Myrdhin

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Per soufflait bruyamment par les naseaux, gardant la tête basse. Par moments, il tentait de communiquer en poussant une sorte de hennissement assourdi, mais Ruz n'arrivait pas à le comprendre. Sitôt l'Arbre-veilleur franchi, Ruz avait mis pied à terre pour soulager son ami. Inquiet d'une éventuelle poursuite, il ne cessait de s'arrêter pour prêter l'oreille. Mais la nuit demeurait calme, emplie des crissements et sifflements d'insectes nocturnes ou de hululements lointains. Les androloups devaient être obnubilés par les drames qui les frappaient. En une seule nuit, tout ce qu'ils avaient bâti s'effondrait, proie des flammes et de la trahison. Ruz en ressentit une vive tristesse. Tous ces loups faisaient partie de sa famille. Ils l'avaient recueilli, bercé, nourri de leurs rêves et de leurs fols espoirs. L'esprit à la dérive, il s'attacha à reconnaître son chemin, suivant à l'instinct les sentiers qu'il affectionnait.

La lune s'abîmait derrière les frondaisons quand ils pénétrèrent dans une partie de la forêt plus clairsemée, chargée d'humidité. Les pattes de Per s'enfoncèrent dans une mousse spongieuse avec un bruit de succion. Une vague odeur de limon et de terreau montait du sous-bois assoupi. Ruz respira avec bonheur les parfums de chlorophylle, prêtant l'oreille aux coassements des grenouilles.

— On n'est plus très loin.

Per renâcla. De longs doigts de brume s'étiraient paresseusement entre les troncs qui bordaient le sentier. Une langue de brouillard happa le paysage, voilant le disque lunaire dont ils ne devinèrent plus guère la présence qu'à travers un halo vaporeux.

Ils cheminèrent en silence à travers un corridor de brume. Per boitait de plus en plus, la flèche toujours fichée au-dessus d'un sillon brunâtre. Un instant, une brèche dans le brouillard permit à Ruz d'apercevoir un chemin de traverse et, sur un talus, la haute silhouette d'un homme couronné d'andouillers. Surpris, il s'arrêta pour scruter la pénombre, mais un rideau diaphane balaya le paysage, masquant à sa vue l'étrange apparition.

Au bout d'une marche lente et fastidieuse, le brouillard finit par s'étirer en une fine bande claire, puis se dispersa en ne laissant que quelques flaques fantomatiques dans les ornières du chemin. La lune rasait désormais l'horizon, jetant des ombres allongées sur le sentier. La nuit était fraîche, un peu moite. Sur leur passage, la forêt embaumait des arômes du printemps, fleurs et herbes grasses, son silence habité par les appels cristallins d'un rapace en maraude.

Au détour d'une souche déracinée, les deux fugitifs débouchèrent sur une clairière parsemée de fougères et de balles d'herbes épaisses. Sous le ciel étoilé, leurs formes extravagantes peuplaient le paysage de moutonnements fantasmagoriques. Au centre de la trouée, tel un îlot flottant sur un océan végétal, les derniers rayons argentés illuminaient le sommet d'un long rocher granitique. Posé en équilibre sur trois pierres arrondies, le roc s'érigeait comme un ours endormi sur le dos d'une colline. Accrochée au roc, œil ouvert sur la nuit, une lanterne projetait un faisceau chaleureux, phare bienvenu au terme de cette mer végétale.

— C'est là. J'espère que Myrdhin ne sera pas trop énervé qu'on le tire de son sommeil.

Per soufflait comme un taureau, épuisé, la tête et les oreilles basses. Ruz lui caressa le museau.

— Myrdhin est un sage parmi les hommes. Il connaît les plantes médicinales.

Devant eux s'ouvrait une brèche dans la rivière de plantes sauvages. Elle traçait une allée tortueuse dont l'issue disparaissait dans l'ombre et les méandres des fougères. Lucioles et papillons de nuit voletaient en silence, composant un ballet surnaturel sous la voûte céleste. Ruz fit signe à Per de le suivre et s'engagea dans l'étroit boyau de verdure. Il en émergea quelques instants plus tard, au pied du dolmen dont la masse se détachait sur un fond d'étoiles scintillantes. L'atmosphère du lieu le rasséréna. Une fine brisure le long de la roche marquait l'emplacement de l'ouverture qui permettait de pénétrer, en se contorsionnant un peu, dans la demeure de Myrdhin. Ruz approcha. Un halo de lumière tremblotante dansait à l'intérieur. Il passa la tête et appela doucement :

— Myrdhin ?

— Entre, bougonna une voix râpeuse.

Assis dans un angle de la pièce, un bol fumant entre les mains, l'ermite souriait derrière ses larges moustaches humides.

— Je ne savais pas quand tu arriverais, mes osselets ne sont plus aussi précis que par le passé.

Ruz accéda à un espace d'environ six pas de diamètre, sous une voûte juste assez haute pour tenir debout sans se cogner. Il émanait de cette retraite un mélange d'odeurs de fumée, de terre fraîche, de plantes aromatiques et de fourrure humide. L'ensemble était percé de trois ouvertures, en plus de l'entrée : des puits d'air nés de la réunion des trois pierres rondes et du roc qui les couronnait. Myrdhin avait aménagé l'intérieur avec sobriété : un banc taillé dans un tronc faisait face à une table constituée d'un unique billot de bois. Dans un angle de la pièce, un matelas de mousse et de paille côtoyait une peau d'ours. Des herbes séchées pendaient à une ficelle tendue entre deux bouts de bois. Un chaudron de bronze reposait sur un coffre tandis que, accrochée à un ressaut de pierre, une planche présentait d'étranges caractères runiques pyrogravés.

— Je suis venu avec un ami, annonça Ruz.

Myrdhin haussa ses sourcils broussailleux en passant ses doigts dans sa barbe blanchâtre.

— Quel genre d'ami ?

— Du genre trop grand pour entrer.

Intrigué, l'ermite se déplia avec force craquements de genoux. Assis, il paraissait déjà grand, mais, debout, il devait se courber pour ne pas heurter la voûte de pierre.

— Tu m'intrigues. Je suppose que la situation doit être exceptionnelle, pour que tu viennes me voir au milieu de la nuit, après être resté si longtemps sans me rendre visite.

— Mon ami est blessé. Je suis venu dans l'espoir que tu puisses le soigner.

— Allons voir ça. Mais d'abord, ajouta l'ermite en bousculant son chaudron pour ouvrir son coffre, habille-toi. Chez les hommes, je te l'ai dit cent fois, on ne se promène pas le... les choses à l'air. C'est vulgaire. Qu'est-ce que tu as fait de la magnifique tunique que je t'avais offerte ? Hmmm ?

Ruz baissa les yeux sur sa nudité. Les coutumes et représentations autour du corps des hommes ne cesseraient jamais de l'étonner. La soirée l'avait tellement perturbé qu'il n'avait même pas songé un instant à reprendre sa forme de loup. C'était bon signe, songea-t-il avec plaisir. Non qu'il rejetât son âme animale, mais il devait se fondre dans celle de l'homme qu'il souhaitait devenir.

— Désolé, Myrdhin. J'ai dû l'abandonner.

L'ermite hocha la tête en sortant un paquet aux couleurs d'un bleu chatoyant. Ruz écarquilla les yeux devant la beauté du tissu.

— Je veux bien te faire cadeau de cette robe, fit Myrdhin, amusé par le regard du jeune homme, mais je doute qu'elle soit adaptée à ta morphologie. Non, pour toi, je pensais plutôt à ça...

Posant le vêtement de côté, il retira du coffre un vieux drap rapiécé qui sentait le moisi. Même pour un nez humain, l'habit n'avait rien d'éloquent.

— Fais pas la fine bouche, estime-toi heureux qu'il me reste encore de quoi te couvrir. Et puis, c'est largement suffisant pour courir les bois et défier les ronciers en pleine nuit.

Une fois vêtu, son drap serré à la taille par un bout de chanvre tressé, Ruz accompagna Myrdhin à l'extérieur. Per semblait somnoler, la tête basse, le poitrail et la patte avant couverts de sang et de croûtes. L'ermite prit une inspiration.

— Sale blessure. J'espère que ton cheval est costaud.

Il se tourna vers le jeune homme et lui fit un clin d'œil.

— Prêt pour ta première leçon de phytomageia ?

Ruz fit une moue intriguée.

— C'est l'art de préparer des potions ou onguents curatifs, mon jeune ami !

— Oh, une sorte de magie ? Tu es un magicien ?

— Dans mon domaine, on parle plutôt de « druide ». Le cursus est différent. Viens, tu vas m'aider, on a du labeur.

Il disparut dans son antre en chantonnant.

Le Tombeau des Géants - 1 - La changeline et l'androloupWhere stories live. Discover now