle n'eut pas le temps de comprendre que Callini était arrivé dans la pièce, que le couteau lui avait été brusquement arraché des mains. Tout son corps se mit à trembler d'adrénaline et elle éclata alors en protestations.

- Non ! non ! non !...

Elle croyait se défendre d'une force imaginaire, de la fatalité peut-être, qui avait décidé que son heure n'était pas venue, pas encore, qu'il lui fallait encore souffrir, endurer. Sa tête cognait contre les murs étrois du cabinet tandis qu'elle se débattait, frappant l'homme et cherchant à lui reprendre le couteau, se débattant de toutes parts, comme possédée, laissant échapper des cris de douleur d'entre ses dents serrées. Mais les bras de Callini étaient bel et bien là pour contenir cette explosion, recevoir les coups et chercher à les arrêter. Ses paumes chaudes étaient bien là pour lui saisir les avant-bras, l'encercler, précipiter son corps contre le sien, accueillir sa tête contre son torse. Alessandro cherchait à l'immobiliser. Il prononçait de doux « shh », qu'il répétait, tandis que les coups de Julia perdaient progressivement en vigueur, et que ses plaintes redoublaient. Elle pleurait désormais contre lui, sans retenue, les mains accrochées à sa chemise. Seuls ses doigts, crispés, montraient toujours des signes de violence, de resistance. Tout son corps semblait s'être liquéfié contre lui, épousant son torse, le submergeant d'une chaleur inconnue. Elle se laissait aller dans ses bras, s'abandonnait enfin. Ses cris semblaient remonter des enfers, c'était un crève-cœur sans nom. Mais après ces quatre semaines, elle exprimait enfin une émotion, quelque chose. Ce moment était inévitable, nécessaire. 

- Rendez-le moi, je dois le faire, j'en peux plus, j'en peux plus, implora-t-elle dans sa confusion.

- C'est lui, c'est lui qui l'a tué ! continua-t-elle face au silence Callini, la voix étouffée par son manteau, rompue par l'émotion. S'il l'avait accepté comme il était – Je l'ai tué moi aussi, je l'ai tué ! Je l'ai mérité, je l'ai tué !

Elle repoussa le professeur à ces mots, agitant la tête, tout à la fois incrédule et convaincue. Les larmes continuaient de rouler sur ses joues, ses lèvres entre-ouvertes laissaient échapper des respirations saccadées. Touché à vif par les mots de la jeune fille, Alessandro prit aussitôt son visage entre ses doigts, il lui sécha brusquement les larmes et chercha à capter son regard perdu. 

- Vous n'y êtes pour rien. 

- Tu m'entends ? reprit-il avec plus de conviction encore. Tu n'y es pour rien. 

Sa voix était ferme, tranchante. Ses sourcils froncés, ses yeux, transportaient une gravité et une émotion qui supportèrent un instant la douleur de Julia. Guidé par son instinct, il approcha prudemment son visage d'elle, colla finalement avec force son front à celui de la jeune fille, caressant son nez du bout du sien. Ses paupières se fermèrent un instant, ses mâchoires restèrent serrées. Lui aussi cherchait à calmer les battements fous de son cœur, à retrouver son souffle. Il le savait. Il savait que c'était trop pour elle, qu'il aurait dû insister pour qu'elle se confie davantage. De qui parlait-elle ? Ce n'était pas ce qui lui importait pour le moment. Que serait-il arrivé si Anna Bertier ne l'avait pas prévenu ? S'il était arrivé quelques minutes plus tard ? Il avait eu peur. Il avait été terrorisé de la voir avec ce couteau. 

Mais il était là, et elle n'avait rien. Elle n'avait rien.

Contre toute attente, même le couteau à la main, elle ne l'avait pas fait. Où dieu avait-elle trouvé un pareil canif ? 

Il caressait ses joues, ses cheveux, qui dégageaient une odeur de tabac froid et de fruits des bois. Ils étaient penchés, recroquevillés l'un contre l'autre. Leurs respirations se croisaient ; leurs jambes repliées se chevauchaient, dans une position inconfortable, que ni l'un ni l'autre n'avait envie d'abandonner.

- Ne m'envoie pas à l'hôpital...

Les pleurs de Julia avaient presque cessé, et elle continuait de presser son visage contre celui du professeur, d'appeler du nez sa tendresse, brossant sa barbe, sa mâchoire. Elle pouvait deviner l'inquiétude de Callini, son combat intérieur. Oui, c'était la démarche à suivre. Prévenir l'infirmerie, qui l'enverrait à l'hôpital pour tentative de suicide... Etait-ce vraiment cela, qu'elle avait essayé de faire ? S'était-elle décidée à passer à l'acte ? Au fond de lui, il ne voulait pas y croire. Au fond d'elle, Julia ne le savait pas. Mais l'idée de retrouver l'hôpital la terrorisait plus que tout. 

- Promettimi che non lo farai mai più (Promets-moi que tu ne le referas jamais).

La voix du professeur n'avait jamais été aussi ferme et aussi suppliante à la fois. Son front répondait à la pression que Julia exerçait contre lui, ses yeux cherchaient désespérément les siens. Il donnait l'impression de formuler cette requête pour le bien de Julia autant que pour son propre salut. Mais au moment où il s'exprima, la sonnerie retentit dans le lycée. Il releva aussitôt la tête. Crispé, il lança un regard à l'ouverture des toilettes, comme s'il revenait à lui après s'être assoupi contre son gré. Elle, comme anesthésiée, dessina des yeux les traits de visage de l'homme, réflechissant à sa requête, à la proximité qu'il lui avait accordée, sans retenue, quelques secondes auparavant.

- Emmène-moi loin, marmonna-t-elle, basculant la tête en avant pour blottir son visage dans l'écharpe de l'homme, près de son cou brûlant.

- Je suis fatiguée de faire semblant, ajouta-t-elle dans un murmure étouffé par l'écharpe.

Alessandro ne prit pas la phrase au premier degré, mais il en comprit toute la profondeur, il en mesura toute la portée. Il se souvenait de ce qu'elle avait dit, « s'oublier, cesser de penser ». C'était cette fuite en avant qu'elle recherchait, et qu'il se refusait de lui offrir. Pourquoi, déjà ? Pourquoi ? Et pourquoi pas, finalement ? Un long soupir lui échappa, et il resserra son bras autour du dos de Julia.

Il y eut soudain un bruit, plus rapproché de les autres et qui l'amena à rediriger une nouvelle fois son attention vers l'ouverture du cabinet, où bientôt, le visage inquiet d'Anna Bertier apparut. Alessandro fut contraint de recouvrer définitivement ses esprits. Il éloigna doucement Julia de lui, la retenant par les épaules.

- Mlle Bertier, dit-il avec calme, conduisez Mlle Delaunay à l'infirmerie, s'il vous plaît.

Le regard que lui adressait Julia était intense, torturé. Il avala sa salive et sans chercher à rien laisser paraître de sa propre torture, il se releva et aida la jeune fille à faire de même. Comme par intuition, Anna s'était éloignée un instant du cabinet après avoir acquiescé à la demande du professeur. Alessandro en profita pour observer le visage de Julia. La tête de la jeune fille était venue s'appuyer contre la cloison du cabinet. Tout d'un coup, elle était redevenue la figure pâle et inexpressive qu'elle était au quotidien. La parenthèse était comme refermée. Pourtant, son regard n'avait pas changé.

Alors même qu'ils avaient été si proches l'un de l'autre quelques secondes auparavant, la présence d'Anna et les bousculades bruyantes des élèves qui montaient les escaliers avaient jeté un froid entre eux, comme si une bulle imaginaire avait explosé. Alessandro n'osait à présent pas s'approcher d'elle, il n'osait pas plonger son regard dans le sien trop longtemps, par peur de se perdre de nouveau ; car il le sentait, oui, au fond de lui, il s'était déjà perdu et pourrait se perdre encore. La parenthèse était refermée pourtant, mais un nuage de regret passait sur le visage du professeur et de l'élève.

- Je passerai vous voir après le cours, finit-il par dire.

Julia n'acquiesça pas, mais elle se sentait épuisée, n'avait pas l'âme d'argumenter. Elle sortit du cabinet, et se laissa silencieusement accompagner par Anna.


***


Quand Alessandro se rendit à l'infirmerie, on lui indiqua la pièce dans laquelle on avait allongé Julia.

- Elle s'est endormie très vite, lui dit-on, elle devait être exténuée. Vous savez ce qui s'est passé ? Elle n'a pas voulu nous dire un mot. La jeune fille qui l'accompagnait n'était pas plus bavarde.

Alessandro contemplait le visage calme de Julia, marqué par les pleurs, beau comme celui d'une naïade, une nymphe des eaux.

- C'est l'amie proche du jeune homme qui est décédé récemment.

- Oh ! D'accord, s'exclama-t-on avec un air d'épouvante et de compassion. 

Il savait que cette justification suffirait. Il déglutit son envie d'en dire plus, les mots de la jeune fille en tête. Etait-ce égoïste ? Il ne voulait pas prendre le risque de perdre sa confiance. Il se promettait de l'aider. Malgré tout, des doutes silencieux l'assaillaient. 

- Vous pouvez appeler sa mère, je ne crois pas qu'elle reprendra les cours cet après-midi.

- Oui, oui, c'est certain...

Il ne l'avait pas quittée des yeux. Mais en réalisant que l'infirmière n'était pas décidée à retourner à son comptoir, il se racla la gorge et se résolut à déposer les feuilles de cours qu'il avait en mains sur la chaise qui se trouvait dans l'entrée de la chambre. 

Il jeta à nouveau un œil à Julia, dans l'espoir de croiser son regard. Elle dormait toujours profondément. Il s'attarda encore un peu, fouilla dans son sac, et y trouva un livre, Le Roman de Silence, qu'il déposa sur les photocopies. Il échangea un bref sourire avec l'infirmière qui attendait à la porte, et il quitta les lieux, une pointe de frustration dans la poitrine.


***


Harassé par cette journée, Alessandro s'endormit assis sur son canapé, d'où il n'avait pas bougé depuis qu'il était rentré. Zita l'avait trouvé ainsi, charmant dans son costume, la chemise froissée. Elle passa derrière lui, et voyant qu'il ne se réveillait pas au bruit de ses pas, elle s'approcha, se pencha près de son visage, déboutonna le haut de sa chemise, et commença à promener sa main sur son torse, retrouvant l'aspect lisse de la cicatrice qu'elle chérissait pour une raison obscure, peut-être parce qu'elle lui rappelait qu'elle était l'une des rares à le connaître vulnérable sous le costume. Sa main progressait sous la chemise, mais ce n'était pas assez. Elle commença à lui embrasser le cou et elle obtint un premier signe de réveil de sa part. 

- Sembri aver avuto una giornata pesante... per esserti addormentato qui (Tu sembles avoir eu une journée éreintante, pour t'être endormi ici), dit-elle d'une voix suave.

Alessandro se redressa d'un geste assez brusque, mais Zita l'attira de nouveau contre le canapé, elle lui détacha un deuxième bouton de chemise.

- Shh, rilassati (Chut, détends-toi).

- Zita, grommela-t-il d'une voix lasse, non stanotte. Per favore (Zita, pas ce soir. S'il te plaît).

Alors, Zita arrêta net ses mouvements. Elle se redressa et, sans un mot, elle s'en alla dans la chambre et referma la porte derrière elle.

- Zita...

Conscient de son manque de tact, Alessandro se leva pour la rejoindre dans la chambre. Il fut surpris de la voir sortir des habits de leur penderie.

- Che fai ? (Qu'est-ce que tu fais?)

- Non posso più (Je n'en peux plus).

- Che ? Zita ? (Quoi ? Zita ?)

Incrédule, Alessandro regardait sa fiancée ranger ses habits dans un sac.

- Non stanotte ma quando, Alex ? Sono settimane que mi eviti. Pensavo che le cose stavano migliorando, ma... Perché ? Ci sposeremo tra qualche mese. Che cosa ha cambiato ? (Pas ce soir, mais quand, Alex ? Ça fait des semaines que tu m'évites. Je pensais que les choses s'amélioraient, mais... Pourquoi ? On se marie dans quelques mois. Qu'est-ce qui a changé ?)

L'attitude de l'homme, sa façon de se tenir, les épaules rentrées, la tête baissée, son regard anxieux. Tout laissait transparaître une espèce de culpabilité, que la jeune femme ne parvenait pas à décrypter. Allait-il enfin lui parler ? 

- Le mie giornate sono molto difficili (Mes journées sont très compliquées), avoua-t-il simplement. Mi dispiace (Je suis désolé).

- No, non è proprio cosi. È successo tutto molto in fretta : il trasloco, il fidanziamento... (Non, ce n'est pas ça. Tout s'est passé dans la précipitation : l'emménagement, les fiançailles...)

Zita cherchait à comprendre, elle cherchait à lui faire exprimer quelque chose, une peur peut-être, des doutes, qu'elle aurait pu rassurer, mais son visage se décomposa à l'écoute d'Alessandro :

- Si (Oui), concéda-t-il, sans chercher à argumenter.

Il est vrai que les choses avaient été très vite. Après tout, ils ne se connaissaient que depuis deux ans. Mais il n'avaient plus vingt ans, et ils souhaitaient tous les deux la même chose depuis le départ, fonder une famille, connaître la joie d'être parents. Ils en avaient tant parlé !

- Si ? Si, che ? Mi ami ? ( Oui ? Oui, quoi ? Tu m'aimes ?)

Alessandro, dérouté, regardait Zita. Il observait dans ses yeux le désespoir qui, ce soir-là, ne le touchait pas autant qu'il l'aurait cru.

- Si, s'empressa-t-il de répondre, voyant dans le regard de sa fiancée se former des larmes.

- Zita, ti amo (Zita, je t'aime), répéta-t-il en percevant l'absence de réaction de sa conjointe.

- Non abbastanza da non esitare (Pas assez pour ne pas hésiter) murmura-t-elle en refermant son sac.

Alessandro lui demanda où elle allait, il la suivit à travers l'appartement mais il eut la décence de ne pas la retenir par la force. Il savait qu'il avait déconné. Qu'il déconnait depuis des semaines maintenant, plus occupé par le destin de son élève que celui de son couple. Pourtant, il ne pouvait se résoudre à le regretter entièrement, à imaginer qu'une autre voie soit possible, comme si une force supérieure lui intimait qu'il ne se trompait pas, qu'il n'avait pas d'autre choix : que c'était la place inconfortable qu'il devait occuper aujourd'hui. Il lui répéta qu'il l'aimait, qu'il voulait construire quelque chose avec elle, avoir les enfants dont ils avaient parlé. Il était sincère. Mais ce n'était pas ce qu'elle voulait entendre. Elle voulait savoir que même sans mariage, sans enfants, il la choisirait, que c'était elle, elle seule qu'il voulait. Cela, elle ne le lui dit pas. Alessandro était-il seulement prêt à lui offrir la réponse qu'elle attendait ? Elle annonça qu'elle avait besoin d'un peu de temps, d'un espace pour réfléchir, et elle lui suggéra d'en faire de même.



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