Une demi-Lune s'écoula après cette journée et Elio se fit encore plus discret qu'à son habitude, mais Gabriel ne se dévoila pas. Peut-être que lui aussi se montrait prudent. Inwë continua ses rendez-vous nocturnes dans les bas quartiers de Süryell et son jeune ami avait sympathisé avec sa famille.
A chaque visite, Keiran ne le lâchait pas d'une semelle, il y avait quelque chose entre les deux garçons, une certaine reconnaissance qui avait créé ce lien instantanément. Un jour, Elio avait expliqué à Inwë qu'il comprenait son mutisme parce que lui-même avait vécu quelque chose de similaire durant sa jeunesse. Et si lui avait eu la chance de rencontrer la personne qui l'avait aidé à s'en sortir, en l'occurrence elle, ce n'était pas encore le cas de Keiran.
Inwë avait été touchée par ses propos qui laissaient un peu d'espoir face au silence de son neveu. Elle se souvenait qu'à l'époque, Elio n'était qu'un petit garçon qui semblait trop seul et qu'elle avait eu à cœur de le distraire. Cette léthargie passée faisait désormais du jeune homme un être lumineux, résolument optimiste, quitte à en frôler parfois la naïveté.
Mais il restait la seule personne de son entourage proche qui la comprenait profondément, et qui ne se contentait pas de la laisser dériver. Cette pensée n'était pas un reproche adressé aux autres, chacun bataillait avec sa propre vie, Géron et Mina avaient leur propre famille à s'occuper avant tout. Cependant, l'existence d'Elio et la sienne étaient intrinsèquement liées, elle l'avait senti autrefois et elle le sentait à nouveau. Il ramenait les couleurs dans sa vie, touche par touche.
Cet après-midi-là, il lui faisait un bilan des informations qu'il avait soutiré ces derniers jours, et les nouvelles n'étaient pas très bonnes.
— Finwë prépare quelque chose contre Somgysaï, c'est certain. Il a demandé à ses Seigneurs de rassembler leurs hommes et leurs navires. Tous ne sont pas d'accord avec ce qui se prépare, mais ils n'ont pas vraiment le choix. Certains parlent entre eux, discrètement.
— Qui ? demanda Inwë tout ouïe.
— Le plus réticent de tous est le Seigneur Samios, je sais qu'il est ton ami.
— Comment se fait-il qu'il soit toujours présent ? demanda la Reine qui savait comment son époux s'occupait, généralement, de ses dissidents.
— Parce qu'il est apprécié de tous et qu'il a la plus grande flotte, expliqua Elio. Ses hommes lui sont fidèles, il s'est illustré de nombreuses fois auprès des siens. Chez les marins l'honneur est grand, ils ne se feront jamais acheter par un inconnu qui n'a pas fait ses preuves en mer. Donc pour le moment, Finwë fait preuve de réserve avec lui, impliquant le moins possible les hommes de Samios dans ses plans.
— Il faudra que nous lui parlions, décréta Inwë. Voir s'il ne soutiendrait pas notre cause.
Elio hocha la tête en signe d'acquiescement.
— Ce n'est pas tout. Mordrais n'est pas là uniquement pour ça. Il y a autre chose, mais je n'arrive pas à définir quoi. Il passe beaucoup trop de temps seul avec Finwë et Gabriel.
— Ce doit être pour une question d'argent et de pouvoir, je sais qu'il n'a pas apprécié que Finwë se fournisse auprès de Bertram, qui essaie de subtiliser sa place selon lui. Maintenant qu'il est présent, il doit vouloir passer le plus de temps possible avec le Roi pour montrer qu'il est plus important.
— Peut-être, fit Elio sans en être toutefois convaincu. Mais je pense qu'il y a autre chose.
— Très bien. Continue de chercher, dans ce cas.
Ils furent coupés dans leur conversation par l'arrivée d'un domestique qui vint leur informer que le Roi attendait son épouse dans ses appartements. Ce fut donc en compagnie de son second qu'Inwë se dirigea vers les appartements de Finwë.
Ce dernier l'attendait en compagnie de Gabriel, dans son salon privé. Elle sentit tout de suite que quelque chose se tramait et allait bouleverser ses plans. L'entretien faisait trop solennel. Son mari n'employait jamais ce genre de mise en scène avec elle.
La jeune femme s'assit dans un fauteuil face à lui et attendit qu'il prenne la parole avec appréhension, sans toutefois lui montrer. Elle était persuadée que Gabriel était derrière tout ceci et qu'il avait dû parvenir à ses fins, d'une façon ou d'une autre.
— J'ai un service à te demander, dit enfin Finwë. Je souhaiterais que tu fasses quelque chose pour moi.
— Si je le peux, lui répondit-elle en se demandant pourquoi il faisait tant de mystère.
— Puis-je te faire confiance, désormais ? Depuis que nous nous sommes mariés, tu m'as montré ta loyauté et j'aimerais que tu franchisses une dernière étape pour moi. Tu vas te rendre secrètement à la rencontre de Lysianna et lui proposer une reddition sans combattre. Comme tu es la fille de la Lune, elle acceptera peut-être de t'écouter. Voici la liste des conditions que je demande, fit-il en lui tendant un papier qu'il venait de prendre sur la table à côté de lui.
Inwë le regarda interdite. Comment pouvait-il oser l'envoyer là-bas alors qu'il connaissait ses liens avec Somgysaï ? C'était monstrueux de sa part. Encore une épreuve pour la briser un peu plus. Il n'avait pas aimé ses récentes prises de position. Il avait vu qu'elle allait mieux. Peut-être même que Gabriel avait fini par lui en parler. Son époux avait dû détester la voir gagner face à Kaarl. Il lui présentait son dernier châtiment : affronter d'anciens amis et leur ôter l'espoir. La reddition ou la mort.
C'était un acte d'une cruauté absolue. Seul Finwë avait ce pouvoir. Et elle n'était même pas certaine que si Lysianna et Fenhrir signaient le traiter, Finwë leur épargnerait la vie. Il y avait de forte chance que ce ne soit pas le cas. Il voulait simplement l'éloigner de Süryell le temps qu'il mette en place son armée.
Il ne lui faisait pas confiance, pensait qu'elle pouvait communiquer avec Somgysaï. De plus, il ne l'enverrait certainement pas seule là-bas. Gabriel l'accompagnerait et pourrait ainsi observer ce Royaume mystérieux et faire un rapport à son supérieur. Elle allait faire entrer le loup dans la bergerie. Il en profiterait certainement pour l'observer elle et voir à quel degré elle était une traitresse envers Finwë.
Les ordures, ils avaient joué finement. A présent elle ne pouvait rien faire d'autre que d'accepter. Elle récupéra le parchemin et fixa son époux du regard :
— Je suppose que je ne peux pas te refuser cela.
Il sourit pour lui montrer qu'elle avait vu juste.
— Et je suppose que ton cher Gabriel va m'accompagner.
— Décidément, ma chère épouse, tu es douée pour deviner mes désirs, notre mariage a l'air de fonctionner à merveille.
— Tu veux que je te dise, époux. Je crois que tu me punis. Je pense que tu te méfies de moi. J'oserai même ajouter que d'une certaine manière tu me crains.
— Voyons, non, où vas-tu pécher toutes ses idées ? la questionna Finwë tandis que son regard se faisait glacial.
— J'avais des projets, que vont-ils devenir ? Que va-t-il en être du réaménagement de la ville basse ?
— Je te promets que tout sera prêt à ton retour pour que tu lances le chantier.
— Et pour le jugement des gardes qui iront trop loin, profitant de mon absence ?
— Je nommerai quelqu'un pour s'en charger, répondit Finwë amusé de la voir négocier.
— Quelqu'un à la botte de Bertram ?
— Non. Quelqu'un qui sera totalement à mon service, et Bertram ne pourra pas s'en plaindre.
— Et quand partons-nous ? s'enquit-elle sèchement. Le plus tôt possible, je suppose.
— En effet, demain c'est un peu trop tôt n'est pas ? demanda-t-il, amusé.
— Je ne peux pas partir avant trois jours, j'ai énormément de choses à organiser en si peu de temps. Je te dis donc au revoir. Ce n'est pas la peine de m'importuner d'ici là, je n'aurai pas une minute à t'accorder, je te ferai réclamer quand j'aurai fini. Tu devrais en profiter pour rendre visite à Alyse, tu l'as un peu trop négligée ces derniers jours et je suis sûre qu'elle, au moins, sera ravie de mon départ.
— C'est de bonne guerre, lui fit Finwë en se levant à son tour pour venir l'embrasser. Je serai là, au garde-à-vous attendant désespérément que tu me fasses appeler, se moqua-t-il.
— Tu sais, c'est injuste de me faire payer des crimes que je n'ai pas commis. Je n'ai rien fait qui te dise que je ne suis pas de ton côté.
— L'inverse est également vrai, chérie.
La Reine se retourna dignement et fila dans ses appartements, Elio dans son sillage. Cette fois-ci elle ne hurla pas, ne piqua aucune colère, bien qu'elle en eut profondément envie. Au contraire, ce fut avec calme qu'elle se dirigea à son bureau pour écrire une note sous le regard inquiet d'Elio.
Pour elle, il s'agissait d'une contrariété, mais pour le jeune homme, il s'agissait de son Royaume, de ses terres, de sa famille et de son peuple. Son angoisse était bien plus légitime que sa petite colère.
— Comment va-t-on faire avec Gabriel ? demanda enfin le jeune homme.
— Ne t'inquiètes pas, tes parents seront assez malins pour ne rien dire d'important devant lui et il ne sera pas à son avantage dans ce milieu qu'il ne connaît pas, déclara-t-elle pour le rassurer. Il sera sous surveillance. Ne t'en fais pas. Et s'il pause problème, on avisera, fit-elle en repliant à la hâte le morceau de papier sur lequel elle venait d'écrire. Donne ceci à Geosef.
Alors qu'il s'éloignait, elle l'interpela.
— Je te jure que nous allons tout faire pour que Finwë ne menace pas Somgysaï. Je te le promets.
Le jeune homme hocha la tête d'un air grave avant de quitter la pièce.
***
Le soir tombait quand Inwë, recouverte de sa cape noire, se rendit dans ses jardins. Près de son saule pleureur, un homme l'attendait. Samios se tourna vers elle à son arrivée. Il s'inclina pour la saluer et elle s'approcha de lui, ravie, et serra ses deux mains dans les siennes.
— Je suis heureuse que vous ayez pu vous libérer, avoua-t-elle.
— Je suis venu comme vous me l'avez demandé. Mais que se passe-t-il ?
— Faisons quelques pas, voulez-vous ? demanda la Fille de la Lune en passant son bras sous le sien.
Il se laissa guider au travers du jardin. Inwë resta un instant silencieuse, formulant ses pensées dans son esprit. Jusqu'à présent, elle s'était toujours débrouillée pour n'avoir besoin de personne. Mais désormais, la donne avait changé et elle devait apprendre à faire confiance à ses amis. Elio avait raison.
— J'ai besoin de savoir su je peux vous faire confiance. Et je ne parle pas en tant qu'épouse du Roi.
Samios la fixa un instant, pour essayer de comprendre le sérieux de sa demande. Lorsqu'il vit qu'elle ne plaisantait pas, il resta pensif un moment. Il n'était déjà pas dans les petits papiers de Finwë. Répondre à une requête personnelle de la Reine, qui, il pouvait fort bien l'imaginer, n'avait rien de simple. Il était le seigneur de Massillios et du Sud du Royaume. Il avait des responsabilités. Peut-être allait-il refuser d'interférer dans les affaires du couple royal.
— Vous pouvez, finit-il par dire. Je vous promets d'écouter ce que vous aurez à me dire et que cela restera entre nous. En revanche, je ne peux pas vous garantir d'accepter ce que vous vous apprêtez à me demander.
— C'est déjà plus qu'il n'en faut. Merci Samios. J'ai appris que Finwë souhaitait entrer en conflit avec la Forêt des Songes. Et j'ai aussi cru comprendre que vous ne partagiez pas son point de vue.
Il ne parut pas surpris que la conversation prenne cette direction.
— En effet.
— Avez-vous la possibilité de continuer à refuser d'intervenir ?
— Il ne peut pas obliger mes navires à œuvrer pour lui. Nous sommes indépendants au niveau maritime depuis toujours.
— D'autres seigneurs sont-ils du même avis que vous ?
— Trop peu et personne n'osera aller contre sa volonté.
— Pourraient-ils en parler avec vous ?
— Vous voulez une insubordination ?
— Je veux simplement savoir qui irait à l'encontre de Finwë. Je pars d'ici quelques jours voir Lysianna et Fenhrir. J'aimerai savoir si nous sommes amis avant.
— Nous sommes amis, Inwë, mais ce que vous me demandez est un jeu très dangereux.
Elle ne pouvait pas lui en vouloir, elle le comprenait, même. Ce qu'elle lui demandait n'était pas seulement de l'insubordination, mais un coup d'état. Inwë ne pourrait pas le convaincre sans montrer qu'elle était profondément impliquée, ni sans se dévoiler.
Ils étaient arrivés au pied du mur délimitant la ville haute et la ville basse.
— Venez, je vais vous montrer quelque chose.
La jeune femme traversa les buissons, suivit du Seigneur. Elle rabattit sa capuche sur la tête et ouvrit la porte. Une fois que Samios fut sorti, elle la referma, se dirigea vers la cordonnerie et toqua trois bref coups. Géron vint leur ouvrir et scruta l'homme derrière sa sœur.
— Samios, dit-elle solennellement, je vous présente mon frère, Géron.
— Votre frère ! Je croyais que toute votre famille était morte.
Inwë se remémora la façon dont Mordrais avait calmement déclaré, au détour d'une conversation, comment il avait fait exécuter toute sa famille. Samios était présent ce jour-là.
— Certains membres en ont réchappé.
Les deux hommes se saluèrent. Si Géron fut surpris qu'elle confie tout cela à Samios et qu'elle lui fasse suffisamment confiance pour l'introduire auprès d'eux, il ne le montra pas. Il les guida à l'étage de sa maison où se trouvait le reste de sa famille et Elio.
Mina, avec son gros ventre, se reposait dans un fauteuil, rapiéçant quelques vêtements pour le bébé. Keiran était assis à côté d'Elio et ils écoutaient tous les deux une histoire abracadabranstesque de Nora. Quant au petit Nolann, il dormait déjà.
Samios salua tout le monde, puis on lui expliqua la situation en ville.
— Je n'imaginais pas qu'elle puisse être aussi délicate, avoua-t-il.
— Ils ne sont pas loin de la rébellion. Nous parvenons à les maintenir pour le moment, mais viendra un jour où même des paroles sages ne feront rien. Il vaut mieux agir avant que ce soit le cas.
— Vous connaissez quelqu'un qu'ils écouteront ?
— Plutôt oui, fit-elle amusée. La dame en noir.
— J'ai entendu parler d'elle. Ne me dîtes pas que c'est vous.
— Alors je ne vous dirai rien.
— Si Finwë venait à apprendre ça...
— Je serais très probablement morte, oui.
— Cela ne suffira pas. Mes bâteaux et des villageois ne suffiront pas.
— Ce n'est pas tout. Comme je vous l'ai dit, je vais voir Lysianna et Fenhrir.
— Ils n'ont jamais répondu aux menaces jusqu'à présent.
— Cette fois c'est différent, fit-elle en empêchant à Elio de prendre la parole. Nous avons quelqu'un avec nous qui les convaincra.
— En êtes-vous certaine ?
— Oui.
— Très bien, je vois.
Il soupira, puis resta un moment silencieux, réfléchissant aux différentes options.
— Si toutes ces conditions sont réunies, je serai à vos côtés.
— Merci beaucoup, fit Inwë, soulagée. Croyez-vous pouvoir vous renseigner sur qui osera l'affronter le jour où le conflit contre Somgysaï sera déclaré ?
— Je peux déjà vous dire que très peu d'entre eux seront avec nous. Ils n'oseront pas se révolter.
— Essayez quand même de les convaincre, si vous le pouvez. Je vous remercie sincèrement. Vous êtes un ami précieux et j'aurais dû demander votre aide depuis longtemps. Erid va vous raccompagner. Faites très attention, on vous surveille certainement. Rentrez par les jardins, vous ne risquerez rien. Et si un jour vous avez besoin de quelque chose, n'hésitez pas à vous confier à Geosef.
Samios acquiesça, puis les salua tous avant de quitter la pièce avec le jeune homme. Ce dernier avait expliqué à Keiran qu'il devrait s'absenter quelques temps et le neveu d'Inwë avait la mine refrognée, sans pour autant se départir de son éclat déterminé dans le regard. La Fille de la Lune se tourna vers Mina et lui demanda :
— Pourras-tu t'occuper de mes plantes ?
— Bien sûr, Nora et moi ferons tout pour qu'elles soient en pleine forme, confirma-t-elle sachant combien c'était important pour Inwë.
— J'espère être de retour avant que tu ne mettes ton enfant au monde, avoua-t-elle à son amie. Tu vas me manquer. Mais vous devez me promette que si un conflit éclate, ou si la guerre est déclarée sans que je sois rentrée, de partir loin d'ici.
— Océane... tenta d'intervenir son frère.
— Non Géron. C'est du sérieux, là. Si les choses tournent mal, partez loin. Protège ta famille.
Les femmes s'embrassèrent, puis Inwë alla enfiler son voile noir et se tourna vers son frère.
— Très bien allons-y, la nuit risque d'être longue.
Géron pris le bras de sa sœur et tous deux se dirigèrent au dehors.