La veille du cinquantième jour du programme, les instructeurs s'étaient montrés étrangement généreux; les exercices physiques avaient été vite expédiés et les cours réduits au minimum, pour faire place à une sieste. D'abord méfiants, Samuel et ses camarades avaient vite compris qu'ils avaient plutôt intérêt à profiter de ce repos inespéré.
Le soir même, les instructeurs avaient donné ordre de préparer un sac pour vingt-quatre heures sur le terrain et expédié les recrues au lit largement en avance. Quel que soit l'exercice qu'ils préparaient, ils tenaient à ce que leurs stagiaires soient en forme...
Le réveil avait été encore plus matinal qu'à l'accoutumée, et il faisait encore nuit quand la dizaine d'adolescents avait embarqué dans un camion militaire bâché. Aussitôt qu'ils furent à bord, monsieur Speaks referma la bâche et le véhicule démarra. Serré entre Linda et Nathaniel, Sam ne mis pas plus de cinq minutes à se rendormir, bercé par les cahots de la route.
Ses réveils nocturnes s'étaient espacés après la nuit où il avait faillit quitter le programme, mais le rythme imposé par les instructeur restait plus qu'épuisant, et il ne perdait jamais une occasion de grappiller un peu de sommeil. D'ailleurs toutes les recrues en faisaient autant... Apprendre à dormir et récupérer dans n'importe quelles conditions était vital pour devenir un véritable agent de CHERUB.
Ce fut le bruit d'un choc brutal qui réveilla le garçon.
-Réveil! avait aboyé monsieur Pike avant de taper à nouveau contre la caisse métallique du camion. Allez, debout!
Maladroit et l'esprit encore embrumé, Sam se leva et ramassa le sac à dos qu'il avait calé entre ses rangers pendant tout le trajet. Il ignorait combien de temps il avait dormi, mais la lumière du jour filtrait à travers la bâche. Le garçon bailla et se massa le bras, ankylosé par la position dans laquelle il avait fait le voyage. Une bonne nuit et une grasse matinée dans le camion, la journée commençait bien... Serré entre ses camarades, Sam cligna des yeux quand l'instructeur ouvrit l'arrière du camion. En se mettant sur la pointe des pieds, il entrevit par dessus de l'épaule de Nathaniel un ciel gris, ainsi qu'une grande étendue d'herbe rase bosselée de colline et de rochers. Un paysage morne, qui rappelait le nord de l'Angleterre, encore qu'ils puissent être à peu près n'importe où sur l'île.
Presque toutes les recrues avaient déjà débarqué, et Samuel décida de remettre ses réflexions à plus tard, s'empressant de suivre le mouvement. Il attendit que son binôme soit complètement descendu pour tourner le dos au paysage et envoyer à son tour sa jambe à la recherche du marchepied, positionné trop bas puisque le camion était conçu pour des soldats adultes. Heureusement Nathaniel l'aida en plaçant sa rangers dans le bon axe et en soutenant son lourd sac à dos pendant qu'il descendait. Une fois tiré d'affaire il remercia son camarade d'un signe de tête avant de rendre le même service à Linda, dernière à quitter le véhicule. Elle venait à peine de toucher terre qu'un nouvel ordre claqua:
-Rassemblement!
Imitant ses camarades, Samuel rejoignit sa place en quelques secondes. Se rassembler dans l'ordre n'était même plus un effort conscient, mais un réflexe instinctif.
De là, le garçon voyait un peu mieux le paysage. Ils se trouvaient au milieu de nulle part, sans aucun signe de civilisation à l'horizon.
Mais Sam dut vite interrompre son examen. Un petit sourire aux lèvres, monsieur Speaks parcourait les adolescents du regard, et mieux valait qu'il ne le surprenne pas à rêvasser.
-Recrues, commença-t-il. Aujourd'hui c'est le cinquantième jour de votre programme d'entraînement initial. La moitié du chemin qui fera de vous un agent... Pour commencer je vous félicite d'être arrivé jusqu'ici! Mais ne croyez pas que c'est finit: nous sommes encore ensembles pour cinquante jours, ou plus précisément pour mille cent quatre-vingt quatorze heures et cinquante minutes!
Cette diatribe laissa de marbre les recrues, au contraire de l'instructeur que cette idée semblait réjouir au plus haut point.
-Pour fêter cette journée, nous vous avons concocté une petite randonnée. Bienvenue au centre d'entraînement des SAS les enfants! Qui peut me dire quelle est la devise de cette unité?
Toutes les mains se levèrent. Une bonne partie de l'instruction dispensé lors du programme d'entraînement initial de CHERUB provenait directement des manuels du ''Special Air Service'', ou SAS, le sigle qui désignait les forces spéciales de l'armée britannique. Fondée pendant la seconde guerre mondiale, cette unité d'élite faisait partie des meilleures existant dans le monde.
-Damen? interrogea Speaks.
-Qui ose gagne, répondit l'intéressé, un jeune garçon blond au crane pratiquement rasé.
Le sourire de l'instructeur s'étira, dévoilant ses dents blanches qui contrastaient avec sa peau ébène.
-C'est exactement ça. Et ça tombe bien, parce qu'aujourd'hui vous allez devoir oser! Votre mission du jour consiste à atteindre le site de regroupement, là-bas.
Il désigna un point à l'horizon.
-Petite particularité, le terrain est miné. Et vous savez tous que le dernier agent ayant donné sa vie en service pour CHERUB a justement sauté sur une de ces saletés. Est-ce qu'un seul d'entre-vous connaît son nom?
Une rafale de vent humide souligna le silence de mort qui régnait. Samuel risqua un rapide coup d'œil vers Nathaniel, mais ce dernier lui fit une grimace, signalant qu'il ne savait pas non plus. Le garçon se souvenait que l'agent dont parlait l'instructeur avait été tué en mission lors de la guerre des Malouines contre l'Argentine près de trente ans plus tôt, mais son nom... Ça sentait la punitions collective. Adieu la belle ambiance.
Heureusement deux mains se levèrent. Will et Linda.
Speaks regarda les deux recrues et fit un signe de tête à la première.
-Il s'appelait Thomas. Thomas Webb, lâcha-t-elle gravement. Il avait treize ans.
L'instructeur acquiesça de la tête, peut être agréablement surpris de cette précision, à moins qu'il n'ait été frappé du ton révérencieux de la jeune fille. Quoi qu'il en soit, il reprit rapidement la parole.
-Exact. Afin d'éviter de finir comme lui, vous allez passer par le lac. Tout le matériel nécessaire se trouve derrière vous, déchargé en ce moment par Monsieur Pike et Monsieur Mc Ewan, qui nous assistera aujourd'hui. Vous serez séparés en deux groupes: Max, Carl, Emma et Damen en Alpha, Linda, Samuel, Nathaniel, Will et Dean en Bravo. Vous aurez quatre heures pour faire les six kilomètres qui vous séparent de votre objectif. Ah et j'allais oublier un détail...
Samuel faillit lever les yeux au ciel. Même pas dix kilomètres en quatre heures, c'était bien trop généreux. Il y avait forcément un piège, le fameux ''détail'', que l'instructeur s'empressa de donner:
-Cette ballade se fera à deux-cent mètres sous nos pieds. J'espère que vous n'avez pas peur du noir...
La suite de la matinée fut uniquement consacrée à la préparation de l'expédition. Les recrues avaient déjà les ''bases'', puisqu'on leur avait tous appris à utiliser du matériel d'escalade. Mais ils ne savaient rien de la spéléologie ou des règles à suivre sous terre, et les instructeurs n'avaient que quelques heures pour leur apprendre ce qui prenait normalement des semaines. Heureusement, Mc Ewan, le troisième instructeur venu aider ses collègues, semblait être un vrai spécialiste en la matière. Malheureusement c'était aussi un colosse au langage ordurier, que CHERUB envoyait d'ailleurs souvent quand il fallait intimider quelqu'un. Au bout d'à peine deux heures d'instruction, il avait déjà menacé Nathaniel de lui scotcher la bouche et suspendu sans ménagement Emma par son baudrier pour illustrer la solidité du nœud qu'il venait de leur apprendre. Son comportement agaçait et stressait les recrues, pourtant habituées aux brimades et aux punitions en tout genre.
Mais paradoxalement ce fut plutôt une bonne chose: ils étaient tous heureux et pressés de partir, même si c'était pour s'enfoncer dans les entrailles de la terre.
Sam faisait partie du groupe Bravo, avec Nathaniel, Linda, Will, Dean. Ce dernier avait été désigné comme ''chef de détachement'', et c'est donc lui qui avait à charge de les guider grâce aux cartes remises par les instructeurs. Le signal du départ fut donné à midi, juste après un repas essentiellement constitué de barres protéinées et de fruits secs.
Leurs sacs à dos pesaient près d'une quinzaine de kilos, et ils devaient aussi transporter deux petits radeaux pneumatiques et des pagaies. Même si les embarcations étaient dégonflées et pliées pour prendre le moins de place possible, elles n'en restaient pas moins lourdes. Pourtant malgré le poids du matériel qui forçait sur ses muscles, Samuel se sentait bien. Heureux même. Alors qu'ils marchaient en file indienne au milieu du paysage désertique de la lande, il n'y avait ni instructeur ni urgence. Rien que la fraîcheur de l'air sur sa peau et la courbe douce de la colline sous ses pieds, ainsi que la sensation grisante de profiter enfin pleinement de ses nouvelles aptitudes physiques et mentales, affutées par le programme.
Alors qu'ils arrivaient au sommet de celle-ci, le garçon jeta un regard par dessus son épaule à Linda, qui fermait la marche. Contrairement à lui, la jeune fille serrait les dents et gardait les yeux baissés.
-Ça ne va pas? demanda Sam, inquiet.
-Mal aux pieds, répondit-elle sans lever le regard.
Son camarade hésita une seconde, sachant qu'elle n'aimait pas qu'on lui propose de l'aide, particulièrement depuis le départ de Kate. Mais elle semblait vraiment souffrir...
Dépassant Nathaniel et Will au petit trot, il se plaça au niveau de Dean, qui tenait la carte.
-On arrive bientôt? demanda-t-il sans préambule.
-Le puits d'accès doit être en bas, de l'autre côté de la colline, répondit l'intéressé. Six ou sept cent mètres pas plus. Pourquoi?
-Linda a un peu de mal à suivre je crois. Tu peux ralentir un peu le rythme?
L'adolescent lui jeta un regard indéchiffrable de ses yeux verts, mais ne fit pas de commentaire et hocha la tête en signe d'acquiescement. Rassuré, Sam reprit sa place dans la colonne.
-Qu'est-ce que tu as fait? demanda Linda, soupçonneuse.
-J'ai demandé à Dean si on était loin, éluda-t-il. C'est en bas de la colline, à quelques centaines de mètres. Ça ira?
-Ouais, ça ira, répondit-elle sans enthousiasme.
Après quelques secondes elle ajouta:
-Merci.
Le puits d'accès attribué au groupe par les instructeurs était une large ouverture circulaire dans le sol. La roche des parois était striée, avec une teinte beige, mais on la perdait rapidement de vue dans les ténèbres des profondeurs. C'était un des points d'entrée donnant sur l'immense réseau de grottes utilisé par les SAS pour leur entraînement souterrain, et des points d'ancrage en métal étaient déjà installés tout autour du puits pour y descendre en rappel.
-Ok, on s'équipe et on y va, annonça Dean, avec une autorité que personne ne lui contesta. Il nous reste presque trois heures trente, ça devrait être large.
Les recrues posèrent leurs sacs et se mirent en sous vêtements, ayant depuis des semaines prit l'habitude de se changer sans aucune gêne les uns envers les autres. La pudeur était un luxe que le programme faisait rapidement disparaître...
Ils commencèrent par enfiler des combinaisons de plongée en néoprène, avant de s'équiper par dessus de vêtements chauds et résistants, ainsi que de gants de protection et de casques, surmontés de lampes frontales.
Une fois habillés, ils sortirent les cordes et le matériel d'escalade de leurs sacs, et contrôlèrent rapidement son fonctionnement avant de l'installer. Linda aida Nathaniel et Sam, sans que quiconque ne se pose de question; Dean et Will installaient leur propre corde de l'autre côté du puits, et la tension entre eux et la jeune fille semblait toujours trop forte pour qu'ils coopèrent, malgré les efforts des instructeurs. Cette ambiance agaça Samuel, qui aurait préféré profiter pleinement de cette journée.
Alors qu'il achevait son nœud de sécurité sur son baudrier, il remarqua que Nathaniel semblait nerveux.
-Tout va bien? demanda-t-il à son coéquipier.
Ce dernier grimaça.
-Ça ira mieux quand on sera ressortis de là dessous, lâcha-t-il avec fatalisme.
Sam acquiesça de la tête et lui tapa amicalement l'épaule.
-Tu as vraiment hâte de retrouver l'horrible brute sadique qui t'attends en haut?
-Laquelle, Mc Ewan, Pike ou Speaks? s'esclaffa son ami sans enthousiasme. Mouais, t'as pas tord. C'est pas les monstres qui manquent là-haut.
Malgré son air morne la plaisanterie sembla lui avoir fait du bien.
Une fois équipé, Samuel se proposa pour descendre en premier, assuré par Nathaniel. La précaution était superflue, puisque le garçon pouvait très bien descendre seul en contrôlant sa corde au fur et à mesure, une technique appelée auto-assurance. Mais la première méthode était plus rapide.
Solidement attaché, Sam tourna le dos au vide et plaça ses pieds contre la paroi verticale. De l'autre côté du puits, Will avait déjà disparu dans le noir, même si on voyait encore le faisceau de sa lampe frontale briller dans l'obscurité. Dean observait sa descente d'un air agacé, sans doute dépité que sa coéquipière soit descendu la première malgré son insistance pour ouvrir le chemin, le rôle le plus dangereux.
-Vas-y, donne du mou! lança Sam après avoir allumé sa lumière.
Tandis que son binôme s'exécutait, il donna une impulsion pour s'éloigner de la paroi. Le balancier de la corde le ramena droit vers elle, mais il était déjà descendu de plusieurs mètres. Il recommença aussitôt l'opération, bondissant à nouveau souplement en arrière. La descente se poursuivit à ce rythme pendant une quinzaine de secondes sans qu'il voit rien d'autre que les stries de la pierre éclairées par le faisceau de sa lampe, mais soudain la paroi disparu devant lui.
Surpris de ne rien trouver pour le stopper, Samuel poursuivit sa course et poussa un petit cri de surprise, tournant sur lui même sans pouvoir contrôler sa trajectoire, heureusement toujours suspendu par la corde.
-Ça va?! cria Nathaniel depuis la surface, après avoir bloqué la descente.
-Ouais, mais fais gaffe quand tu descendra, le puits s'élargit et on touche plus les murs!
-Ok, c'est noté!
Rassuré, son binôme donna à nouveau du mou, mais plus lentement. La descente reprit, mais Sam n'avait plus rien à faire d'autre qu'observer, ce dont il ne se priva pas. Sa lampe éclairait des murs de pierre, qui ressemblaient à de la cire solidifiée. Le sol était encore à une bonne vingtaine de mètres en dessous de lui, mais la cavité semblait bien plus profonde que large. L'air avait un goût étrange, légèrement poussiéreux et bien plus sec qu'au dehors. Le vent résonnait dans le puits, ainsi que des bruits d'eau et celui de la corde frottant contre la roche, et pourtant malgré cela, le garçon se sentait entouré d'un calme presque angoissant.
Il toucha terre après une bonne minute de descente, atterrissant sur une large pierre, au sommet d'un éboulis. Son premier réflexe fut de lever la tête vers la surface. Au dessus de lui l'ouverture ressemblait à un petit cercle gris, à peine plus gros qu'une soucoupe.
Avant de se détacher, il tira trois fois sur une des cordes pour signaler qu'il était bien arrivé en bas. Tout en se libérant des nœuds de sécurité, il regarda autour de lui. Les lieux étaient franchement impressionnants, un décor minéral qui semblait appartenir à un autre monde. Le garçon ne tarda pas à localiser Will, debout à quelques mètres de sa corde. Elle s'était placé au bord de la pierre sur laquelle ils étaient arrivés, et observait la grotte, qui s'étendait en contrebas de l'amoncellement de rochers.
Prit d'une subite impulsion, il décida de la rejoindre. De toute façon ils avaient du temps devant eux, et Nathaniel n'entamerait pas sa descente avant qu'il lui ait donné le signal de le faire.
La grotte ressemblait à un décors de film. Le plafond devait culminer à une bonne quinzaine de mètres au dessus de leurs têtes et les irrégularité des murs et du sol formaient un paysage changeant, fascinant et unique. Un ruisseau serpentait au milieu des pierres, à peine un filet d'eau. Derrière eux, le jour formait un cercle d'une lumière timide sur le sol rocheux.
Plus encore que durant la descente, Sam se sentit saisit par la paix et l'immensité des lieux, jusqu'à l'intérieur de la poitrine. Ils venaient de pénétrer dans un autre monde...
-C'est beau, souffla-t-il.
-Oui, lâcha simplement Will.
Manifestement, ni l'un ni l'autre ne ressentait le besoin d'en dire plus ou de mettre des mots sur ce qu'ils ressentaient au milieu de l'immensité minérale.
Après avoir admiré quelques instants les lieux, Sam jeta un coup d'œil vers la jeune fille. Elle avait assurément ''quelque chose'', bien qu'il soit incapable de dire quoi en particulier. Le duo qu'elle formait avec Dean était un des plus efficace, et il avait déjà compris qu'ils avaient participé à un programme avant celui-là, sans doute le même que Linda. Mais bien qu'ils vivent ensembles depuis plus d'un mois presque 24 heures sur 24, il ne savait pas grand chose de ses camarades, Nathaniel excepté. Qu'est-ce qui avait put se passer entre eux pour qu'il règne une telle tension?
Soudain, il sentit que c'était précisément le bon moment pour enfin aborder le sujet.
-Qu'est-ce qui s'est passé entre vous et Linda?
Will ne sembla pas surprise de la question, malgré sa formulation abrupte. Pendant de longues secondes elle se contenta de continuer à fixer le paysage souterrain de la grotte, et Sam crut même qu'elle n'allait pas répondre, absorbée par le décor.
-Demande le lui, lâcha-t-elle finalement. Vous avez l'air de plutôt bien vous entendre, non?
-Elle ne veut pas en parler.
La jeune fille tourna la tête vers lui, l'éblouissant brièvement avec sa lampe. Malgré ça il ne détourna pas ses yeux bleus.
-Alors ce n'est pas à moi de le faire à sa place. Viens, les autres vont s'impatienter.
Sans rien ajouter, elle tourna les talons et se dirigea vers les cordes.