Marche après marche, Shura ne cessait de réfléchir aux potentielles raisons de cette convocation soudaine. Les Paladins ne se réunissaient qu'en de rares occasions, trop rares pour que Solafein s'amuse à modifier l'horaire de l'entrevue au dernier moment. Leurs pairs étant souvent aux quatre coins de la péninsule pour y régler des affaires de la plus haute importance, ils éprouvaient de grandes difficultés à arrêter la date d'un conseil. Le décaler semblait malvenu, même si chacun savait de toute façon que la décence n'étouffait pas Solafein.
Il arriva en haut des escaliers, traversa un couloir pierreux des plus lugubres, puis franchit une porte de bois garnie de barres de fer cloutées. Il s'engouffra au-dehors, dans la cour du château, sans même remarquer qu'on le poursuivait. L'homme qui était venu le prévenir, haletant, manqua de recevoir le battant de la porte en pleine figure.
— Monseigneur Shura ! cria-t-il alors qu'il sortait lui aussi à l'air frais. Attendez !
Le Paladin pivota sur ses talons et lui lança un regard à la fois soucieux et excédé.
— Vas-tu donc cesser d'hurler ! Je ne donne pas cher de ta peau si tu perturbes la quiétude de ton souverain.
— Oh ! s'exclama-t-il en portant les mains à sa bouche. Excusez-moi.
Shura roula des yeux, consterné par la bêtise de celui qui était censé incarner la voix de la vertu. Tous deux tournèrent la tête en direction du donjon carré qui se dressait au centre de la cour. Si le roi avait entendu les cris de l'homme, il lui aurait suffi d'un regard, lancé de ses appartements, pour condamner à mort le fautif. Mais les multiples étages de la tour sombre restèrent comme à leur habitude sans vie, comme figés dans le temps.
Le Paladin reprit son chemin à travers la cour, cherchant à semer celui qu'il n'avait déjà que trop vu pour la journée.
— Monseigneur ! continua l'homme sur un ton plus mesuré. Nous devons discuter de l'Aurora.
Shura s'arrêta à nouveau et souffla de mécontentement. À son cou, un collier d'argent où pendait une perle rougeoyante s'agita au hasard d'un coup de vent. Quelques gardes en patrouille sur les chemins de ronde s'arrêtèrent et jetèrent des regards surpris sur la scène.
— Je ne veux point vous offenser, Monseigneur ! reprit le petit homme en tournant autour du Paladin. Ma curiosité me pousse simplement à m'étonner que vous exhibiez un tel artéfact. N'est-ce point là prendre un risque inutile ? Vous pourriez l'entreposer avec les autres reliques, sa sécurité y serait maximale.
Un trousseau accroché à sa ceinture tinta ; les clés de la salle des reliques. Malgré son ricanement grotesque, Shura comprit bien vite que ses intentions dépassaient la simple curiosité.
— L'Aurora est en parfaite sécurité à mon cou. Reste à ta place, conseiller.
D'un geste sec de la main, il intima à son poursuivant de s'arrêter, et de l'autre, il cacha son pendentif sous son haubergeron. Il reprit ensuite son chemin en hâtant le pas. Les soldats suivirent chacune de ses foulées, émerveillés. Son armure reflétait les éclats solaires, lui donnant des airs de mage de guerre submergé par ses propres pouvoirs. Après de nouvelles enjambées, il arriva de l'autre côté du château. Il passa sous les arcades et franchit une porte de bois sombre, riche en ciselures et ornements, puis disparut à l'intérieur. Au milieu de la cour, le conseiller grogna de frustration. Il réfléchit quelques instants et décida d'ignorer l'ordre du Paladin en lui emboîtant le pas.
La pièce dans laquelle venait d'entrer Shura s'apparentait à une salle de réception, revêtue de carreaux aux teintes de beige et au sol de marbre veiné d'or. Il la traversa rapidement, sans prêter attention aux fioritures qui agrémentaient les meubles et l'argenterie. Les ancêtres du roi, peints sur d'immenses tableaux accrochés au mur, semblèrent le toiser d'un air accusateur. De l'autre côté de la salle, il franchit une lourde porte entrouverte et arriva dans l'une des nombreuses antichambres du château, qui faisaient le lien entre les différentes pièces. Devant chaque porte, deux gardes en armure blanche et or surveillaient les lieux, hallebarde en main. Il les salua d'un geste du menton, mais n'obtint aucune réaction. Sur sa droite, un imposant escalier de marbre arrondi, orné d'un large tapis rouge et or, conduisait au Berceau Blanc. Alors qu'il allait emprunter ses premières marches, il entrevit un mouvement indistinct par l'une des fenêtres à meneau, de l'autre côté de la pièce. Interloqué, il s'en approcha d'un pas leste. Au même moment, le conseiller entra à son tour dans l'antichambre, en essayant vainement d'être discret. Shura se planta devant la fenêtre et croisa les bras.
Au matin, le calme avait pour habitude de bercer la ville-haute. Toute activité inhabituelle devenait suspecte.
— Qui est cette petite blonde ? interrogea le Paladin en époussetant son armure pourtant déjà rutilante.
De l'autre côté de la salle, l'homme regarda alentour, cherchant à savoir si Shura s'adressait bien à lui ou aux multiples gardes immobiles. Il se rendit finalement à l'évidence : son entrée n'était pas passée inaperçue.
— Pardon, Monseigneur ? tenta-t-il en avançant à pas feutrés.
La Paladin pointa son index contre la vitre.
— La blonde. Cheveux courts. Surcot crème. Devant la troisième maison. Elle ne vit pas dans la ville-haute.
Son conseiller s'approcha lui aussi de la fenêtre et découvrit, par-delà les douves du château, une jeune femme qui tapait désespérément à la porte d'une chaumière. Shura était capable de déterminer au premier regard si le moindre badaud au milieu d'une foule avait l'autorisation de séjour dans la ville-haute. Il se baladait souvent dans ses rues silencieuses et avait appris, avec le temps, à connaitre chacun de ses habitants, au moins de vue. Nul ne pouvait tromper son œil affûté. Il n'avait pas volé ce surnom amical de "Gardien d'Aredhel" que s'amusaient à lui donner les plus jeunes.
— Elle n'a rien à faire ici, reprit-il en continuant de la scruter. Mande les Halcyons s'il le faut, mais je veux toutes les informations sur cette fille. Demain matin. Sur mon bureau.
Il claqua deux fois le dos de son gantelet contre son cuissard de fer. Les deux hallebardiers les plus proches répondirent à l'ordre et s'approchèrent en silence.
— Jetez-la aux geôles avant qu'elle ne quitte la ville, leur lança-t-il d'une voix sèche. Je l'interrogerai demain aux premières lueurs du jour.
Les soldats acquiescèrent d'un signe de tête succinct. Shura fit volte-face, traversa la salle à grandes enjambées et grimpa quatre à quatre les marches de l'escalier de marbre. Son conseiller pesta de nouveau en regardant le Paladin s'éloigner. Il savait qu'il n'avait pas l'autorisation de rejoindre le Berceau Blanc, et ne pouvait plus se lancer à sa poursuite.
*
— Ouvre la porte, Nellea ! Je t'ai vue !
Ilfenn tapa à nouveau et essaya la poignée, sans résultat. Elle râla en s'affaissant sur elle-même, puis frappa du pied dans un caillou pour passer sa frustration. Il rebondit au milieu de la rue dans un bruit sourd. Des oiseaux trop habitués au silence du roi s'envolèrent vers un ailleurs plus serein. Alors qu'elle perdait espoir et commençait à s'éloigner, un bruit de serrure qu'on déverrouille sonna, et bientôt le visage de Nellea apparut dans l'entrebâillement de la porte.
— Qu'est-ce que tu veux ?
— Nellea ! s'extasia Ilfenn en sautillant.
Elle s'approcha en hâte, poussa le battant et entra dans la chaumine, sans attendre d'invitation.
— Je t'ai dit d'arrêter de venir sans raison, maugréa Nellea. Tu vas finir par nous faire repérer.
Ilfenn l'ignora, traversa la pièce et s'assit d'un bond sur la grosse table accolée au mur du fond.
— Allez ! renchérit-elle en souriant. Les gardes sont stupides, ne t'inquiète pas. Et je sais que tu es contente de me voir !
— Tu es incorrigible, pouffa Nellea en refermant le verrou de la porte. La pire aspirante rebelle que j'aie jamais vue.
Un large sourire fendit le visage d'Ilfenn, éclairé par les lueurs du feu qui dansait joyeusement dans la cheminée. L'intérieur, coquet et confortable malgré la simplicité des meubles et objets, respirait la propreté. De nombreux livres et parchemins roulés traînaient ça et là sur des commodes et montraient que Nellea était fort affairée.
— Regarde-toi, tu es toute sale et toute décoiffée ! ronchonna-t-elle en s'approchant à son tour de la table. Encore une expédition dans les souterrains ?
— Oui ! affirma l'exploratrice en balançant ses jambes dans le vide. J'y ai passé une partie de la matinée. Mais je n'ai pas récolté de nouvelles informations, désolée.
Avec un peu de salive, Nellea humidifia son doigt et le passa sur le visage terreux de son invitée. La jeune femme se raidit, surprise et gênée.
— J'ai transmis tes informations de l'autre jour à Aräck, annonça la brune tout en frottant le front d'Ilfenn. Le message devrait être arrivé à Selm, désormais. Il saura pour l'attaque de l'Épine.
Ilfenn, mal à l'aise face à ce contact soudain, se cabra de plus belle et bredouilla quelques mots incompréhensibles.
— Je sais, je sais, enchaîna Nellea en faisant mine d'avoir compris. Je t'avais dit que l'information me paraissait farfelue, qu'une attaque si soudaine n'avait pas de sens. Mais un autre indicateur me l'a confirmée. J'ai donc pris les mesures nécessaires.
La blondine lâcha un demi-sourire et se détendit légèrement, fière d'avoir pu aider le mouvement rebelle, et rassurée de savoir que sa présence ne dérangeait pas tant que ça la jeune cheffe.
— Pourquoi tiens-tu tant à être une rebelle ? chuchota Nellea en poursuivant avec précaution la toilette d'Ilfenn. Pourquoi est-ce que ça semble tellement important pour toi ?
Leurs regards se croisèrent. Les yeux en amande de Nellea se fermèrent à demi, et un léger sourire flotta sur ses lèvres. Ilfenn se sentit rougir et tirailla d'une main moite sur son pantalon pour essayer d'évacuer la tension qui l'envahissait de nouveau.
— Il y a des dizaines de raisons qui poussent les gens à nous rejoindre, continua Nellea. Des plus futiles aux plus tragiques. Le sentiment d'abandon de leur roi, la multiplication des taxes, l'oppression des Paladins, le génocide des aédelfiens, la magie... Et une foule d'autres, plus propres à chacun. Plus personnelles. Les joies de la Justice Noire.
Nellea fit quelques pas en arrière et constata avec satisfaction que le visage d'Ilfenn avait retrouvé son éclat. Seuls ses courts cheveux blonds étaient encore envahis par des toiles d'araignée et autres saletés propres aux cavités qu'elle explorait. Ses yeux d'ambre dévoraient la cheffe rebelle. L'admiration qu'elle lui portait se lisait dans son regard. Nellea poursuivit son monologue, en s'essuyant les mains, sans remarquer que la jeune femme la contemplait avec une insistance non dissimulée :
— L'injustice entraîne dissensions et rancœurs qui se muent peu à peu en rejets et haines si les coupables demeurent impunis malgré la course du temps. Ainsi naissent les révoltes. Mais je n'arrive pas à comprendre ce qui te motive tant. Quelle injustice as-tu subie, Ilfenn ?
— On m'a volé ma vie... répondit-elle pour elle seule, dans un murmure inaudible.
Morose, elle regarda par une fenêtre, en direction du château, comme si les réponses qu'elle attendait s'y trouvaient. Nellea grimaça face à la réaction plus qu'évasive de son aspirante.
— Ce n'est pas un jeu. Beaucoup y ont laissé la vie. On ne rejoint pas la rébellion pour faire semblant de guerroyer et flatter son ego. Nos actions ont un sens. Se rebeller, c'est se libérer du conditionnement. C'est affirmer sa conviction qu'un meilleur exercice du pouvoir est possible. C'est avoir la prétention d'être en mesure d'assurer un avenir plus radieux. À la péninsule et à son peuple. Es-tu certaine de vouloir être une rebelle, Ilfenn ?
— Je voulais juste te voir pour discuter un peu, tu sais, répondit-elle en baissant le regard et en commençant à dodeliner.
En manque d'arguments, elle cherchait à fuir la discussion. Nellea s'apprêta à enchaîner sur un nouveau sermon, mais soudain, on toqua à la porte, coupant court à ce qui aurait fatalement dégénéré en conflit. Trois coups espacés mais francs retentirent. La marque des soldats.
— Ouvre la porte, citoyenne ! cria une voix rauque. Nous savons que tu héberges une vagabonde !
Les yeux des deux jeunes femmes s'écarquillèrent d'effroi. Leurs cœurs bondirent dans leurs poitrines. Ilfenn se décomposa sur place et cacha son visage dans ses mains, consciente d'être fautive. Nellea fronça les sourcils et prit un air sinistre. Son cerveau se mit à bouillonner à la recherche d'une solution qui n'existait pas. Elles ne pouvaient pas être vues ensemble sans risquer de compromettre la rébellion d'Aredhel.