La Fille de la Lune entra pour la seconde fois de sa vie dans la grande salle de réception, aménagée pour l'occasion. Si tant est qu'on pouvait appeler cela une salle. Les murs, faits de bois sculpté, s'élançaient sur une voûte constituée de branchages feuillus. Des lanternes y étaient suspendues et des lampions disposés un peu partout, éclairant l'endroit de façon éthérée.
La jeune femme avait revêtu l'une de ses robes vaporeuses, rose et brodée d'or qui dévoilaient ses bras et sa gorge dans un grand décolleté, retombant sur sa poitrine. Encore une fois, elle avait relevé ses cheveux pour laisser apparaitre la fragilité de son cou.
On la conduisit jusqu'à la table royale. Y étaient également invités Erid, Julyne et leur fille adoptive. Luna était ravissante dans sa petite robe bleue et ses rubans dans les cheveux. Se trouvait là aussi, Gabriel, qui pour une fois, contrairement à son frère, avait fait un effort de toilette. Il portait une tunique certes marron foncé, mais qui constituait un changement par rapport à ses sempiternelles tenues noires. Tous les deux avaient fait l'effort de se raser. Erid semblait rajeuni de quelques années et Gabriel ne s'en trouvait que plus magnétique encore.
Julyne n'était pas en reste, à côté de son conjoint. Elle avait passé une partie de son après-midi en compagnie d'Inwë qui lui avait donné sa robe nacrée brodée d'argent et elle était tout simplement resplendissante.
Inwë était à peine installée que le couple royal, accompagné de leur fils, fit son entrée dans la salle. Tout le monde se leva pour les accueillir et chacun s'installa autour de la table ronde. Gabriel, à côté de son frère, se trouvait face à la Fille de la Lune. La petite Luna, entourée de ses parents adoptifs, semblait ravie de se trouver là, totalement à son aise.
Les musiciens, placés sur une estrade, reprirent leurs instruments et recommencèrent à jouer. Le repas fut servi, l'ambiance à table était un peu guindée, même si Fenhrir, Elio et Erid y mettaient du leur et que Lysianna se montrait bienveillante. Sa présence intimidait. "Comme la mienne" songea Inwë, lorsqu'elle se trouvait à table alors d'un dîner officiel. Mais la différence résidait dans l'alcool servi et coulant à flot dans les Plaines : ici, tout était plus modéré. Inwë buvait toutefois une gorgée de bière tiède au miel, quand Luna leur apporta enfin leur salut.
La fillette s'extasia sur la chanson qui venait d'être entamée. Sa préférée, annonça-t-elle. Comme elle l'avait fait autrefois pour lui, Elio invita Luna à danser. Ravie, la fillette bondit sur ses pieds et tous deux rejoignirent la piste de danse qui supportait déjà d'autres couples de danseurs. Fenhrir en profita pour inviter son épouse et Erid en fit de même avec Julyne.
À table, il ne restait plus qu'Inwë et Gabriel qui regardaient les gens danser. Pour être plus exact, la jeune femme observait sa fille en compagnie du Prince de Somgysaï. Luna riait aux éclats, tournoyant autour de son cavalier qui semblait également ravi de sa présence. Elio était un garçon formidable, mais privilégiait le bien-être des autres avant le sien. C'est un comportement extrêmement désintéressé et mature.
Cependant, Inwë se demandait s'il ne passait pas à côté de sa jeunesse. Elle se doutait bien qu'il ne le voyait pas ainsi, mais peut-être qu'un jour il le regretterait.
La jeune femme observa également le couple royal. Il y avait un tel charisme, presque une aura de bienveillance qui entourait Lysianna et Fenhrir, qui entraînait les gens après eux. Pourtant, à cet instant, plus personne n'existait à leurs yeux à part eux-mêmes. La Fille de la Lune se sentit émue en les voyant évoluer sur la piste et pourtant, cette fois-ci, elle ne ressentit pas ce pincement au cœur qui lui rappelait William.
Ce soir-là, ce fut comme s'il emplissait l'air autour d'elle et finalement Inwë comprit qu'il pouvait être présent sans que ce soit douloureux. William comblait son cœur, lui donnant du courage et de la force. Le reste était superflu.
Mue par un désir soudain, elle vint s'asseoir aux côtés de Gabriel et prit la parole avant de se défiler.
— Est-ce que vous avez menacé Julyne en lui demandant de fuir avec Luna et par là même, sauvé leurs vies ?
Il la regarda interdit. Elle pouvait jurer que de tout ce qu'elle aurait pu lui dire, pas une seconde il ne s'était attendu à ça.
— Je l'ai menacée, oui. Et si elle ne m'avait pas écouté, je n'aurai rien pu faire pour elles.
— Finwë vous avait demandé de tuer ma fille, c'est ça ?
Il ne lui répondit pas, mais à son regard, elle comprit que oui. Il avait désobéi à Finwë pour sauver sa fille. Finalement, il n'était pas le pantin de son mari. Peut-être que les choses étaient plus complexes.
— Je suis désolée des paroles que je vous ai dites après notre combat, elles étaient malvenues, enchaîna-t-elle sans respirer avant de reprendre plus lentement. Je n'ai pas arrêté de vous dire que vous me jugiez sans me connaître et j'ai fait la même chose avec vous.
— Je ne suis pas un pantin ?
— Et un butor taciturne, n'oubliez pas.
La jeune femme crut voir apparaître un sourire sibyllin sur les lèvres de Gabriel avant qu'il se reprenne.
— À vrai dire. Je reste silencieux et observateur tant que je ne comprends pas la personne et que je n'ai pas pu me faire un jugement définitif.
— C'est moi qui croyais que vous me détestiez purement et simplement. J'ai dû être drôlement obscure à vos yeux puisqu'en six années, vous m'avez à peine dit trois phrases.
— Vous l'êtes encore, pour être honnête, déclara Gabriel en la fixant du regard.
— Comment faites-vous pour m'adresser la parole alors ?
— Je prends sur moi.
Et comme il lâchait un petit rire, Inwë le regarda, étonnée, avant de froncer les sourcils. C'était la première fois qu'elle le voyait rire et son visage, d'habitude si intense, si grave, venait de s'éclairer d'une façon frappante. La jeune femme détourna le regard pour se consacrer à nouveau à la piste de danse.
— Je vous ai toujours trouvée volontaire et courageuse. Vous ne vous êtes jamais laissée aller face à Finwë. Je crois que cette partie de vous m'a toujours impressionné. Je ne comprenais pas pourquoi je vous admirais alors que je me méfiais toujours de vous.
Inwë était gênée par cette déclaration. C'était d'ailleurs un sentiment étrange. Elle se rendit compte que l'opinion qu'il avait d'elle était importante, mais pourquoi ? Peut-être parce qu'il était le seul à l'avoir côtoyée ces dernières années et qu'il n'était pas du genre complaisant.
— Tout se passe bien ici ? leur demanda Erid.
Il avait arrêté de danser avec Julyne, qui s'occupait à présent de Luna et s'apprêtait à l'emmener se coucher. La fillette vint leur dire bonsoir, avant de s'en aller en râlant.
— Là-dessus, on peut être certain de la filiation. Elle a un caractère bien trempé en plus d'être une râleuse, se permit Erid.
La remarque fit sourire Inwë, signe qu'elle avait un peu changé durant son séjour dans la forêt et cela enchanta son ami.
— Que faisiez-vous de beau ? Des projets pour vous entre-tuer ?
Inwë soupira et ce fut finalement Gabriel qui prit le relais.
— À vrai dire, je te trouve dur avec elle, j'ai tout de même réussi à la faire taire.
Son frère et l'intéressée le regardèrent, ébahis qu'il vienne de faire une boutade à son propos, si bien que la Fille de la Lune en oublia même de s'offusquer. Cependant, Erid reprit rapidement ses esprits et demanda :
— Comment tu t'y es pris ?
— Je lui ai fait un compliment.
— J'aurais dû y penser plus tôt, goujat que je suis.
Inwë fixa le plus jeune des deux frères d'un air sévère. La plaisanterie ne l'amusait plus. Erid comprit instantanément le message et arrêta de la taquiner.
— Veux-tu danser avec moi ? Allons leur en mettre plein la vue, tu es radieuse ! Et ce n'est pas pour me moquer de toi, compléta-t-il sous le regard meurtrier de son amie. Tu es vraiment sublime. D'ailleurs j'envisage sérieusement de te demander ta main.
Inwë ne répondit pas encore surprise de ce qui venait de se passer.
Durant la soirée, elle dansa plusieurs fois avec Erid et Elio, Fenhrir lui accorda une chanson et elle en fit de même avec plusieurs hommes de l'assemblée. Elle se trouvait de nouveau dans les bras d'Erid lorsqu'elle elle reconnut la mélodie. C'était la musique de sa première danse avec William, celle qui était repassée ici même et à la suite de laquelle ils avaient échangé leur premier baiser. La jeune femme sourit en y repensant, une douce sensation l'envahissant. Ils avaient mis tellement de temps pour s'avouer leurs sentiments que c'en était risible avec le recul.
Puis, son regard croisa celui de Gabriel qui la fixait de son regard cyan. Son ventre se noua comme un instant plutôt et soudain, cette sensation le parut insupportable.
— Excuse-moi. Je ne me sens pas très bien. Je vais y aller, je crois.
Inwë s'écarta de son ami, salua brièvement Fenhrir et Lysianna et quitta la salle. La jeune reine des Plaines du Soleil longea les couloirs, emprunta les escaliers. Elle voulait se jeter dans les draps de William le plus rapidement possible. Mais ce ne fut pas le cas.
Alors qu'elle grimpait les marches, elle entendit quelqu'un arriver derrière elle. Inwë se retourna et vit Erid qui la suivait.
— Suis-moi un instant, veux-tu ?
Au bout d'un moment, la jeune femme accepta et lui attrapa le bras. Erid descendit et la conduisit dans un endroit calme et l'écart. C'était un petit couloir qui ne payait pas de mine. Il était ouvert sur l'extérieur et seule une rambarde les empêchait d'accéder à la clairière. Inwë finit par s'y appuyer pour contempler l'endroit et son ami s'assit dessus. Ils restèrent un moment sans rien dire, puis, finalement, Inwë prit la parole.
— C'est ici que William m'a embrassé pour la première fois, après que je sois également partie de la réception. Je n'y étais jamais revenue.
— Vraiment ? Je l'ignorais.
Erid observa l'endroit autour de lui et de nouveau, il y eut un silence où chacun se plongea dans ses pensées.
— Il me manque, reprit-il finalement. Chaque jour ici me rappelle un souvenir de lui, et avoir votre enfant sous les yeux me le remémore un peu plus.
— J'ai l'impression qu'ici, il est toujours vivant dans les souvenirs de chacun. C'est vraiment étrange. Il n'a jamais été aussi présent qu'en ce lieu et je ne me suis jamais sentie aussi apaisée.
— C'est sûrement parce que tu as trouvé de nouvelles raisons de te battre. Et Luna est la première d'entre elles.
— Je ne te remercierai jamais de tout ce que tu as fait pour elle avec Julyne.
— Nous allons lui dire la vérité, fit Erid et alors qu'Inwë allait parler il continua plus fort pour la faire taire. Elle doit savoir, elle est assez grande à présent et Julyne et moi ne voulons pas lui mentir plus longtemps.
— Tu as raison, finit par déclarer Inwë. J'ai juste peur qu'elle me déteste ensuite. Je sais que je devrais surtout penser à elle et à vous qui l'avez élevée. Mais je suis terrorisée. Vous méritez bien plus que moi d'être ses vrais parents.
— Ça suffit. Arrête de t'inquiéter ainsi. Luna ne te détestera pas et ne crois pas te débarrasser de nous ainsi. Nous allons continuer à couver ta fille.
— Je ne te demanderai jamais le contraire, fit la Fille de la Lune en attrapant les mains de son ami, se mettant ainsi face à lui. Tu seras toujours un père pour elle. Je crois juste qu'elle apprendra qu'elle a un troisième parent.
— Et elle en aura besoin, avec ce qui l'attend.
— Quel destin lui ai-je réservé ?
— Elle aura une merveilleuse vie, répondit Erid en prenant son amie contre lui. C'est le moment de te faire confiance, ma belle. Arrête de culpabiliser sans cesse. Tout cela n'est pas ta faute. Tu ne peux pas te reprocher tous les maux de la terre et ta fille est heureuse et en bonne santé. Tu as fait le mieux pour elle, alors cesse de te tourmenter.
— C'est dur. Surtout quand j'ai l'impression que ma seule motivation pour avancer est la vengeance.
— Tu dois aller de l'avant, déclara Erid en lui caressant le dos. Profite de la vie, accepte ce que les gens veulent te donner. Ne te ferme pas à eux sous prétexte que tes souvenirs sont trop présents. William n'aurait pas voulu que tu te replies ainsi sur toi-même. Il aurait préféré que tu continues de vivre.
Avant qu'Inwë puisse réfléchir plus à ces paroles, faisant écho à de nouvelles sensations en elle, Erid enchaîna :
— C'est pour cette raison que demain, je t'emmène à la mer. Comme je te l'avais promis autrefois.
— Mais il reste encore plein de détails à régler et le départ est imminent, intervint Inwë en s'écartant de lui.
— Notre départ est dans très exactement quatre jours et notre petite escapade n'en prendra que deux. J'ai tout organisé, j'en ai parlé à Lysianna et Fenhrir qui sont d'accord pour accorder ces deux jours de répit. Nous partons demain à l'aube, tu n'as pas le choix.
Inwë sourit, heureuse de se laisser tenter. Elle accepta avant qu'une des paroles d'Erid lui revienne en tête.
— Tu as dit : « notre départ », qu'est-ce que cela signifie ?
— Je viens avec vous. J'ai à peine retrouvé mon frère et je ne veux pas l'abandonner une nouvelle fois. Je crois qu'il est temps pour moi de sortir de cette forêt.
— Tu en es certain ? Qu'est-ce qu'en a dit Julyne ?
— Oui, je me sens prêt. Et puis, Julyne et moi avons toujours su que nos routes prendraient des directions différentes un jour, c'est arrivé. Mais je serai toujours là pour elle et pour Luna. Nous nous reverrons souvent. À ce jour, elles sont les personnes les plus importantes pour moi. Je veux juste faire face à ma vie désormais, je vous accompagne sur les Plaines du Soleil.
Inwë comprit ce qu'il voulait dire.
Quand Erid pénétra dans les siens, il vit que Julyne s'était endormie dans le canapé en attendant. Il s'approcha d'elle doucement pour lui déposer un baiser sur le front. Ce contact réveilla la jeune femme qui sourit en le voyant. Elle s'étira, puis se redressa pour lui laisser un peu de place, avant de poser la tête contre son épaule. Erid avait passé son bras dans son dos et il reposait sur sa taille.
— Comment va-t-elle ?
— Mieux qu'à son arrivée, c'est certain, mais ce n'est pas encore ça. Je lui ai annoncé que je partirai avec eux, continua Erid avant d'embrasser les cheveux de sa compagne.
Chacun resta silencieux suite à ces paroles.
— Tu me manqueras.
— Toi aussi. Tu as été, avec Luna, le plus merveilleux des cadeaux qu'on m'ait fait jusqu'à ce jour. Je chérirai toujours le souvenir de votre arrivée. Surtout de ta bouille de sauvageonne, tu étais à croquer.
— Moque-toi de moi, fit Julyne en lâchant un petit rire avant de venir l'embrasser.
Erid la prit dans ses bras pour lui donner un baiser passionné. Ils furent interrompus par un bruit de porte qui s'ouvre et des petits pas approchant.
— Même ça, ça va me manquer, fit Erid en se redressant et en apercevant une petite figure blonde qui approchait pour venir faire un câlin à ses parents.
Une fois qu'elle fut bien installée entre Erid et Julyne, ce dernier prit la parole.
— Il faut qu'on te parle, ma princesse