E N E K O
Le soir, l'infirmière blonde redébarqua. Cette fois, je me forçai à manger, afin d'être un minimum en forme pour ne pas que Malek ait trop honte lors de notre dernière rencontre. J'avais toujours ma petite fierté, comme si je pouvais lui dire « eh, tu crois que je vais mourir de faim à cause de toi ? » en guise de dernière rigolade.
Je demandai également à la femme un stylo et un papier. Je dus forcer pour l'obtenir, mais elle céda. Lorsque le soleil se coucha, je pris mon courage à deux mains, renfermai mon débordement d'émotions et ouvris une dernière fois mon cœur. Pendant quelques heures, j'écris les mots que je pourrais prononcer lors de mes véritables Adieux. Une centaine de minutes pour quelques petites lignes stupides. Mieux vaut ne pas en dire trop, je suppose...
Je tentai de m'assoupir. Contre toute attente, Morphée me recueillit à bras ouverts. Le manque de sommeil m'avait terrassé. Je dormis jusqu'à l'aube.
Rien ne se passa une bonne partie de la journée. Tel un robot, j'écoutais l'infirmier, je mangeais. Je ne pensais à rien. Afin de prouver une nouvelle fois que j'avais tort, ma mère se présenta encore. Je ne comprenais pas...
— Vous pouvez repartir. Vous avez l'autorisation d'aller à la morgue pour Malek Hallami, également. Je peux vous accompagner personnellement.
J'acceptai immédiatement la proposition de l'infirmière, qui s'était incrustée à l'improviste. J'enfilai des vêtements désaccordés que Léanne avait piochés. On me conduit jusqu'à la morgue et j'y entrai accompagné d'un membre du personnel.
063, d'après elle.
Je retrouvai le nombre sculpté sur l'un des tiroirs mortuaires. Je déglutis. L'appréhension m'avait fait chiffonner mon papier, mais je tentai d'enlever les pliures pour relire ce que j'avais écrit une dernière fois. Je ne me préparais pourtant pas à une grande conférence, mais c'était important pour moi. En espérant juste qu'elle s'en aille pour que je puisse lui dire...
« Je ne peux comprendre ce qui a poussé le destin à lier nos deux âmes, mais sache que ma première mort, malgré sa brièveté, fut le plus beau cadeau que la vie m'ait offert. Je sais ce que tu vas me dire... J'ai lu ton poème, après tout. Tu ne dois pas du même avis que moi, là-haut. Sans doute encore en train de grogner sous ton masque allègre. Pourtant, si cela n'était pas arrivé, qui nous dit que nous nous serions rencontrés ? Alors je suis désolé... Désolé que tu m'aies quitté trop tôt, ou plutôt, désolé de m'être réveillé, de t'avoir abandonné. Je ne peux que relater nos souvenirs, heureux comme douloureux... et j'espère que l'on se réunira bientôt. En attendant, je voulais juste que tu saches cela —
Je t'aime. »
Au bout de quelques minutes, je purgeai mon esprit. La femme tira la poignée afin de dévoiler le corps vide de vie de l'homme que j'aimais.
Je restai figé un long moment. Mes sourcils se froncèrent. Un instant me fut nécessaire pour réaliser ce qui s'était révélé devant moi, mais je ne comprenais pas...
Comment cela avait-il pu arriver ?
Je déglutis sans quitter des yeux le contenu du tiroir... ou plutôt son manque de contenu. Aucun corps à l'horizon.
— Qu'est-ce qu'il se passe ? maugréa l'infirmière. On ne m'avait pas prévenu qu'on l'avait déplacé...
Je... Qu'est-ce que j'en savais ? Où est mon copain ? Mon ange ? On... On me l'avait arraché de mes mains, encore une fois ! Non, pas possible... Une entreprise pareille n'aurait pas pu avoir eu lieu dans un tel bâtiment.
Elle m'abandonna pour se renseigner. Immobilisé par le froid, je ne lâchais pas cette manche glaciale. Malek... Étais-tu ici ? J'envoyai un message à Nayla, en espérant qu'elle déniche quelques indices, mais non. Elle était aussi abasourdie que moi. Quelque chose clochait.
Personne ne l'avait déplacé — pas officiellement, en tout cas. Sonja ne répondait ni à mes appels ni à ceux de Nayla. Elle aurait pu avoir des réponses, comme d'habitude ! L'infirmière revint et m'apprit avec horreur que nous venions bel et bien d'assister à une disparition, voire un enlèvement, non expliqué.
Juste... comme ça. Plus de Malek.
Non... Non. Je le refusais. Et ils appelaient ça des professionnels ?
Partir, partir... Je devais partir.
Fuir.
Loin.
Je cavalai. Bousculai tout le monde.
Loin.
La tête vidée. Remplie.
— Eneko, attends-moi !
Mes pas s'enchaînaient malgré la faiblesse de mon corps. J'ignorais ceux qui me poursuivaient. Cela pourrait être des infirmiers ou bien ma mère. Je m'en fichais.
Personne ne comprenait cet événement. Moi, je n'avais qu'une seule chose en tête. Une âme. Sonja. Elle savait toujours. Elle...
— Je peux tout arranger, m'avait-elle dit.
Des gens du QG auraient-ils pu la voir ? Devrais-je demander à sa famille ?
— J'vais trouver une solution.
Je continuais à lui passer des appels, en vain.
— Et je vais trouver une solution pour Malek.
Je pausai ma course. Le QG... Je devais absolument vérifier là-bas !
Coup de chance, une ligne de car desservait l'hôpital et me permit de prendre un raccourci conséquent vers le centre-ville. Une fois descendu, je me précipitai en direction du café. La famille de Sonja ne pouvait pas savoir ce qui se tramait dans sa tête.
Cet après-midi-là, l'endroit étouffait. J'y bus le Bloody Angel. Lorsque je me dirigeai vers l'escalier qui menait à notre base secrète, mon attention se porta sur ma poitrine. Cette boisson faisait apparaître la flamme aux yeux des anges, et visiblement, le barman également éprouvait un certain intérêt pour la mienne.
Elle avait changé.
Elle semblait plus vivante, plus conséquente, plus claire... et elle brillait de mille feux, bien plus que n'importe quelle autre. Cependant, je n'avais pas le temps de m'en préoccuper. Je descendis en trombe afin de demander à un maximum de personnes s'ils avaient vu notre ancienne guide.
En chemin, j'atterris sur Celes qui se baladait. Ça alors ! Pour une surprise, c'en était une — et une bonne.
— Je croyais que t'étais morte !
— Et moi donc ! Comment tu vas ?
Son teint habituellement cadavérique rougit. Il arborait des cernes et sa posture tanguait. Malgré son état, cela se voyait qu'elle voulait se ruer dans mes bras afin de relâcher ce soulagement qui avait pris son cœur en otage. Elle mesurait peut-être deux pommes de plus que moi, alors je devais relever la tête pour la regarder dans les yeux.
Celes...
Elle nous avait dit quelque chose à propos de l'épée, lorsque l'on se soignait de la malédiction ! Oh, mon dieu...
— J'ai jamais été aussi mal de ma vie, avouai-je. Est-ce que tu as vu Sonja ?
— Sonja ?
— J'ai besoin de savoir où elle est, je peux tout t'expliquer après, mais j'ai jamais été autant sérieux de ma vie, je —
— Désolée, je n'en sais absolument rien... mais je peux essayer de la retrouver.
La voix de la rousse résonnait grave, mais pleine de sang-froid. Elle n'avait pas l'air de vouloir rigoler. Cela tombait bien, car moi non plus.
— Non, moi je dois la retrouver...
La guerrière s'approcha avec une mine inquiète.
— Eneko, tu es couvert de bandages. Tu ne devrais pas te préoccuper d'elle ainsi.
Sa main se déposa sur mon épaule, mais je m'en dégageai. Un élancement au niveau de cette dernière m'obligea à grincer des dents. Sous un gémissement de douleur, mon cœur s'affolait. Je ne pouvais pas rester là sans rien faire !
Malgré son manque d'armure, le corps de ma nouvelle amie me dominait. Ses biceps saillants étiraient son cardigan vert.
— Et l'épée ? L'épée des âmes ? Elle est toujours là ? Il en existe d'autres ?
— Soghomon ? Je... Non, pas à ma connaissance.
— Tu m'avais bien dit qu'on pouvait s'en servir pour donner sa flamme à quelqu'un d'autre, non ?
— Oui... Où veux-tu en venir ?
— Elle est toujours là, au QG ?
— Je... Bon, je ne suis pas censée te le dire, mais non. On nous a prévenus dans la nuit, mais le chef a dit que nous ne devions pas nous en inquiéter...
— Putain, j'en étais sûr !
Je portai ma paume à mon front. Cela ne pouvait pas être une coïncidence. Celes plia ses genoux pour se rapprocher de moi, comme si elle parlait à un enfant.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Malek... Malek est mort, mais son corps... son corps a disparu. Sonja aussi. Soghomon aussi ! Et elle... elle m'a prié, enfin, elle m'a promis qu'elle allait trouver une solution ! Tu sais ce que ça veut dire !
J'ignorais les autres anges qui passaient à côté de nous. Ils pouvaient tous être au courant, qu'importe. Les couloirs clairs et propres contrastaient avec les tumultes de mon cerveau. Ce que Sonja préparait me paraissait indéniable. Je ne savais pas comment elle avait réussi à s'emparer de Malek, surtout après m'avoir permis d'aller le voir, mais...
La rousse glissa quelques mots, mais je ne les entendis pas.
Et si...
Et si c'était fait exprès ?
Et si elle voulait que je la retrouve ?
— Y'a qu'un endroit où elle peut être ! Non ?
— Je ne vois pas comment elle aurait pu avoir l'épée, mais...
— Prairie l'avait ! J'veux dire, elle passe de mains en mains, votre épée !
La dernière fois que j'avais posé les yeux sur cette arme, la chef me menaçait de mort avec. Lorsque la base d'Aversion avait explosé, elle s'était volatilisée. Sonja l'avait-elle retrouvée ?
— Écoute, si c'est elle qui l'a et qu'elle compte réellement l'utiliser pour Malek, alors... elle doit être aussi éloignée de toute habitation que possible.
— On doit absolument y aller. Demande à quelqu'un de m'y emmener s'il te plaît, je suis un jumeau, ils doivent m'écouter !
— Tu n'es plus un jumeau...
Ces mots blessants me prirent de cours. Non, je le refusais... Je n'avais pas perdu ce statut important. Pourtant, Celes ne bronchait pas. Elle était sérieuse. Mon regard s'assombrit.
— La flamme de Malek s'est sans doute déjà éteinte, me rappela-t-elle. Puis la tienne est... différente, maintenant. Je n'en ai jamais vu d'aussi grosse. Puis, si Sonja utilise l'épée, lui aussi en aura une nouvelle.
— Écoute, je sais où elle est ! C'est le plus important, non ?
Mes cordes vocales se brisèrent de rage, ce qui attira l'attention des passants, matériels ou non. La guerrière élancée m'emmena plus en arrière afin d'éviter les oreilles indiscrètes. Je ne pouvais pas lutter.
— Je ne suis pas censée sortir de là, surtout car je suis encore blessée, mais...
— Parce que j'ai pas l'air blessé moi ? crachai-je. J'suis blessé de... de partout !
— J'ai toujours un vélo. Je peux toujours essayer de t'y emmener, mais tu devras t'accrocher. Et on doit se dépêcher.
Je pris une grande respiration en verrouillant mon regard sur ses yeux couleur forêt.
— Pourquoi t'acceptes de m'aider, toi ? T'es juste une soldate, des gens comme nous, t'en protèges tous les jours.
— Si les autres trouvent Sonja avant nous, seul Ilça pourra la protéger et elle ne pourra pas...
Elle s'interrompit un court instant et m'empoigna mes épaules, fermement cette fois. Je ne me débattis pas. Mes clavicules me lancinaient encore et les picotements me paralysaient.
— Je ne suis pas guerrière par choix. Mes parents m'ont forcé. Même si tout le monde me reconnaît ici grâce à mon rang, la plupart savent qu'il ne vaut mieux pas m'envoyer quand la situation requiert une force mentale. J'ai envie de t'aider, on va retrouver Sonja et on va régler tout ça. D'accord ?
— D'accord.
Son visage carré se voila d'un air maternel. Elle m'inspirait la confiance.
Ainsi, j'accourus en retraçant ses pas lorsqu'elle remonta en trombe à la surface. L'ange empoigna son vélo orange et l'enfourcha à l'air libre. Pas de tandem pour moi, je ne pouvais que compter sur les deux barres de fer collées à la roue arrière.
— Tiens-toi bien, me conseilla-t-elle tandis que nous nous engageâmes sur la route.
Des nuages bas recouvraient le ciel cet après-midi, toutefois, l'atmosphère paraissait plus tranquille que la dernière fois. Sous les coups de vent provoqués par la vitesse, je rapprochai mon visage de Celes, fouetté par ses cheveux.
— Pourquoi y'a pas de démons dehors ?
— Je ne sais pas ! J'ai l'impression que ça vient et ça va par vagues. Peut-être qu'ils sont affaiblis !
Mon cœur battait au rythme de son pédalage intensif. Nous zigzaguâmes entre les voitures. Les crissements de leurs pneus m'irritaient. J'appréhendais ce que nous pourrions trouver. Sonja n'avait pas l'air bien dans ses baskets, lorsqu'elle était venue me voir. Son regard, son corps... Elle avait même l'air aliénée.
Je déglutis. Si nous la retrouvions, nous avions deux ou trois mots à nous dire. Pour le moment, je décidai de rester silencieux afin de ne pas risquer la chute ou de perturber Celes.
Lorsque le chemin devint impraticable sur le sentier qui menait au bois, nous continuâmes à pied. Aversion s'était installé au cœur de la forêt où aucun humain ne pourrait apercevoir leurs petits jeux stupides. C'était ici que devait se trouver Sonja...
Et c'est là que nous la trouvâmes.