Parle-moi du bonheur (profess...

By DyanaLock

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La vie est un puzzle complexe. Pièce par pièce, la pétillante et déterminée Julia, du haut de ses quinze ans... More

Avis au lecteur
Chapitre 1 : Retour en enfer
Chapitre 2 : Un fantôme de chair
Chapitre 3 : My least favorite life
Chapitre 4 : Cheers Darlin'
Chapitre 5 : Le début des ennuis
Chapitre 6 : Le dernier mot
Chapitre 7 : Le pouvoir des choses
Chapitre 8 : Amitiés
Chapitre 9 : Birds through the night
Chapitre 10 : Voyage au bout de la nuit - Première partie
Chapitre 11 : Voyage au bout de la nuit - Deuxième partie
Chapitre 12 : Vivere e sorridere
Chapitre 13 : Rendez-vous manqués
Chapitre 14 : Des fleurs bleues et des sorcières
Chapitre 15 : Deux oiseaux noirs au bord du nid - Première partie
Chapitre 16 : Deux oiseaux noirs au bord du nid - Deuxième partie
Chapitre 17 : Acta est fabula
Chapitre 18 : Promis
Chapitre 20 : Le Roman de Silence
Chapitre 21 : Là où brillent les étoiles
Chapitre 22 : Vers la folie et ses soleils
Chapitre 23 : Dormez heureux
Chapitre 24 : Musicienne du silence
Chapitre 25 : Les planètes continuent de tourner

Chapitre 19 : Des taz et de l'art

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By DyanaLock


Parce que c'était lui, parce que c'était moi.

Michel de Montaigne, Les Essais.

Lorsqu'elle virent Julia rire aux éclats pour la troisième fois en l'espace de quelques minutes, Lysandre et Jordane comprirent que la jeune fille n'était pas dans son état normal. Depuis qu'elles l'avaient retrouvée en ville, son attitude leur paraissait étrange, et ses pupilles anormalement dilatées quelle que soit la luminosité extérieure. Elles se jetèrent des regards inquiets tandis que la jeune fille s'allumait une nouvelle cigarette. Une semaine seulement était passée depuis le suicide de Noa. Julia ne leur en avait pas parlé une seule fois. Ce soir, elles ne voyaient à l'attitude de leur amie qu'une explication, et qu'un nom derrière elle : Victor. Julia s'était mise à le fréquenter de nouveau. Alors que Jordane s'apprêtait à lui adresser un sermon, Lysandre l'arrêta d'une main qu'elle posa sur son bras et elle observa un instant l'air égaré de leur amie.

- Julia ?

- Mushu ? rétorqua la jeune fille d'une voie chantante.

- T'as pris un taz ce soir, non ?

Julia feignit la surprise, et un léger sourire se dessina malgré elle au coin de ses lèvres.

- Possible... Bon ok, oui, avoua-t-elle. Putain, ça fait un bien fou. Ça fait un bien fou, répéta-t-elle en allongeant exagérément le dernier mot.

Lysandre et Jordane s'adressèrent de nouveau regards chargés de sens. Elles savaient pertinemment, l'une comme l'autre, qu'il ne servirait à rien de chercher à raisonner Julia au risque qu'elle redescende trop brutalement. Et elles se souvenaient également combien l'ecstasy la plongeait toujours dans un état dépressif lorsqu'elle redescendait finalement de son nuage. Les jours suivants s'annonçaient déjà éprouvants. Les deux jeunes femmes n'avaient que le nom de Victor au bord des lèvres, et elles se firent jurer intérieurement de retrouver l'inconscient qui lui avait donné ou vendu la petite pastille alors qu'elle n'était absolument pas dans les conditions pour en consommer.

- Vous voyez le mec là-bas ? demanda Julia, incapable de déceler l'inquiétude de ses amies. Je parie que je le séduis en moins de cinq minutes. Mieux, je le fais rire, et il me retient quand je m'en vais.

- On n'en doute pas, se risqua à dire Lysandre tandis que Jordane demeurait muette.

- Allez, allez, tenez les paris.

- On n'est pas comme Victor et sa bande, on ne parie pas sur tout, survint la voix irritée de Jordane, qui évita judicieusement le regard accusateur de sa copine.

- Ok, articula Julia d'un air hagard avant de s'occuper à fouiller le fond de ses poches.

- Moi je mets dix euros, s'exclama-t-elle en frappant le billet sur la table, prête à rejoindre l'inconnu.

- Tu ne veux pas plutôt qu'on monte à l'appart', tranquilles, faire un tarot ? suggéra Lysandre.

- Ouais, songea Julia, carrément. Bonne idée... Ben, on fait ça. Allez-y, je vous rejoins vite.

Elles ne purent la retenir en place une minute de plus, elle s'en était allée vers l'homme d'une quarantaine d'années qui fumait à quelques pas de l'entrée du bar, comme guidée par une incontrôlable pulsion. C'était décidément une bêtise que Julia commettait bien trop souvent, et il leur fallait maintenant réfléchir à un moyen de la tirer de cette situation sans qu'elle ne s'y sente contrainte. Lysandre et Jordane avait l'impression d'avoir remonté le temps, de retrouver la Julia de l'été passé, qui les laissait souvent à la dernière minute pour passer du temps avec ce Victor, enchaîner les conneries, avant de revenir vers elles lorsqu'il l'avait quitté... Depuis le début de semaine, elles s'étaient répétées qu'il fallait qu'elles l'entourent, qu'elles l'aident à traverser cette épreuve difficile, qu'elles lui laissent le temps de leur parler... Pourtant, elles réalisaient en cet instant qu'elles étaient fatiguées. Fatiguées de la suivre, de la voir emprunter les mauvais chemins sans pouvoir l'en empêcher, et de réparer les pots cassés.

Julia s'était arrêtée à un mètre de l'homme et s'était adossée au mur du bar, comme lui, pour s'allumer une deuxième cigarette. Elle lui avait souri en arrivant, et l'homme lui avait rendu un sourire interloqué. Puis, elle s'était mise à lui jeter quelques regards, il en avait intercepté quelques-uns. Ce n'est que lorsqu'elle ne le quitta plus des yeux que l'homme intériorisa un raclement de gorge.

- Pardon, vous voulez quelque chose ? dit-il d'un air nerveux.

Julia feignit de reprendre ses esprits.

- Non, non ! répondit-elle sereinement. Excusez-moi. J'ai eu l'air de vous dévisager, pardon. C'est que vous ressemblez au personnage d'une histoire que je suis en train d'écrire, pas grand chose, des bêtises... mais ça m'a interpellée, je suppose. Si j'ai cherché à vous dérober quelques traits d'expression, c'était tout à fait inconscient.

Elle retourna ensuite à la contemplation de sa cigarette, et se mit à en prendre une bouffée. L'homme pouffa de rire et se racla une nouvelle fois la gorge. Un silence d'une minute s'installa entre les deux fumeurs, pendant lequel Julia se mordait la lèvre.

- Et de quoi est-ce qu'il a l'air ce personnage, exactement ?

La jeune fille esquissa un sourire en coin, que l'inconnu ne put interpréter correctement.

- Hm... vous êtes sûr ? Je veux dire, ça vous intéresse ? Je ne voudrais pas vous embêter avec mes...

- Non, non. Allez-y, ça m'intéresse.

- Eh bien, il a l'air... je dirais... Ne le prenez pas mal : d'un homme un peu perdu, qui s'est enfoncé dans une routine, il ne sait même pas dire quand cela est arrivé... Mais il sait au fond de lui que ça ne colle pas, qu'il y a plus à trouver dans cette vie. Il en veut plus, oui, au fond il n'a pas abandonné. Ce petit feu qu'il a en lui... ça a quelque chose de... de séduisant.

L'homme demeura muet un instant, le regard pendu aux lèvres de la jeune fille. Julia s'était perdue en pensées. Cette description, l'avait-elle vraiment inventée ?

- Et, ça se termine bien pour lui ? Dans votre histoire, je veux dire.

À ces mots, elle posa de nouveau son regard sur le petit homme brun à la barbe mal soignée, et elle ne mesura pas à quel point l'intensité de ce regard le pénétra.

- Qui sait, dit-elle dans un demi sourire.

Son regard redevint pensif, et se détourna de lui. Bientôt, elle lui sourit de nouveau d'un air confus mais calculé, et elle commença à s'éloigner.

- Vous partez ? l'interrompit-il aussitôt, une pointe de déception dans la voix.

En cet instant, Julia n'aurait su dire si un sentiment de satisfaction ou de déception l'envahit à ces mots, qu'elle avait anticipés et peut-être même provoqués. Vous partez... Elle aurait juré s'être imaginé cette phrase avant même qu'il ne la prononce. Aurait-elle préféré se tromper ? Être surprise ? Ce que la séduction pouvait être ennuyeuse, parfois...

- Vous vouliez que je reste ? demanda-t-elle mécaniquement lorsqu'elle se retourna.

- Oui, avoua-t-il doucement. Vous m'intriguez.

- Vous aussi, répliqua-t-elle d'une égale lenteur, le regard insondable.

Il y eut un long silence, dans lequel Julia se perdit véritablement. Un bref instant avant qu'elle ne retrouve le regard de l'homme, ses yeux semblèrent retrouver leur éclat.

- Je peux vous proposer quelque chose de fou ? dit-elle.

Julia observa l'homme avoir un nouveau rire nerveux, mais elle ne chercha pas à l'interpréter, toute occupée qu'elle était à son idée. Elle ne ressentit pas le même frisson qui parcourait le torse de l'homme, lorsqu'il répondit d'une voix transie :

- Allez-y.

- Vous êtes venu en voiture ?

- Euh, oui... pourquoi ?

- On part loin d'ici. On fait l'amour jusqu'au matin, peut-être jusqu'au soir suivant, sans chercher à se connaître. Jusqu'à ce qu'on se dise adieu, rien n'aura d'importance si ce n'est le plaisir qu'on retirera de nos corps. Quelques heures d'éternité dans cet enfer, que l'on pourra rejouer en boucle dans nos têtes pour le reste de nos vies misérables. Qu'est-ce que vous en dites ?

L'homme se mit à dévisager Julia comme s'il assistait à la révélation christique. Qui était donc cette inconnue qui, en quelques phrases, avait montré qu'elle le comprenait plus qu'aucun autre de ses proches ? Quatre mois à broyer du noir pour que l'on pose un trésor pareil sur son chemin ? Si belle, le regard aussi hypnotisant que ses paroles. Pourquoi lui ? Pourquoi cette assurance ? Et pourquoi cette tristesse dans le regard ?

- Vous êtes sérieuse ? Je veux dire, vous êtes sûre que vous allez bien ?

L'angoisse tordait à présent le ventre de l'homme brun. Passerait-il à côté de cette chance pour de pauvres scrupules ?

Lentement, Julia s'approcha de lui et revêtit un air serein. Elle caressa les bords de la veste de l'homme du bout des doigts, et releva le visage dans sa direction jusqu'à ce qu'ils se jaugent tous deux du regard. Pressée contre lui, Julia pouvait sentir la puissance des battements de son cœur irradier vers elle et observer les plaques rouges qui commençaient à marbrer son cou. D'une égale lenteur, elle approcha son visage du sien et déposa un baiser chaste sur ses lèvres entre-ouvertes. La paume chaude de l'homme ne tarda pas à se poser sur son visage, comme pour retenir encore ses lèvres contre les siennes, et Julia sentit enfin monter en elle les délicieuses sensations d'aventure et d'oubli qu'elle avait désespérément recherchées. Elle détacha ses lèvres de celles de l'inconnu, seulement pour l'implorer de l'emmener sur le champ. Mais c'était trop tard. Lysandre et Jordane n'avaient cessé d'observer la scène de leurs regards d'inquiétude, et au moment où elles les virent s'éloigner ensemble, elles s'empressèrent naturellement de les rejoindre.

- Arrêtez ! Putain, Julia, qu'est-ce que tu fous ? s'exclama Jordane.

Aussitôt, l'homme prit quelques pas de distance vis-à-vis de la jeune fille, un air affiché de culpabilité.

- Désolé, c'est notre pote, elle a pris de l'ecsta et elle est mineure, lui expliqua Lysandre.

- Mais putain les filles, vous saoulez ! se défendit Julia avec l'air du chien à qui l'on vient de retirer son os.

- Ne les écoute pas, ajouta-t-elle en cherchant à entraîner l'homme vers le parking.

Mais ce dernier ne la regardait plus avec l'envoûtement des précédentes minutes.

- Je ne veux pas de problèmes... On s'en tient là. Bonne soirée... Julia...

La jeune fille le regarda s'éloigner à grands pas, incrédule. Si près du but... Si vite parti... Lysandre et Jordane l'invitèrent une nouvelle fois à monter s'installer dans l'appartement pour la soirée, mais Julia continuait d'agiter la tête. Elle ne comprenait pas, les larmes lui montaient presque aux yeux. N'avait-elle pas le droit à un moment de calme ? Un seul moment de calme dans cet enfer ? Pourquoi essayaient-ils tous de les lui arracher ?

- Arrêtez, arrêtez, putain. Qu'est-ce que vous avez tous ? Je me tire, jeta-t-elle en rebroussant chemin vers la ville.

Elle n'avait pas daigné adresser un regard à ses amies.


***


Deux longues semaines passèrent, et tandis que la vie du lycée reprenait péniblement son cours, le visage de Julia manquait souvent à l'appel en classe. Alessandro jetait toujours un dernier coup d'œil au couloir, comme par automatisme, avant de refermer la porte de sa salle. Les rares fois où elle s'y présentait concernaient des rendus de devoirs ou des séances évaluées. Elle avait mené un exposé brillant sur Montesquieu, que la classe avait suivi dans un silence religieux. Le professeur, assis dans le fond de la salle, n'avait manqué aucun mot de la présentation, attentif à tous les éléments pertinents que Julia apportait à son discours. En vérité, l'accumulation de ces détails confirmait l'intuition qu'elle recyclait une vieille lecture ou une vieille leçon vue et intégrée il y a longtemps. Alessandro demeurait attentif à la moindre faille du discours susceptible de démasquer la feintise, de baisser la note, mais il demeurait surtout attentif à l'absence d'intonation et d'entrain, aux yeux assombris et égarés, qui rencontraient parfois les siens, comme par accident.

Trois semaines étaient passées, et Julia ne s'était pas excusée auprès de ses deux amies, qu'elle avait évitées au profit de Victor. Ce soir avait pourtant lieu l'inauguration de l'exposition des étudiants des Beaux-Arts de la ville. Engagée auprès de Lysandre et de son école, elle devait présenter en quelques minutes sa première expérience de modèle vivant lors de l'exposition, et elle comptait bien honorer cette promesse.

Julia entra dans la galerie ce soir-là avec une confiance feinte. Pour l'occasion et selon le souvenir vague des recommandations de son amie, elle avait ressorti de ses placards l'une des seules robes qu'elle y trouva, une robe à volants unie, qu'elle avait porté une fois à un mariage et qu'elle n'avait jamais remise depuis. Noa se marrerait s'il me voyait comme ça, s'était-elle dit en l'essayant, et comme chaque fois qu'une pensée anodine de la sorte lui traversait l'esprit, le rappel à la réalité lui avait flanqué un coup dans les entrailles, son visage s'était assombri davantage et elle avait ravalé ses larmes comme l'on ravale sa salive. Ce qu'elle pouvait se sentir ridicule, habillée et les jambes nues. C'était presque toujours l'un ou l'autre, d'habitude. Rarement cet entre-deux ; étrange entre-deux, qui parvenait à la rendre mal à l'aise, hormis lorsqu'elle avait trop bu. Ou bien était-ce la forme de cette robe, sa couleur claire, les boots noires qu'elle avait enfilées ? Qu'importe. Ce n'était que de stupides vêtements.

Une centaine de personnes déambulaient dans la grande pièce, au rythme des panneaux blancs sur lesquels étaient affichés les tableaux. Quelques apprentis serveurs du CFA de la ville se déplaçaient pour proposer des rafraîchissements et autres mignardises aux visiteurs. Les retrouvailles avec Jordane et Lysandre furent d'autant plus embarrassées que les parents de la jeune peintre, qu'elle avait déjà rencontrés, étaient présents pour l'accueillir chaleureusement. Les deux jeunes femmes n'affichaient pas de visages rancuniers, et c'est peut-être Julia seule, honteuse, qui ne put se résoudre à rester près d'elles trop longtemps.

Elle prétexta la visite de la galerie pour se retrouver seule dans les longs couloirs. Julia avait toujours adoré la peinture, et elle s'abandonna totalement à la contemplation silencieuse des œuvres. Elle progressait dans la galerie d'un pas lent et rêveur. Parfois, elle s'arrêtait, s'approchait d'un tableau jusqu'à distinguer le trait de pinceau, puis elle s'en éloignait de nouveau. La juste distance, disait Diderot, la juste distance. Julia ne s'en rendit pas compte, mais pour la première fois en trois semaines, elle oublia quelques instants le poids de la tristesse qui tournoyait dans son ventre. Elle continua longtemps sa déambulation, se frayant un chemin parmi la foule, pour arriver aux séries de nus auxquelles elle avait participé. C'est une voix familière qui se distingua alors de la cohue générale.

- Arrête tes bêtises...

Cet accent. Il appartenait à M. Callini. L'homme faisait face aux nus en question, distrait par son ami qui pointait du doigt la cheville peinte sur l'un des tableaux. Une fois la surprise passée, Julia ressentit une soudaine curiosité, et elle s'approcha des deux hommes.


***


Alessandro avait été si absorbé par les différents tableaux qui ponctuaient le labyrinthe de la galerie que Philippe avait eu bien du mal à entretenir une discussion avec lui. S'il aimait que son ami s'attarde pour lui expliquer une notion picturale à laquelle il comprenait au demeurant peu de chose, il ne parvenait ni à comprendre ni à partager son attitude contemplative – du moins, pas avant d'arriver aux nus, où il avait décidé de s'attarder. Les deux hommes s'étaient arrêtés devant une série de petits tableaux réalistes qui représentaient différentes parties d'un corps féminin dans un savant jeu d'ombres et de lumières qui donnaient à la chair une teinte vivante : l'arrondi d'un sein, une main tendue, l'aperçu d'une oreille et d'une nuque dégagée, le dessus d'un pied et sa cheville – un choix qui intrigua les deux hommes et amena un commentaire salace de Phil – enfin, la courbe d'une hanche, qui ôta aussitôt son sourire à Alessandro.

- Tiens, la mystérieuse est tatouée, continua de commenter Phil. Acta est fabula... Tu dois savoir ce que ça veut dire, toi, le romaniste ?

Alessandro vocalisa un « Mh » distrait et, le regard inquisiteur, il se mit à parcourir rapidement les tableaux de la même artiste, qui devenaient de plus en plus grands et représentaient désormais différents nus intégraux. Il les passa ainsi en revue, plus rapidement qu'il ne l'avait fait pour tous les précédents, et ce jusqu'au dernier, devant lequel il eut une brève expression d'étonnement, suivie d'un soupir abasourdi.

Son regard se perdit dans les deux yeux fixes du tableau, ces yeux sombres qu'il ne pouvait confondre avec aucun autres, ces yeux sombres dans lesquels perçait une flamme indéchiffrable. Le tableau représentait bien Julia, allongée sur le ventre dans un canapé vert de velours côtelé, les bras croisés sur l'accoudoir, la cigarette penchée au bout des doigts, les lèvres entrouvertes qui laissaient s'échapper un nuage de fumée, et les yeux bien capables de troubler l'âme du spectateur. C'était un défi de détourner le regard. Pourtant, la tentation était immense. L'admirable perspective offrait à la vue les deux pieds nus relevés à l'autre bout du canapé, légèrement penchés vers la droite. Ils guidaient le regard au loin, vers la ligne de fuite, où un miroir indiscret posé à même le sol dévoilait l'entièreté du dos nu et le creux des reins. Les détails du tableau, les couleurs de la chair, étaient époustouflants.

- Wow... ce regard fauve ! C'est fort, ça. Et le miroir, au fond ! s'exclamait Phil en découvrant à son tour le trésor. Eh bien, dit-il tout en marquant une pause de réflexion, tu vois ce que tu disais, sur cet élément intermédiaire, qui donne l'impression de sortir du tableau et nous invite à y entrer ?... Je n'arrive pas à décider si c'est les yeux ou la clope. Quoi qu'il en soit je voudrais bien y aller, moi...

- C'est la clope, intervint une voix féminine à la gauche de Philippe, qui arracha aussitôt une sueur froide à Alessandro.

Incrédule, il eut un vif mouvement de tête pour vérifier qu'il ne rêvait pas. Non. Julia Delaunay se tenait bien là, et son regard était décidément dirigé vers le tableau. Il avait bien senti une présence, perçu les mouvements d'une robe claire près d'eux, mais jamais il n'aurait eu idée que la personne qui la portait était celle-la même dont il observait les reins l'instant précédent. Son cœur avait manqué plusieurs battements. Son esprit n'avait rien formulé, mais ses yeux furent tout de suite envoûtés par la beauté que dégageait Julia ce soir-là. Son apparition soudaine lui avait fait un effet tel que, malgré l'impudeur de la situation, et sans même s'en rendre compte, il détailla la jeune fille du regard, tant que l'attention de cette dernière était dirigée vers le tableau. Il était si inhabituel de la voir porter un habit ostensiblement féminin. Aussi, lorsqu'il reconnut ses boots noires, un sourire amusé et tendre se dessina au coin de ses lèvres. C'était bien elle.

- En tout cas, c'était l'intention de l'artiste, reprit Julia d'un air serein qui intrigua le professeur autant qu'il le troubla. Ça ferait un bien meilleur titre de tableau, « La Cigarette », vous ne croyez pas ?

Les sourcils d'Alessandro se plissèrent. Le regard de Julia oscillait entre le tableau et Phil. Elle n'avait pas encore posé une fois le regard sur lui.

- « Le Miroir », je trouvais ça prévisible, mais bon, je ne suis pas artiste moi, qu'est-ce que j'en sais...

- Excusez-moi, mais... C'est bien vous, sur le tableau ? Non, parce que... Si le coup de pinceau est génial, permettez-moi de vous dire que la pose l'est tout autant... Et ce regard ! Vraiment, c'est de loin l'œuvre que je préfère dans cette galerie. Pardonnez mon commentaire un peu désobligeant...

Alessandro redirigea son attention vers Phil, interpellé par ses phrases, plus articulées que d'ordinaire. Il observa sa posture droite, son sourire charmeur. Sans le moindre doute, il reconnut l'attitude de son ami, et il dû retenir un soupir d'agacement.

- Je vous remercie, répondit Julia, d'une voix suave qu'il ne lui connaissait pas. J'ai le droit d'en disposer d'un, je peux vous l'offrir, si vous y tenez.

Il avait beau la dévisager à présent avec force, les yeux de la jeune fille ne rencontraient jamais les siens. À quoi jouait-elle donc encore ?

- Oh, je serai chanceux de pouvoir vous contempler tous les jours comme ça...

Alessandro eut un bruyant raclement de gorge qui interrompit Philippe dans sa tentative de nuancer son propos.

- Sans vouloir faire de tort à l'artiste, je doute que Caroline apprécie qu'il soit dans votre salon, commenta-il finalement d'un ton plus sec qu'il ne l'avait imaginé.

Philippe retourna un regard confus à Alessandro, et ce dernier le soutint avec humeur. Julia observait désormais le visage fermé de son professeur du même regard absorbé avec lequel elle avait contemplé les tableaux de la galerie. Elle cherchait à comprendre, à déchiffrer cette expression, tandis que l'autre murmurait « qu'est-ce qui te prend ? ». Ce petit jeu l'avait-il véritablement agacé ? Était-ce par jalousie, par égard pour la femme de son ami ? Difficile à dire. À peine Julia se posait-elle la question, à peine elle l'ennuyait déjà. Elle se surprit à repenser un instant à la manière dont elle et Monsieur Callini avaient marché côte à côte dans les rues de Venise, comme il leur était facile alors de parler, comme son esprit était apaisé ce soir-là, et cette pensée acheva de détourner son intérêt de la tension qui s'était installée entre les deux hommes.

- Messieurs, je vous laisse, annonça-t-elle d'un air las. Bonne fin de visite.

- Au revoir, répondit Phil d'un air égaré.

Alessandro regarda Julia s'en aller d'un air déterminé et gracieux qui lui était familier mais qu'il semblait pourtant découvrir avec les ondulations de sa robe.

- Vraiment, t'as abusé. J'allais le refuser poliment, son tableau.

Silencieusement, l'italien jeta un dernier regard aux grands yeux peints, qui transportaient des accents de séduction et de tristesse voilée. Allait-elle aussi bien qu'elle le laissait croire ?

- Et puis, ça fait pas de mal un peu de flirt, tu verras, après dix ans de mariage ! continua d'argumenter Phil, en n'obtenant d'Alessandro qu'un mouvement de tête désabusé.

- Est-ce qu'on peut se concentrer sur la galerie ? lança-t-il en s'éloignant finalement de la représentation de son élève. J'aimerai voir les tableaux d'Alba avant la cérémonie. 

Phil suivit son ami sans broncher, mais il demeura encore quelques instants perdu dans ses pensées.

- Elle ne t'a pas semblé familière ? J'ai l'impression de l'avoir déjà vue quelque part...

Sur le moment, le professeur songea à sauter sur l'occasion pour lui asséner une vérité qui le ferait enfin redescendre de son nuage : « c'est mon élève, elle a dix-sept ans, et la dernière fois que tu l'as vue, elle venait de voler quarante balles à un mec de notre âge alors qu'ils baisaient dans les toilettes d'un bar », mais il réalisa bien vite que s'emporter ne servirait à rien. D'autres questions viendraient sans doute, des questions auxquelles il n'aurait pas de réponse à apporter. « Oh, et depuis, je l'ai embrassée moi aussi ». Évidemment, ce n'était pas envisageable. La réalité était bien trop complexe pour être amenée aussi crûment. Il haussa finalement les épaules d'un faux air d'indifférence.

- Peut-être.


***


Alors qu'elle était sur l'estrade et qu'elle développait maladroitement les aspects techniques du rôle de modèle nu, Julia fut distraite un bref instant par l'arrivée de Callini dans la pièce, accompagné de son ami, d'un autre homme très grand, d'une femme en fauteuil roulant, et d'une jeune fille de l'âge de Jordane et de Lysandre, que Julia reconnaissait pour être l'une des surveillantes de son lycée. Elle ne la connaissait pas vraiment, mais elle se souvenait de la fois où elle l'avait surveillée lors de la colle du professeur de français, et que ce dernier était apparu dans la pièce pour discuter avec elle quelques instants.

Julia se tut la seconde où Callini rencontra son regard, comme bizarrement perturbée à l'idée qu'il porte un jugement sur son discours. Ce n'était pourtant pas la première fois qu'elle avait eu à faire un exposé devant lui, mais les enjeux n'étaient alors pas si personnels. Elle revêtit son meilleur air imperturbable, et retourna son attention vers les personnes qui étaient assises sur les chaises devant l'estrade.

- Poser nu, devant des inconnus, ou des amis, reprit-elle d'un ton calme quoique confus, c'est s'approprier la nudité comme un nouveau déguisement, c'est accepter de se confronter à une image de soi qui nous est étrangère, qui est souvent l'image du peintre, mais qui révèle aussi parfois des aspects de soi dont on n'avait pas idée. Quand le tableau nous ressemble, ressemble à l'artiste, et ne ressemble plus tout à fait ni à l'un ni à l'autre en même temps... je crois que c'est de cette confrontation bizarre que peu naître le chef d'œuvre. En tout cas, c'est cet écart qui me saisit le plus aux tripes quand je parcours cette galerie, et c'est l'anticipation de ce dernier, de la surprise qu'il renouvelle chaque fois, qui m'aide à tenir la pause de longues minutes, parfois des heures, devant les peintres. Pendant toute la séance, j'imagine mon reflet se peindre dans leurs yeux, mais rien n'y fait : je ne compte pas une seule fois où je n'ai été surprise par le résultat de cette attente.

En réalisant que les regards étaient contemplatifs et attentifs à ses paroles, aux longs silences qu'elle instaurait parfois, peut-être dans l'attente d'une conclusion, Julia se sentit tout d'un coup mal à l'aise. Elle croisa une nouvelle fois le regard de Callini, intensément fixé dans sa direction, et elle s'éclaircit la gorge.

- Je remercie mon amie Lysandre, qui a su plus que tout autre me révéler à moi-même dans ses tableaux, et l'École des Beaux Arts, bien sûr, pour m'avoir permis de faire cette expérience. Merci.

Aussitôt, elle s'empressa de descendre de l'estrade, répondant par un acquiescement au bref sourire que lui avait adressé le maître de cérémonie. Machinalement, elle retourna s'asseoir près de Lysandre et Jordane, mais elle n'entendit pas les félicitations qu'elles lui adressèrent pour son discours. La salle était trop pleine de monde, il y avait désormais trop de regards posés sur elle. Ce qu'elle détestait parler en public. Malgré son regard fixe, qui ne laissait passer aucune émotion, elle ne parvenait pas à calmer la cadence de son cœur. Au même moment, le maître de cérémonie annonçait une brève pause avant d'entendre la directrice de l'École européenne supérieure des arts de Bretagne. Elle devait arriver d'une minute à l'autre pour féliciter le lauréat de la soirée qui obtiendrait un prix pour l'un de ses tableaux, mais elle avait malencontreusement été retardée ce soir-là par un problème ferroviaire arrivé dans la journée. Il n'en fallut pas davantage pour que Julia attrape cette main tendue et s'en aille de la pièce pour s'offrir une cigarette loin de l'agitation.

Alors qu'il échangeait des paroles complices avec Alba, Alessandro ne put s'empêcher de remarquer le départ précipité de son élève à l'annonce de la pause. Il chercha à renouer avec la conversation du petit groupe, éloigner de ses pensées la jeune fille, mais la tentation de la suivre devenait bien trop pesante, trop impérieuse pour qu'il parvienne à fixer son attention ailleurs. Il tergiversa encore un instant, et il finit par prétexter qu'il avait oublié son téléphone dans sa voiture. Pas la peine de l'accompagner, il reviendrait vite.

Il sortit de la pièce où se déroulait la cérémonie, traversa de nouveau l'entrée de la galerie jusqu'à apercevoir Julia à travers les baies vitrées du bâtiment. Elle fumait seule à l'extérieur, comme il l'avait espéré.

L'air de la soirée était doux et humide, mais les jambes de Julia étaient croisées. Le regard qu'elle lui adressa lorsqu'il se joignit à elle ne transportait pas une once de surprise. Au contraire, elle ne l'observa qu'une demi seconde avant de retourner son attention aux voitures qui circulaient dans la rue et remuaient l'eau des flaques de la pluie précédente à un rythme constant et presque apaisant. La présence silencieuse de l'homme avait quelque chose d'apaisant elle aussi. Alessandro avait enfilé son manteau par-dessus sa chemise, et il avait sorti de sa poche un briquet, ainsi que le paquet de cigarette encore rempli aux trois-quart qu'il avait acheté il y a quelques semaines de cela. Julia fut surprise un instant de ce qu'il se se soit remis à fumer, mais elle décida de n'en rien dire. Le professeur et l'élève expiraient doucement à intervalles réguliers, générant autour d'eux de brefs amas de fumée. De loin, ils avaient l'air de deux inconnus que rien ne porte à converser. Pourtant, il n'y avait entre eux aucune espèce de gêne, aucun désir banal de meubler le silence.

- Je ne m'attendais pas à vous voir ici, murmura finalement Julia, comme si ses lèvres avaient laissé échapper une pensée.

- Vous ne m'ignorez plus ? survint la voix calme de Callini, qui ne laissait apparaître aucun ressentiment.

- Vous m'auriez parlé comme à une élève.

La célérité de la réponse et l'évidence avec laquelle elle avait été prononcée convainquirent immédiatement le professeur. Oui, sans doute, elle avait raison.

- N'est-ce pas ce que vous êtes ?

- Non, pas ce soir, rétorqua calmement Julia. Ce soir, je suis... modèle vivant, et conférencière.

Alessandro crut lire un vague sourire se dessiner sur les lèvres de la jeune fille, et il n'aurait su dire alors qui des mots ou de la vue avait animé son propre visage de la même expression.

- Je dois avouer que vous êtes meilleure dans ces deux rôles que dans le premier, commenta-t-il en grignotant son sourire.

Cette fois, elle avait bien souri en retour, mais ce fut pour une courte durée seulement. Julia n'avait pas le cœur à la légèreté.

- Qu'est-ce que vous faites ici ? questionna-t-elle.

- Ma nièce, Alba, fait partie des exposants.

- Qu'est-ce que vous faites là, avec moi ?

Le ton inquisiteur de la jeune fille saisit Alessandro. C'était une question qu'il se posait évidemment lui aussi, et pour laquelle elle avait tous les droits d'obtenir une réponse.

- Je suppose que j'avais envie de vous parler, avoua-t-il avec une simplicité qui parvint à capter l'attention de Julia, et lui faire un instant perdre sa retenue.

- Je sais que cette ville est petite, reprit-il pensivement, il n'empêche que je ne parviens pas à comprendre comment, avec des vies aussi différentes que les nôtres, nos chemins ne cessent de se croiser... comment nous nous retrouvons toujours à entrer dans l'intimité de l'autre, malgré nous...Ça me dépasse.

- Le sont-elles vraiment, différentes ? intervint Julia, d'une manière qui interpella Alessandro. Plus je vous regarde, et plus j'en doute...

Avaient-ils jamais échangé un regard pareil à celui qui suivit ? Un regard plus intense et pénétrant que celui-là ? Pour la première fois, aucun d'entre eux ne semblait sur sa réserve, aucun d'entre eux ne portait un masque quelconque. Pour la première fois, Julia était parvenue à formuler l'évidence que quelque chose les reliait, au-delà de leurs statuts, au-delà même de leur malheureux faux-pas. Ce qu'ils ressentaient en cet instant à l'égard de l'autre, ils n'aurait pu le définir. Tout deux, en revanche, avaient le sentiment absolu que ce qu'ils ressentaient là était bien plus solide, plus substantiel, que tout ce qui constituait leurs vies des derniers temps. Et c'était peut-être cette seule certitude qui importait pour le moment.

Julia accueillit cette sensation avec naturel et une espèce de soulagement. Elle était beaucoup plus dure à accepter pour Alessandro. Ce besoin de contact avec elle... C'était impérieux, presque mystique. Mais à peine essayait-il de l'objectiver que tout se transformait en un sac de nœuds incompréhensible et inextricable.

- Qui est la femme en fauteuil roulant ? demanda Julia, contraignant le professeur à regrouper ses esprits.

- Ma sœur cadette, répondit-il d'un air absent.

- Que lui est-il arrivé ?

Le visage d'Alessandro se figea de surprise à cette question, qui avait été prononcée sur un ton anodin. Elle n'avait pas idée qu'elle touchait là à l'un des plus grands tabous de sa vie, que tout son entourage prenait soin de taire en sa présence. Le poids de la culpabilité, endormi, refit aussitôt surface depuis le creux de son ventre, et il s'exprima brièvement pour le réprimer.

- Un accident de voiture, lorsque nous étions enfants.

Intriguée par la voix grave de son enseignant, Julia se mit à observer les traits contractés de son visage. Ça avait dû être un accident très violent... Elle se demanda quelles séquelles il avait bien pu en garder, mais Alessandro ne lui laissa pas le temps de poursuivre la conversation.

- Je serai à la bibliothèque lundi... Joignez-vous à moi.

Julia ne put contenir un rire amer.

- Je n'ai pas la tête à faire des commentaires analytiques.

Alessandro acquiesça lentement, l'air vaincu par l'évidence. 

- Je suis désolé pour Noa... Je n'imagine pas à quel point —

- Arrêtez, l'interrompit Julia dans un soupir d'amertume, secouant la tête avec irritation. 

Alessandro se tut un instant. Pourtant, sa voix redoubla ensuite de conviction :

- Vous avez raison. Nous ne sommes pas si différents... Je connais bien ce regard, que vous traînez constamment. Il m'a appartenu. Laissez-moi vous aider, murmura-t-il d'un air persuasif, proche de la plainte.

Étrangement, Julia savait qu'il disait vrai.

- Vous ne pouvez pas m'apporter ce dont j'ai besoin, dit-elle en détournant pensivement le regard.

- Pas si j'ignore ce dont il s'agit. Parlez-moi. Julia.

A l'écoute de son prénom, presque un soupir au bord des lèvres de l'homme, les sens de la jeune fille se remirent en alerte. Elle plongea des yeux intenses dans ceux de Callini, puis elle détourna le regard. Lentement, elle se retourna pour écraser sa cigarette dans le cendrier d'extérieur près duquel le professeur se tenait. Callini ne recula pas et ne bougea pas comme elle l'avait imaginé, quoique leurs bras opposés se touchaient presque. Il la regardait au contraire d'un air confiant et attentif, profitant de la luminosité de la galerie pour mieux observer le profil de Julia, dans l'attente qu'elle s'adresse de nouveau à lui. Les yeux déterminés de la jeune fille ne rencontrèrent pas tout de suite les siens. Ils s'aventurèrent un instant dans la galerie, et ceux du professeur en firent bientôt de même. L'entrée était presque déserte, et les rares personnes qui y passaient s'engouffraient presque aussitôt dans la salle de cérémonie où les buffets étaient dressés. Ils étaient si proches l'un de l'autre que leurs parfums créaient un curieux mélange, qui les fascinait tous deux sans qu'ils n'osent se l'avouer. Le visage de Julia se tourna enfin entièrement vers celui de son professeur, et elle se perdit alors dans son regard, étonnamment doux, qui calma un instant l'intensité du sien. Elle parcourut son visage, observa les reflets poivre et sel de sa barbe, qui s'étendaient légèrement au cou. Il n'était plus question de réfléchir, mais de s'abandonner. Le sentiment d'abandon tant attendu, à portée de main. Il voulait lui apporter ce qu'elle désirait ? Qu'il le fasse. 

En constatant un changement d'intensité dans le regard de la jeune fille, Alessandro eut le réflexe de saisir son poignet lorsqu'elle leva la main pour atteindre son cou, et de le retenir vers le bas, mais cette tentative silencieuse de la tenir éloignée fut sans doute trop faible. Julia n'eut qu'à se grandir et se pencher en avant pour presser un baiser sur le cou de l'homme, demeuré comme pétrifié, le visage tourné vers elle. Il n'avait laissé le baiser durer qu'une ou deux secondes, pendant lesquelles ils fermèrent tous deux les yeux. Deux simples secondes, mais un concentré de tendresse et de désir, imprimé sur sa peau. Julia n'avait pas insisté lorsqu'il l'avait éloignée d'une main posée sur son épaule. Elle se mit à soutenir le regard de l'homme sans honte.

- Ce n'est certainement pas ce dont vous avez besoin en ce moment, parvint-il à murmurer d'une voix distante, relâchant un souffle qu'il ne croyait pas retenir.

- Vous n'avez pas idée... S'oublier, cesser de penser, arrêter de souffrir... Sentir qu'il y a toujours un feu à entretenir, quelque part. C'est tout ce que je peux souhaiter, tout ce que je désire.

La gorge sèche, hypnotisé par le brin de femme qui se tenait près de lui comme un ange exterminateur posé sur cette terre pour anéantir la moindre de ses certitudes, Alessandro ne put prononcer le moindre mot. Il devait à présent lutter contre le désir insensé, l'envie d'en finir avec cette torture des sens, la folle envie d'en finir avec cette retenue qui le tenait éloigné d'un être aussi précieux, aussi intéressant qu'elle. Comment ne pas s'embarquer dans l'aventure ? Ne serait-ce qu'un instant, goûter à sa vie, redécouvrir la sienne à travers ses yeux. Calme-toi, sois adulte. Elle n'est pas dans son état normal. Regarde ses yeux. Elle est triste, profondément triste et désespérée. Ce n'est pas ce dont elle a besoin. Souviens-toi.

Ce n'est que lorsqu'un coup de klaxon retentit dans la rue qu'Alessandro relâcha le poignet de Julia, et que leurs regards intenses se séparèrent.

Julia détourna le regard vers la voiture, encore surprise par le moment précédent, qu'elle avait voulu intense, sensuel et suggestif, mais qui avait été en réalité d'abord un moment de tendresse inattendu. Une tendresse qu'elle aurait voulu prolonger indéfiniment, si elle se l'était avoué.

Elle se souvint alors du message qu'elle avait envoyé à peine sortie de la galerie. Victor l'attendait à l'autre bout de la rue, et il klaxonnait de plus belle. Alessandro reconnut lui aussi le jeune homme qui la déposait parfois devant le lycée et pour lequel il ne pouvait s'empêcher de ressentir de l'aversion. Machinalement, Julia adressa un bref sourire absent à Callini.

- Merci pour votre proposition, dit-elle en guise d'au-revoir.

- Je ne prends pas « non » pour une réponse... Vous êtes la bienvenue quand vous le voulez.

La jeune fille parut légèrement amusée, et elle acquiesça sans conviction.

- Julia. Vous avez été brillante ce soir lors de votre intervention, ajouta-t-il.

Sans qu'elle comprenne pourquoi, la dernière phrase de l'homme troubla Julia. Dans un mélange de reconnaissance et de confusion, elle le salua et rejoignit Victor dans sa voiture.

- C'est qui ce mec ? Ça bande encore à cet âge ? grommela le jeune homme pour toute salutation.

Julia jeta un dernier regard par la vitre à la silhouette du professeur au loin. Ce dernier regardait toujours dans leur direction, un mélange de préoccupation et d'égarement dans les yeux.

- Toujours plus que toi après un taz, rétorqua Julia d'un air las, augmentant le son du poste radio tandis que Victor démarrait la voiture au quart de tour.



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