Éon de la Lune

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La goutte traversa le serpentin et enfla peu à peu à l'extrémité du tube. Elle capta l'un des derniers rayons de soleil qui tombait de la lucarne et brilla un instant d'un éclat orangé. Éon de la Lune avait les yeux rivés sur l'alambic, les mains posées bien à plat sur l'établi. Sa moustache rousse frémissait d'impatience et de jubilation contenue. La perle d'alcool s'étira puis, emportée par son propre poids, fila vers le récipient qui l'attendait quelques pouces plus bas. Derrière l'alchimiste, les yeux globuleux et fatigués de son apprenti s'allumèrent d'une lueur d'intérêt. Autant Éon de la Lune était un grand échalas maigrichon, autant Gasper était petit et dodu. Le contraste entre les deux était saisissant, voire comique. Le premier était d'un blond vénitien qui flirtait avec le roux et portait un petit bonnet rond sur sa chevelure raide. Le second était brun avec une crinière frisée qu'un nœud tentait vainement de discipliner en une courte queue de cheval. Tout semblait les distinguer, hormis leurs robes de bure serrées par des ceintures de cuir sans fioritures.

L'apprenti leva le nez vers son maître et attendit l'explosion de joie que la réussite de son expérience était censée déclencher. Mais au lieu de l'éruption à laquelle il avait habitué son élève, Éon se contenta de hocher la tête avec un sourire malicieux.

— Je sais ce que tu penses, mon bon Gasper. Tu te dis « mon maître va encore réduire la moitié de cette pièce en un tas de décombres dans l'élan euphorique et l'exaltation sublime qui vont le saisir d'une minute à l'autre »... C'est mal connaître mon incommensurable capacité de contrôle.

— Vous avez raison, maître. Aussi, la question qui me vient désormais à l'esprit est : pourquoi cette capacité de contrôle ne s'est-elle pas manifestée quand vous avez réussi à transformer la pisse de votre cheval en cidre brut ? Cela m'aurait évité d'avoir à réparer la bibliothèque et à reclasser tous les grimoires.

Le mage jeta machinalement un regard à son atelier. La pièce, une ancienne étable réaménagée, accueillait sur son mur nord une série de rayonnages noircis. La plupart étaient remplis d'amphores ou de bouteilles de formes et contenus variés. Un précédent incendie accidentel avait ruiné sa collection de manuscrits et de parchemins. Il avait donc profité de l'espace laissé vacant pour stocker une partie de ses liqueurs et vins expérimentaux.

— Les douze grimoires, corrigea le mage. Tu es vraiment une feignasse. Mais j'entends ta question, et je vais émettre une tentative d'explication : la goutte que tu as vue perler n'est qu'un premier pas. Il va en falloir bien d'autres avant qu'on puisse savourer cette liqueur de granit et s'assurer du succès total du projet.

— Si elle est aussi succulente que le vin de ronce que vous m'avez obligé à goûter le mois dernier et qui m'a rendu malade pendant six jours et sept nuits, je préfère m'abstenir de la dégustation.

— Tu ne comprends toujours rien à l'art de la distillation ! Dire que je t'ai pris sous mon aile depuis ton plus jeune âge et qu'aujourd'hui j'ai en face de moi un ignare juste bon à cuver de la bière de pissenlit ! Quel manque de raffinement... mais où ai-je raté ton éducation ?

L'apprenti haussa les épaules et prit un air profondément ennuyé.

— Laissons la magie opérer, reprit Éon. Nous y reviendrons quand la lune sera couchée.

— Je vous laisserai ce privilège, maître, car je serai moi aussi couché à ce moment-là.

Le mage renifla de dédain et fit un geste de la main pour donner congé à son élève. Il tira un tabouret de cuir à trois pieds croisés et s'installa pour contempler le résultat de son travail. Pour fêter ce début encourageant, il alla chercher une bonne bouteille d'élixir de chanvre et en arracha le bouchon d'un coup de dent féroce. Après avoir absorbé un tiers de la boisson d'un seul trait, il éructa bruyamment et se planta devant le bec de l'alambic pour observer le goutte-à-goutte magique. La somnolence finit par le gagner.

Il fut réveillé par sa chute du trépied. Sa tête bourdonnait : une douleur lancinante lui vrillait le lobe droit du cerveau. La nuit était tombée et la pièce était plongée dans l'obscurité. Il se frotta le crâne en essayant de retrouver ses repères.

— Vérole d'élixir. Ce délice n'a d'égal que sa capacité à me coller la migraine.

Il grommela en cherchant à tâtons le bougeoir et le briquet à silex. Deux escarbilles rouges au fond de la pièce attirèrent son attention. Quand elles disparurent puis réapparurent une fraction de seconde plus tard, il comprit qu'il ne s'agissait pas d'une hallucination, mais bien d'une paire d'yeux... Il avait de la visite. Il inspira profondément pour chasser les volutes d'alcool qui lui brouillaient encore les méninges. Peu à peu, toutes les bougies de l'atelier s'allumèrent, les unes après les autres. Le pouls de l'alchimiste s'accéléra, amplifiant les pointes de douleur qui lui traversaient la tête.

Au bout de la pièce, assis sur une chaise haute devant l'écritoire, un homme l'observait. Il était coiffé d'un bonnet phrygien noir orné d'un ruban doré qui laissait échapper quelques boucles brunes. Sa barbe, tressée et huilée, luisait dans la lueur des chandelles. Le sourire ivoirin qui brillait au milieu de son visage taillé à la serpe lui conférait un aspect carnassier. Ses vêtements — bottes en cuir souple, veste en peau de mouton et cape de laine brune — indiquaient qu'il avait dû parcourir un long chemin avant de parvenir jusqu'à la demeure de l'alchimiste.

— Je ne vous réveille pas j'espère ? fit-il d'une voix mielleuse.

Le Tombeau des Géants - 1 - La changeline et l'androloupOù les histoires vivent. Découvrez maintenant