— Ruz !
Cela faisait-il déjà deux saisons ? Il se trouvait à nouveau devant les prunelles acérées des Accomplis. Et Korem, un sourire cruel sur son visage d'homme, jouait au procureur.
— Deux lunes de réclusion dans la cellule de l'Arbre-songe ? Pour insubordination ? N'est-ce pas un peu sévère ? commentait la voix de Nandreval.
Ruz s'abstint de manifester son enthousiasme. Korem n'avait toujours pas compris le rôle apaisant que jouait l'Arbre-songe dans sa captivité.
— Et atteinte à son tuteur !
Korem dressa le bras pour révéler un pansement, exagérément sanguinolent, qui portait la preuve de leur dernier échange de vues.
Un grondement de désapprobation parcourut l'assemblée, à l'exception d'un sourire amusé traversant discrètement le visage de Gaurwelle. L'androlouve se tenait toujours en retrait, appuyée au mur de l'atrium, ses longs cheveux noirs attachés à la mode antique.
Ça ne pourra donc jamais finir, songea Ruz en lançant un regard venimeux à son « tuteur ». Korem avait mémorisé deux saisons complètes des rebuffades de son disciple. Et il y en avait eu pléthore. L'Accompli faisait son possible pour le pousser à la faute. D'autant que son comportement, au fil du temps, était devenu de plus en plus sournois. Ruz avait d'abord tenu le choc, baissé les oreilles, accepté les insultes, les coups bas, traquenards et autres recettes énervantes que Korem mettait en œuvre pour le discréditer. Puis il avait craqué. Oh !... juste un petit coup de dents de rien du tout. Ce bandage était forcément un pitoyable maquillage. Pitoyable mais efficace.
— Il semble clair, martela Dunyech, que le novice ne veut pas apprendre, et ne cherche pas à s'amender. La punition me paraît même trop légère !
— Le choix de Korem comme tuteur n'est peut-être pas étranger au problème, ironisa Gaurwelle.
Un silence gêné accompagna sa remarque. Korem la fusilla du regard et riposta :
— Qu'est-ce que tu sous-entends ?
Nandreval, auquel l'animosité de l'Accompli envers le jeune androloup n'avait pas échappé, intervint :
— Sans remettre en cause ta bonne volonté, Korem, je pense que Gaurwelle a raison : Ruz et toi n'êtes probablement pas compatibles.
— Que suggérez-vous ? coupa le vieux Houarf, avant que Korem n'ait pu répliquer.
— Eh bien, je pense qu'il m'incombe, en tant que Veneur, de prendre à ma charge la rédemption du jeune Ruz. Ne gâchons pas un potentiel par des erreurs de jugement.
Il y eut un conciliabule. Ruz se réjouit intérieurement de la tournure que prenaient les événements, appréciant en fin gourmet le regard noir de Korem à son attention.
— Pour l'instant, le Conseil ne statue pas, annonça le vieux Houarf. Ruz sera donc mis à l'écart dans la cellule de l'Arbre-songe jusqu'à nouvel ordre.
Nandreval hocha la tête sans enthousiasme, au contraire de Korem, qui en profita pour défier Gaurwelle du regard.
Ruz se sentit abattu par ce nouveau délai, mais le hochement de tête discret du maître, destiné à lui seul, le rasséréna. Patience...
*
Bleiz ?
Ruz. Je constate que tu apprécies la magie de l'Arbre et je m'en réjouis.
C'est vous qui l'avez créé ?
Non. Les hommes ne créent rien. Ils façonnent avec la matière que les Dieux leur offrent.
Pourquoi nous avoir abandonnés ?
Je vous ai légué Fendhel et ses trésors. Et Nandreval veille sur vous. J'aimerais que tu lui portes un message de ma part.
Bien sûr.
Quelqu'un cherche à entrer.
Pourquoi ?
Pour détruire.
Un Fomoïre ?
Peut-être... Une créature d'un genre nouveau. L'essence de Fendhel vous protège, n'oublie pas. À jamais et pour toujours, le cercle de Fendhel vous protégera.
— Ruz !
La voix de Per, à peine un chuchotement, avait suffi pour rappeler son âme dans la cellule de l'Arbre-songe. Pris dans un siphon aérien, happé par la gravité, il se trouva aspiré depuis les nuées de son rêve jusqu'à son siège de bois.
Nauséeux, des étoiles pétillant dans les yeux, il mit un moment à reprendre ses esprits dans la pénombre de la pièce.
— Ruz !
— ... Je t'entends.
— Ruz... j'ai surpris Korem en train de faire entrer un étranger dans Fendhel. Il ne m'a pas vu. Je pense qu'on le tient !
Le message de son ami le tira définitivement de sa léthargie. Il se laissa glisser aux pieds du fauteuil et rampa jusqu'à la porte. L'oreille collée au panneau, il murmura :
— Un étranger ? Quel genre ?
— Un homme. C'est tout ce que je peux dire. J'étais loin, il faisait sombre, et ils ont vite disparu.
— C'est impossible... l'Arbre-veilleur ne laisserait jamais pénétrer quiconque sans l'accord de Nandreval !
— Ou d'un Accompli, objecta Per.
Ruz se souvint de la mise en garde de Bleiz. Une créature d'un genre nouveau...Cherche à entrer pour détruire... L'image du démon de l'Ermitage lui revint en mémoire. Per avait parlé d'un homme, pas d'un démon, se rassura-t-il. Le danger n'en était pas moins évident. Ruz voulut repousser la porte de la cellule, mais s'aperçut qu'elle était bloquée. Cette fois, un simple coup de siège ne suffirait pas à l'ouvrir, une barre de bois en verrouillant le panneau depuis l'extérieur.
— Per ? Tu peux faire coulisser la barre ?
Il entendit des raclements de pattes, des coups de museau et des chocs contre la porte, mais elle ne broncha pas.
— C'est trop lourd, avoua Per à contrecœur.
Ruz tournait en rond dans sa cellule en cherchant une issue, quand Per reprit :
— Par les rêves d'Ogmios ! Du feu !
Ruz se jeta contre la porte.
— Qu'est-ce que tu dis ?
— Tu ne sens pas ?
Sous sa forme d'homme, Ruz n'avait plus le moindre odorat.
— C'est l'Arbre-songe, Ruz ! Des flammes s'enroulent autour des troncs ! J'aperçois leurs lueurs, je sens les fumées !
Ruz appuya ses paumes contre la porte et, tout en fermant les yeux, inspira profondément pour garder son calme.
— Per, il faut que tu me sortes d'ici !
Son ami paniquait, il l'entendait japper et hurler.
— Je ne peux pas, Ruz ! Je ne peux pas !
— Si, tu le peux. Écoute-moi !
Ruz chercha les mots les plus simples, sachant que Per n'avait jamais tenté la métamorphose jusqu'ici.
— Per, seul un être humain pourra faire glisser cette barre. Tu es d'accord ?
Il y eut un long silence. Ruz savait que Per luttait contre sa peur panique du feu, résistant à l'envie de fuir pendant qu'il en était encore temps.
— D'accord. Allons-y...
Ruz expira. Le plus dur restait à faire. Un long hurlement résonna à travers la nuit, cri d'alarme qui confirmait l'imminence du drame.