Le Tombeau des Géants - 1 - La changeline et l'androloup

La harangue de l'Accompli

À l'entrée du village, Ruz attira les regards. Les jappements des loups répandirent bientôt la nouvelle qu'un inconnu avait franchi l'enceinte. Tous savaient ce que cela signifiait : un nouvel androloup avait accompli sa transformation. Mais qui donc se cachait derrière le visage de ce jeune homme brun aux yeux clairs ?

Au pied de la demeure du maître, les craintes de Ruz se muèrent en fierté. Il ne ressentait plus qu'une étrange euphorie. Les loups chantaient les louanges du nouvel Accompli, au plus grand désarroi de Dunyech. Le borgne repoussait en grognant les museaux qui se tendaient sur leur chemin. Per apparut, le regard braqué sur son ami, inquiet et distant.

Soudain, Dunyech leva les bras et réclama le silence. Les jappements s'éteignirent comme une rumeur qui s'éloigne.

— Celui que vous voyez là n'est pas un Accompli ! C'est un insouciant ! Un rebelle qui a enfreint nos lois et mis notre communauté en péril ! Il n'est digne d'aucun éloge et ne mérite que notre colère.

Ruz observait la foule, un demi-sourire aux lèvres malgré la diatribe du borgne à son encontre. Les loups, dont le cercle avait grossi, semblaient interdits. Ils jetaient des regards incrédules autour d'eux.

— J'accuse Ruz de connivence avec les humains, en dehors des lois qui régissent nos rapports avec le monde extérieur !

Cette remarque surprit Ruz, car elle présupposait que le vieil Accompli l'avait espionné jusque dans ses moindres mouvements. Cependant, il n'eut pas le loisir d'approfondir la question, car l'autre enchaîna avec une nouvelle volée de bois vert à laquelle il s'attendait encore moins.

— J'accuse Ruz ! hurla Dunyech, un doigt pointé vers le jeune homme, jouant de son intonation afin de faire monter la tension. J'accuse Ruz de s'être adonné à des rituels de métamorphose en compagnie de sorciers humains !

À ces mots, un grondement sourd parcourut l'assemblée, entrecoupé de petits couinements de surprise.

— Mensonges ! hurla Ruz, dépité et mortifié.

Une voix calme, au timbre bas, calma l'effervescence de l'assemblée :

— Ce sont des accusations graves que tu portes là, Dunyech, mon ami.

Nandreval apparut sur la terrasse, suivi de l'incarnation humaine du vieux Houarf. La foule des loups, silencieuse et attentive, forma une demi-lune autour de Ruz, l'isolant au milieu d'une arène dont l'issue ouvrait sur l'escalier de marbre de la villa.

— Ruz, reprit calmement Nandreval, en enfreignant les règles de notre communauté, si tel est vraiment le cas, tu as fait courir un risque à tous tes compagnons.

Malgré la pondération des propos du maître, le jeune androloup sentit le sang refluer de son visage. Figé par l'appréhension, il chercha à avaler sa salive, mais sa gorge était devenue aussi sèche que du vieux foin. Sa langue, collée à son palais, refusait de bouger. Il garda le silence et attendit la suite avec angoisse. Tout se passait comme dans un mauvais rêve, un ralenti inexorable impossible à maîtriser. Il commença à ressentir des picotements et des crampes dans les muscles. Serait-il en train de perdre le contrôle ? Non ! songea-t-il, tout mais pas ça ! Redevenir un loup devant tout cet aréopage conclurait l'humiliation que Dunyech cherchait à lui infliger. Il serra les mâchoires, fit le vide dans son esprit, régula la respiration qui sifflait dans ses poumons et se concentra sur Nandreval, excluant le reste de la scène de son esprit.

Le maître reprit :

— Sans rejeter les accusations de Dunyech, dont la probité est connue de tous, ce lieu n'est pas approprié pour faire un procès à l'un des nôtres. Des preuves doivent être apportées et le droit à la défense respecté. La faute, selon qui la juge, peut paraître plus ou moins grave. Ruz, tu seras entendu par le Conseil lors de la prochaine lune. D'ici là, tu séjourneras dans la salle de méditation de l'Arbre-songe, avec interdiction de quitter le village.

Nandreval leva les bras et frappa dans ses mains pour disperser le rassemblement. Les loups échangèrent des murmures et s'éloignèrent en jetant des regards de reproche ou d'admiration à Ruz, selon les individus. Le jeune androloup se sentit soudain bien seul. Ses pires craintes étaient en train de se réaliser. L'image de Dérycée s'imprima dans son cœur avec un pincement.

— Dunyech, tu escorteras Ruz dans sa loge, ordonna Nandreval. Tu es désormais responsable de lui.

L'Accompli hocha la tête et fit signe à Korem de le suivre. D'un mouvement du menton, il indiqua la direction de l'Arbre-songe à Ruz. Le jeune homme obtempéra, tétanisé.