Cornaline

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La nuit tomba tôt, ce soir-là. De sombres nuées avalèrent le ciel, lents mastodontes dont les masses se nouaient en roulant au-dessus de la lande. L'atmosphère était chaude et l'air moite. Dans la grande salle, Harlinetuiz avait organisé une session enfiévrée de son orchestre goétique de Témare, troupe disparate composée de petites créatures invoquées par ses soins. Les musiciens jouaient des airs rythmés de percussions assourdissantes. Trois bombardes émettaient de longs grincements aigus tandis que six rotes entraînaient l'assemblée dans des gigues enivrantes. Tous s'amusaient follement, Harlinetuiz le premier. Malgré son âge avancé, sa longue barbe blanche et ses sourcils broussailleux, le mage s'élançait entre les tables, un sourire épanoui aux lèvres. Il dansait avec toutes les femmes de Trolly-Breuil, depuis le nourrisson jusqu'à la vieille cuisinière, profitant de l'occasion pour enseigner aux jeunes filles l'art de la danse goétique telle que la pratiquaient les princes fomoïres et les fées des cours ténébreuses. À l'extérieur, l'orage approchait, agrémentant la soirée de grondements assourdis.

À la mi-nuit, la fête battait son plein et, malgré les volets ouverts, l'atmosphère devint suffocante. Parfois, une bourrasque faisait déferler à l'intérieur un souffle chargé de pluie. Dérycée, grisée par la leçon d'Harlinetuiz, sortit pour cueillir l'orage à plein visage. La bouche grande ouverte afin d'en déguster les arômes iodés, elle s'offrait toute entière, bras en croix, sans prêter attention aux garçons qui l'avaient imitée. Le retour de Ruz, changé en homme, la mettait au supplice de sa cicatrice, partagée entre leur amitié intime, un sentiment de plénitude sauvage qui l'envahissait à son contact, et les affres d'une répulsion instinctive, maladive.

La nuit résonna de l'écho du tonnerre qui roulait sur la plaine. La foudre offrait par intermittence des images de l'androloup, immobile sous la pluie, que la jeune fille essayait de capturer. Instantanés fugaces d'un être émerveillé par un rien, l'air béat. Les lueurs de la fête peignaient son visage en clair-obscur. Elle lui offrit un sourire. En vérité, elle était heureuse de l'avoir retrouvé.

Dolfi aussi paraissait captivé. Dérycée perçut son intérêt pour les formes que sa chemise trempée, collée à sa peau, révélait plus qu'elle ne dissimulait. Elle se figea, indécise. Ils avaient un pacte. Il détourna la tête, comme un voleur pris la main dans le sac. Quand il se hasarda à relever le nez, gêné, elle l'observait toujours, impassible, ses cheveux plaqués sur son visage. L'épisode de la veille lui remonta en mémoire : son ami nu dans le sous-bois, la belle rouquine offerte devant lui. Avaient-ils passé la nuit ensemble ? Elle se morigéna de sa jalousie indécente. Quelle image avait-il d'elle ?

Un hennissement rompit la trame de l'instant, tirant les trois complices de leur stase irréelle. Dans un éclair, plusieurs silhouettes encapuchonnées emplirent la cour.

Dérycée recula vers le logis et se colla contre Ruz, à la fois protectrice et protégée. Le pas d'un cheval vibra dans le sol détrempé. Surgie de la nuit, la forme d'un cavalier avança dans le halo de lumière de la bâtisse. À sa façon de monter, jambes par-dessus l'encolure, il ne pouvait s'agir que d'une femme. Quand elle arriva à la hauteur de Dolfi, elle tira sur les rênes et fit glisser sa capuche en arrière. Blonde, cheveux courts, les yeux sombres et le teint clair, son visage accueillit l'averse sans y prêter attention. D'un sourire, elle calma les appréhensions des deux apprentis. Son regard s'attarda sur chacun d'eux, comme si elle essayait de reconnaître d'anciens amis.

— Vous devez être Tatzen, supposa-t-elle en fixant Dolfi.

Le garçon fit une courbette protocolaire et acquiesça sans dire un mot.

— Et vous êtes Dérycée...

La jeune fille se sentit envoûtée par l'éclat de ses pupilles, perles nacrées dont les reflets caressaient l'âme.

Le Tombeau des Géants - 1 - La changeline et l'androloupOù les histoires vivent. Découvrez maintenant