Baptiste (Souvenirs, tome I)

By VLepage

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Romain vient de quitter le collège, et les vacances d'été s'annoncent plutôt bien. Même s'il est prévu qu'il... More

Quelques précisions avant de commencer...
Avant-propos
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX
Chapitre X
Chapitre XI
Chapitre XIII
Chapitre XIV
Chapitre XV
Chapitre XVI
Chapitre XVII
Chapitre XVIII
Chapitre XIX
Chapitre XX
Chapitre XXI
Chapitre XXII
Chapitre XXIII
Épilogue
Remerciements

Chapitre XII

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By VLepage

Cette journée fut un succès total ! Pour être honnête, il n'en avait jamais été autrement. Les festivités se prolongèrent bien au-delà de l'après-midi, et la cour carrée avait résonné jusque tard dans la nuit des rires et des chants de tout ce petit monde qui faisait vivre Gallerand. Quant à moi, Grand-Père m'avait officiellement présenté à monsieur le maire et à son épouse, ainsi qu'à monsieur le curé... qui était venu sans la sienne. Je vous l'accorde, cette blague est nulle, mais elle avait beaucoup fait rire Grand-Père ! J'avais donc fait mes premières armes dans le monde des grands, en tant que futur maître des lieux. J'avais passé ma soirée de manière beaucoup moins protocolaire - et beaucoup plus amusante – avec Baptiste et Ludo, que l'incident de la veille semblait avoir rapprochés.

Cette année, au grand dam de Grand-Mère qui, en bon sujet de Sa Gracieuse Majesté, avait quelques soucis avec la république, Grand-Père avait fait tirer un superbe feu d'artifice sur l'étang. Le ciel de Gallerand s'était enflammé aux sons de la Music for the Royal Fireworks de Haendel, rien que ça...

La sono cachée de l'autre côté de l'étang répondait à celle qui était placée le long des murs du château sous les rives du toit, donnant ainsi l'impression que la musique sortait de nulle part et de partout à la fois. C'était vraiment magique ! Et, cerise sur le gâteau, Ludo m'avait tenu la main pendant toute la durée de ce qu'il convenait d'appeler un spectacle grandiose !

Malgré la proposition de Baptiste de nous ramener chez Ludo, nous avions décidé de dormir à la maison à cause de l'heure avancée. Pas question de laisser mon beau brun tous seul sur les routes en pleine nuit ! Et je me voyais mal demander à Ludo de lui faire une place dans le lit...

Après avoir embrassé les grands-parents, Ludo et moi partîmes à la recherche de Popcorn, qui avait déserté le salon bleu. Après vingt bonnes minutes de recherche, Ludo m'attrapa par le bras et me fit signe de le suivre sans faire de bruit. Il me traîna ainsi jusqu'au salon de musique. Là, roulé en boule sur le tabouret du piano, Popcorn avait sagement entamé sa nuit. Il était tout simplement craquant ! Ludo se chargea d'aller rassurer Grand-Mère à propos du chat, pendant que je récupérais délicatement cette toute petite chose pour l'emmener à l'étage. À peine l'avais-je touché qu'il se réveilla en bâillant, et en faisant un drôle de bruit. Une sorte de miaulement étranglé qui ressemblait à s'y méprendre au son d'une porte qui grince... Il s'étira consciencieusement, se frotta contre ma main, et grimpa le long de mon bras pour venir s'installer confortablement sur mon épaule. Une fois posé, il se mit à ronronner en frottant sa tête dans mon cou. Il n'y avait pas à dire : Popcorn était beaucoup plus aimable que moi au réveil... Et maintenant, en route pour ma chambre...

Il faut que je vous décrive rapidement ma « chambre »... L'avantage quand on habite un château, c'est que généralement on n'y manque pas de place. Gallerand ne dérogeait évidemment pas à la règle, et ce d'autant moins que nous n'étions que trois à y habiter en permanence...

L'année dernière, je m'étais risqué à un gigantesque coup de bluff : j'avais demandé à déménager dans le châtelet qui défend l'entrée de la cour carrée. L'imposante bâtisse de pierre blanche me fascinait depuis que j'étais gosse : grâce à elle, dans mes rêves, j'étais un fier chevalier, et je défendais mon château fort en maniant gracieusement l'épée du haut de mon blanc destrier... Sauf que, dans la vraie vie, on s'éloignait quelque peu de mes rêves de gosse : mon cheval était noir et je montais plutôt bien, mais j'étais une quiche en escrime, et Gallerand était un petit joyau de la Renaissance qui n'avait strictement rien à voir avec un château fort !

Je savais pertinemment que jamais on ne me laisserait habiter là-bas : si extérieurement le châtelet avait de la gueule, à l'intérieur tout était d'époque... y compris les escaliers vermoulus, les murs décrépits et les planchers pourris : j'avais d'ailleurs plus d'une fois failli changer d'étage sans prendre l'escalier... Personne n'était au courant, bien évidemment : après tout, un gros cadenas tenait la lourde porte d'accès bien fermée. Mais Grand-Mère cachait toujours les clefs des endroits interdits d'accès dans la petite boîte à musique qui était sur la cheminée de son bureau...

En faisant ma demande, mon but était de négocier, et de récupérer soit le petit appartement du rez-de-chaussée du petit logis, de l'autre côté de la cour, soit carrément les anciennes écuries – qui servaient de remise – et la tour de l'Horloge. Tant qu'à faire ! Je n'avais à l'époque pas la moindre notion de ce qu'une maison comme la nôtre pouvait coûter en entretien ou en travaux. Je ne voyais donc aucune raison de mettre des limites à mes désirs. La solution, hautement inattendue, était venue de Maman : elle avait proposé de rénover l'appartement de l'étage du grand logis et de s'y installer. Comme elle était somme toute assez peu à Gallerand... J'avais donc récupéré l'ensemble de notre étage pour moi tout seul. Je m'étais installé dans sa chambre, et mon ancienne chambre était devenue une bibliothèque.

On pouvait y accéder soit par le grand escalier, soit par l'escalier de la tour polygonale, à l'autre bout de la galerie haute, qui desservait quasiment toutes les pièces de ma « chambre », qui en comptait cinq, plus une salle-de-bains. Une chambre, un salon, ma bibliothèque, et mon bureau, passage obligé pour le grand salon rond de la tour, qui est aussi le seul accès au grenier. Bref, j'avais de la place à revendre ! Et j'arrangeais ça un peu à la fois, en fonction de mes envies... et de ce que je trouvais dans la remise. Parce que je bricole, figurez-vous ! Eh oui, je suis un garçon plein de surprises ! L'atelier, installé dans l'ancienne sellerie, n'avait plus aucun secret pour moi. Dès que je me trouvais un meuble qui me plaisait, je ponçais, je décapais, je nettoyais, je réparais, je peignais, je teintais, je vernissais... Peu importe le temps que ça me prenait : j'adorais ça ! Enfin... Revenons à nos moutons...

Tout était donc déjà installé chez moi : un panier pour Popcorn, une coupelle d'eau, une autre avec des croquettes pour chaton – qui étaient juste minuscules – et un petit bac à litière derrière la porte du salon. Grand-Mère avait tout prévu ! Sauf que Popcorn ne l'entendait pas de cette oreille : pas question pour lui de dormir dans le salon ! Le lit, il ne demandait rien de plus. Naturellement, je suis têtu, Popcorn aussi... Après l'avoir ramené dans son panier pour la cinquième fois, je faillis péter un plomb en le retrouvant une fois de plus sur la couette, avec ses grands yeux bleus qui me contemplaient amoureusement. Ludo avait parfois le même regard... Le côté chat malheureux en moins, quand même... Et ce fut Ludo qui trouva la solution : il se leva, et alla chercher un t-shirt à moi dans la salle de bains.

- Mais prends-lui au moins un t-shirt propre !

- Décidément, tu n'as rien compris au film... Laisse-moi faire, et admire !

Il posa le t-shirt en boule sur le banc qui était au pied du lit, et vint se recoucher. Intrigué, Popcorn alla voir ce que Ludo avait bien pu déposer là-bas. Il commença à en faire le tour en reniflant.

- Tu vois, ça pue ! Mon pauvre minou... Tu veux le tuer, hein, c'est ça ?

- Ben voyons ! Et puis tu n'as qu'à te laver, de temps en temps...

- Je...

- Non, sérieusement, attends deux minutes, tu vas voir...

De fait, moins de deux minutes plus tard, ayant achevé son inspection, Popcorn se cala confortablement dans mon t-shirt sale, et s'endormit en ronronnant. J'étais sidéré !

- Tu l'as payé combien ?

- Je ne l'ai pas payé, c'est ton t-shirt !

- Mais je ne te parle pas du t-shirt ! Le chat, tu lui as donné combien ?

Il rit doucement.

- C'est ton chat. Il a besoin de ton odeur pour dormir. CQFD !

- Oui, enfin, c'est mon chat depuis moins de vingt-quatre heures...

- Mais tu lui as donné son nom. Et puis, Grand-Mère a raison...

- Grand-Mère a toujours raison. D'ailleurs, à quel propos a-t-elle raison, cette fois-ci ?

- Tu l'as ensorcelé avec ton piano, ce chat...

Ce soir-là, je m'endormis dans les bras de Ludo, bercé par le ronronnement d'une petite boule de poils d'à peine un kilo qui faisait le bruit d'un moteur d'avion...

---------------------------

Si la nuit fut douce, le réveil, en revanche, fut assez violent : alors que je dormais paisiblement, flottant encore entre le monde des hommes et celui des rêves, je fus violemment ramené à la dure réalité par une vive douleur à mon index droit ! En bougeant, j'avais fait peur à Popcorn, qui n'avait pas hésité une seconde à manifester son mécontentement en me mordant jusqu'au sang... J'étais furieux ! Une jolie journée de merde qui s'annonçait... Je constatai rapidement que j'étais seul dans le lit. Enfin non, nous étions seuls dans le lit : Ludo avait disparu, et il ne restait que Popcorn et moi. Je le sentais se faufiler le long de mon torse pour revenir à l'air libre. Heureusement que je n'étais pas chatouilleux ! Agacé, je relevai la couette. Un peu surpris, il cligna des yeux et, me reconnaissant, il vint se frotter à moi en ronronnant comme jamais.

Parti comme c'était parti, je risquais d'avoir quelques difficultés à être en colère contre lui... Comment en vouloir à cet amour de chaton ? C'était tout simplement impossible... Il était agaçant, mais tellement mignon ! Un peu comme moi... Bref ! Popcorn léchait maintenant soigneusement mon doigt.

- Attends, Popcorn, je vais aller mettre un pansement.

Bien évidemment, il me suivit dans la salle de bains. Et comme je ne lui prêtais pas suffisamment d'attention à son goût, il me fila quelques coups de patte en miaulant à pleins poumons, en faisant comme hier attention à ce que je ne sente pas ses griffes. Je le pris, et le posai sur le lavabo. Il lui fallut moins de quinze secondes pour foutre par terre la boîte de pansements, et redescendre s'amuser avec. Je soupirai : de longues années de frustration s'annonçaient pour moi... L'avantage, c'est que Popcorn semblait m'aimer d'un amour inconditionnel. Autant vous dire que pour trouver un mec qui fasse pareil, il faut se lever de bonne heure ! Quoique Ludo... Mais Ludo ne ronronnait pas. Dommage...

Je laissai Popcorn jouer avec les pansements, que je ramasserais juste avant de descendre : ça l'occupait, et ça me permettrait de m'habiller tranquillement. Ne pouvant pas prendre ma douche avec le chat, je me contentai d'enfiler un bermuda en jeans et le premier t-shirt qui me tomba sous la main. Je retournai dans la salle de bains, je mis Popcorn sur mon épaule, et une fois les pansements remis dans leur boîte, nous descendîmes tous les deux pour le petit déjeuner.

Vu l'heure, je descendis par l'escalier de service pour aller prendre au moins un café en cuisine. Là, Victoire, qui cuisinait pour notre famille depuis plus de quarante ans, m'envoya à la salle à manger en m'expliquant qu'il y avait de quoi déjeuner là-bas. Un peu surpris, je me dirigeai donc vers la salle à manger. Je ne suis pas aussi compliqué qu'on pourrait le croire...

Arrivé dans le grand hall, je reconnus la voix de ma mère. Je m'arrêtai un instant, le temps de réfléchir... Qu'est-ce qu'elle faisait ici ? Et surtout, pourquoi personne ne m'avait prévenu ? Sans compter qu'on m'avait laissé dormir jusqu'à midi, ce qui de mémoire n'était encore jamais arrivé. J'écoutais, à la recherche de la voix de Ludo, mais je ne l'entendais pas. En revanche, une voix inconnue m'irrita passablement : Maman n'était pas rentrée seule, elle nous avait ramené son Jules, et il avait une voix mielleuse avec un fond d'accent américain. Je le détestais déjà... Et je commençais à me dire que la morsure de Popcorn ne serait sans doute pas le pire moment de la journée... Parce que je ne la sentais pas, cette journée...

Bon, quand il faut y aller, il faut y aller...

Effectivement, Victoire avait dit vrai : en dépit de l'heure, il y avait sur la table un petit déjeuner pour à peu près cinquante personnes... Moi, la seule chose qui m'intéressait pour le moment, c'était mon café du matin. Tout le monde ici savait qu'avant d'avoir dégusté un bol du précieux liquide, j'étais à peu près aussi aimable qu'une porte de prison. Malgré tout, je me sentis obligé de faire un tour de table pour dire bonjour à tout le monde. Grand-Père, Grand-Mère, Maman, et... Oh, et puis on s'en fout, de son nom ! Beau mec, qui met des chemises un peu trop petites pour bien faire ressortir ses petits muscles qu'il entretient sans doute dans un club de sport branché. Baptiste est nettement mieux foutu... Lunettes de soleil dans les cheveux. Brun, plutôt beau gosse. Vingt-cinq ans à tout péter... Soit presque dix de moins que Maman... et à peine dix de plus que moi. On allait s'amuser !

- 'Jour M'man !

- Bonjour mon chéri ! Ça va ?

- Mouais... Salut...

- Bonjour Romain ! Je suis Michael.

- Enchanté.

J'avais mis tellement peu de conviction dans ce « enchanté » que je pus lire une certaine inquiétude dans le regard bleu de Grand-Mère. Elle avait compris que Michael – « Maïkeul », ça se prononce à l'américaine, le gars étant né à Miami, à moins que ça ne soit au fin fond du Wyoming – allait devoir ramer. Elle n'avait simplement pas encore réalisé à quel point.

- 'Jour, Grand-Père...

- Bonjour mon grand. Tu as bien dormi ?

- Ouais...

- Ah non, Romain !

- 'Jour, Grand-Mère !

- Bonjour mon chéri. Sois gentil, mon ange, ne commence pas ta journée avec des « ouais », et autres bizarreries linguistiques du même genre.

- T'inquiète... Euh... Ne t'inquiète pas, Grand-Mère, je vais faire attention...

De Ludo, point. Je me posai devant mon bol, et je mis Popcorn sur mes genoux. Il passa la tête pour essayer de monter sur la table, mais je l'en empêchai et le posai par terre. Il quitta tranquillement la pièce, sans doute pour aller dormir dans le salon bleu. Grand-Mère avait rempli mon bol de café fumant, et posé le pot de crème juste à côté. Plus personne ne disait un mot.

- Ben vous en faites, une tête ! On dirait qu'on va enterrer quelqu'un...

- Mon ange, si tu persistes à parler comme un va-nu-pieds, c'est moi que tu ne vas pas tarder à enterrer...

Je fus obligé de sourire. Si elle n'avait pas été pianiste, Grand-Mère aurait certainement été une immense comédienne !

- Soit... Prévoit-on d'inhumer quelqu'un aujourd'hui ?

Le silence devenait presque gênant. D'habitude, face à ce genre de gamineries, tout le monde riait de bon cœur. Et là... J'étais en train de faire le plus beau flop de ma carrière de jeune comique. Je changeai de sujet de conversation, puisque visiblement on n'enterrait personne.

- Quelqu'un a vu Ludo ?

Grand-Mère, sans doute satisfaite de ce changement de sujet, saisit la balle au bond :

- Il est parti aider Baptiste à réparer un tracteur à la ferme.

Surtout ne pas montrer trop de surprise...

- Et en quel honneur ?

- Figure-toi qu'il est levé depuis sept heures, lui, mon ange...

- Et ?

- Et il s'ennuyait un peu. Baptiste est passé pour voir deux ou trois choses avec ton grand-père, et il a proposé à Ludovic de l'accompagner.

- Ah.

- Oui, mon ange. Ah.

- Et il revient quand ?

- Ils ne devraient plus trop tarder.

- Et évidemment, personne n'a songé à me réveiller ?

- Ludovic nous a dit que vous vous étiez endormis tard, hier soir.

- C'est pas une raison...

- Oh mais zut, à la fin !

Je me demandai soudain pourquoi personne d'autre que Grand-Mère et moi ne participions à cette conversation... Là, si personne ne venait à mon aide, je risquais d'en avoir pour mon argent...

- Tu as fini de te comporter comme un gamin capricieux ? Toujours à râler, même après ton deuxième bol de café ! Ma parole, tu t'es levé du pied gauche, n'est-ce pas ?

Oups ! Le fameux « n'est-ce pas », que les anglophones mettent à toutes les sauces, avec leur « isn't it » et tous ses dérivés. Quand on en arrivait là, généralement, c'est que Grand-Mère était vraiment en colère.

- C'est Popcorn qui m'a réveillé.

- « Popcorn » ?

Mais de quoi il se mêlait, le gigolo ?

- C'est mon chat.

- Oh...

Pauvre con ! Décidément, je ne l'aimais pas, celui-là. Grand-Mère, sentant ce qui allait suivre, ramena la conversation sur Popcorn :

- Popcorn t'a réveillé ? C'est trop mignon !

- Non, Grand-Mère, ça n'est pas « mignon » !

Je lui montrai mon index, qui se terminait par un pansement. Vu sous cet angle, je me dis qu'en cherchant mieux dans la boîte, j'aurais sans doute pu en trouver un plus petit... Parce que là, mon doigt ressemblait... à tout sauf à un doigt. On aurait presque dit une massue miniature...

- Il m'a mordu le doigt.

- Oui, bon... Mon ange, dis-toi que ça aurait pu être pire !

- Oui, sans doute. Mais il n'est pas dans mes intentions de laisser mon chat me circoncire...

Il fallut deux bonnes secondes à Grand-Mère pour admettre qu'elle avait bien entendu. Sa réaction ne se fit pas attendre plus longtemps :

- Alors là, non ! Romain ! Comment peux-tu... Non, non, ça ne va pas du tout, ça !

Puis, se tournant vers Grand-Père, qui préférait certainement ne pas se mêler de cette conversation-là, elle l'appela à la rescousse :

- Mais enfin Charles, je vous en prie, dites quelque chose ! Charles ?!

Peine perdue : Grand-Père regardait fixement sa tasse de café, et quand il faisait ce genre de choses, c'était généralement pour essayer de garder son sérieux.

- Charles, mon ami, je vous parle !

Il releva la tête, en s'efforçant de cacher son sourire. C'était peine perdue.

- Charles, décidément, je crois bien que vous êtes pire que lui !

- Mary...

- Non, non, non, et non ! Il n'y a pas de « Mary » qui tienne ! Nous sommes à table, tout de même ! Et il y a des sujets que j'aimerais assez ne pas voir abordés en ma présence...

Maman fixait un détail de la cheminée comme si elle la contemplait pour la première fois, et Michael, lui, semblait se demander dans quelle maison de dingues il avait mis les pieds. Une fois encore, ce fut Ludo qui sauva la situation : Baptiste venait de le déposer aux lévriers. Mon homme m'avait piqué un t-shirt, et je trouvais ça trop mignon...

Il alla faire une bise à Maman, et serrer la main d'un Michael qui devait commencer à regretter d'avoir quitté son Amérique natale. Il prit un tabouret, et vint s'installer juste à côté de moi. Et comme nous étions en public, et qu'en prime nous avions un intrus à table, il se contenta d'un tout petit, petit bisou sur la joue. Ce n'était même pas un microbisou, c'était un nanobisou ! J'étais vexé. Évidemment, c'est à ce moment précis que l'autre abruti trouva que c'était le moment de ramener sa fraise, en demandant à ma mère :

- Do the boys always kiss each other?

Mais qu'est-ce que ça pouvait bien lui foutre qu'on se fasse la bise ? Cette fois, je fus plus rapide que Grand-Mère : j'avais déjà mis les pieds dans le plat quand elle posa sa main sur la mienne :

- Oui, tous les jours. Ça vous pose un problème ?

Mon ton n'avait rien d'agressif, mais on n'était pas non plus dans la franche camaraderie. Michael était manifestement surpris par ma réaction. Maman était livide. Il me répondit d'un air gêné :

- C'est juste que chez nous, aux States, c'est peu courant, de voir des garçons qui se font des bisous. C'est très... intime.

- Venant d'un citoyen du pays qui produit la plus grosse quantité de films de boules au monde, c'est presque un compliment...

J'entendis Grand-Mère émettre un petit shocking discret, pendant qu'elle me broyait littéralement la main à force de la serrer...

- Je suis vraiment désolé...

- Que j'aie compris ce que vous avez demandé à ma mère ? Tout le monde est bilingue, dans cette maison.

- Je suis vraiment désolé.

- Arrête, Michael, tu n'as pas à t'excuser. Romain, c'est toi qui devrait présenter des excuses !

- Et pourquoi ça ?

- Tu n'as pas à parler à Michael de cette manière ! Présente-lui tes excuses !

- Alors ça, Maman, certainement pas !

- Romain !

- J'ai dit non. Point final. Et puisque je dérange...

Habitué aux chiens de la ferme, instinctivement, je sifflai Popcorn pour l'appeler. Alors que je me disais que c'était sans doute totalement idiot, mon fauve miniature pointa aussitôt sa truffe en trottinant, et se frotta contre ma jambe. Je le mis sur mon épaule, et me levai en m'excusant auprès de mes grands-parents.

- Avec votre permission...

Grand-Mère semblait désolée, et Grand-Père, agacé, me fit un geste de la main pour me signifier de quitter la table. Cette petite incartade allait me coûter cher... Je pris Ludo par la main, direction la chambre.

---------------------------

Vraisemblablement, ma sortie théâtrale n'avait pas été du goût de Ludo. À peine arrivés dans la chambre, il me tomba dessus :

- Tu ne peux vraiment pas fermer ta gueule, hein ?

- Mais qu'est-ce qui te prend ?

- T'as envie qu'elle te punisse, et qu'on passe le reste des vacances chacun de notre côté ?

- Elle ne me punira pas.

- Ça, tu n'en sais rien...

- Si quelqu'un devait me punir, ça serait Grand-Père.

- Et ça change quoi ?

- Oh, arrête, tu le connais aussi bien que moi : s'il avait voulu me punir, il m'aurait puni tout de suite. Et puis l'autre n'avait qu'à pas la ramener !

- Bon... J'admets... Mais dis-toi quand même que s'il est là, c'est parce que ta mère l'a ramené. Il ne s'est quand même pas tapé l'incruste non plus, le gars !

- Je m'en fous...

- Dis, t'as vu son âge ?

Oh, si c'était pas mignon ! Mon petit Ludo adoré repassait en mode commère, et il faisait ça très bien ! Bon, ce qui était dommage, c'est qu'il ne le faisait qu'avec moi. Parfois, il me faisait penser à ces petites vieilles assises sur un banc, dans un jardin public... Voilà comment nous allions finir tous les deux : deux petits vieux, en train de dire du mal des autres, assis sur un banc dans un jardin public...

- Ouais, j'ai vu son âge.

- Il a l'âge de Baptiste...

- Le mec de ma mère a le même âge que mon amant. Tu crois qu'elle en penserait quoi ?

- ...

- Je plaisante, chaton, je plaisante...

- N'empêche que t'as foutu un beau bordel...

- Oh, et encore, t'as raté l'histoire du chat et de ma circoncision...

- Ta quoi ???

Je lui expliquai rapidement ce qui s'était dit avant qu'il n'arrive. Il était mort de rire !

- Tu tiens vraiment à le faire fuir, le Michael ?

- S'il se tire, tu vois, je n'irai pas lui courir après.

- Et tu n'envisages pas de lui laisser une chance ?

- Pas sûr, non... On verra bien combien de temps il tient.

- Je le plains...

- Tu ne devrais pas, mon ange, tu ne devrais pas. Bon, trêve de bavardages : je vais prendre ma douche... où est encore passé Popcorn ?

- Je ne sais pas... Mais tout est fermé, alors il n'est pas sorti de la chambre...

Comme tout à l'heure, je le sifflai. Je l'entendis miauler depuis la chambre, et il arriva en trottinant, pour venir se frotter à moi. Je le confiai à Ludo, le temps d'aller prendre ma douche.

À peine avais-je commencé à faire couler l'eau chaude que j'entendis frapper à la porte du salon. Ça n'était pas Maman, qui ne frappait jamais : Ludo pouvait donc s'en charger. Une minute plus tard, mon blondinet passa la tête par la porte de la salle de bains :

- C'est pour toi...

- Qui est-ce ?

- Michael.

- Tu plaisantes ?

- Non. Je vais aller faire un tour en bas. J'embarque Popcorn avec moi.

- Tu me lâches ???

- Oh, ça va, tu n'es pas en danger de mort, non plus ! Si tu veux mon avis, c'est plutôt lui qui devrait appeler des renforts...

- Passe-moi une serviette, s'il te plaît.

Je récupérai la serviette qu'il me tendait, et je la passai autour de ma taille. J'en pris une autre pour me sécher grossièrement les cheveux : je ne voulais pas avoir de flotte dans les yeux. Je fis un bisou à mon ange, puis à mon chat, avant de les pousser tous les deux dehors par la porte de la chambre.

- Tu ne vas pas y aller comme ça ?

- Maman m'a toujours dit que ce n'était pas bien de faire attendre les gens...

- Mais tu te rends compte...

- Je t'aime, chaton...

Une seconde, il me regarda un peu comme un médecin regarde un malade incurable. Puis, il comprit que ce « chaton » s'adressait autant à lui qu'à Popcorn, et me fit un clin d'œil :

- Je suis certain que Popcorn ne pourra plus se passer de toi !

Et pour valider cette supposition, Popcorn, qui n'avait vraisemblablement pas tout saisi, lâcha un miaou expressif. Je refermai la porte, et me dirigeai vers le salon.

Il s'était posé sur le canapé devant la télé, et feuilletait un magazine de jeux vidéo. Il ne m'avait pas entendu entrer. J'en profitai pour l'observer. Plutôt grand, des cheveux bruns mi-longs, les yeux noisette, athlétique... Non, franchement, Maman avait plutôt bon goût. Bon, il tenait ses cheveux avec ses lunettes de soleil... Ça faisait chic. En 1970. Depuis, question mode, les choses avaient pas mal évolué en France. Mais visiblement, la nouvelle n'avait pas traversé l'Atlantique...

J'allai m'asseoir dans le fauteuil en face de lui. Il sursauta quand je pris la parole :

- Ludo m'a dit que vous vouliez me parler ?

- Tu peux me dire « tu », tu sais ?

- Je sais.

S'il attendait que je développe, on allait rester comme ça un moment. Il finit par prendre la parole :

- On a mal démarré, toi et moi, tout à l'heure.

- C'est vrai.

Il me fixait, cherchant à lire en moi.

- Je n'ai pas été très subtil, n'est-ce pas ?

- Pas très.

- Ta mère n'était pas ravie que je vienne te parler.

Décidément, toujours un truc à redire, Maman... Cela dit, je devais bien admettre que malgré son accent américain, il parlait parfaitement notre langue.

- Mais vous êtes là.

- Oui.

- Et Maman ?

- Elle est partie se coucher. Avec le jetlag... ?

- Le décalage horaire.

- Oui, merci. Avec le décalage horaire, elle est très fatiguée.

- Pas vous ?

- Si, bien sûr que si, moi aussi. Mais je voulais qu'on se réconcilie tous les deux avant que j'aille me reposer.

- Parce que nous sommes fâchés ?

Il avait l'air surpris.

- Je croyais que tu étais fâché après moi.

- Ça n'est pas le cas.

- Et pourtant...

- Je ne vous aime pas. C'est très différent.

- Ah... C'est ennuyeux.

Il semblait sincèrement navré.

- Je ne vois pas pourquoi : nous n'allons pas vivre ensemble. En tout cas, pas très souvent.

- Tu pourrais vivre avec nous à Miami...

Tiens, Maman voulait se fixer ? Voilà qui pourrait éventuellement expliquer que les grands-parents aient été d'aussi mauvaise composition tout à l'heure...

- Ma vie est ici.

- On peut changer de vie, tu sais.

- À condition d'en avoir envie. C'est une envie que je n'ai pas.

- Je vois...

Je ne savais pas trop ce qu'il voyait, mais une petite lumière rouge s'alluma dans mon esprit : qu'est-ce que ces deux-là étaient en train de mijoter ?

- Je suis français, je reste en France. C'est aussi simple que ça...

- Mais tu as aussi la nationalité américaine, il me semble.

- Oui : je suis né à Washington. Et j'ai également la nationalité britannique. Et pour autant, je ne vais pas m'installer à Londres.

- Et venir en vacances ?

- On verra le moment venu.

- Non, je parlais de cette année !

- Ah ! Non.

- Pourquoi ?

- Parce que je suis très bien ici.

- Mais...

- Mais rien du tout ! C'est quoi, ce plan ? Bordel, j'ai ma vie, et vous n'en faites pas partie. C'est tout ! Il n'y a rien d'autre à rajouter !

- Et si je veux faire partie de ta vie, je fais comment ?

- Eh bien vous ne faites pas, parce que ça n'arrivera sans doute jamais.

- Et pourquoi ?

- Parce que je déteste les pénibles.

Sérieusement, il commençait à me saouler ! Mais là , je crois que si je lui avais mis mon poing dans la figure, il aurait mieux réagi... Il se leva brutalement.

- Et moi je n'aime pas les petits cons arrogants !

- Tant mieux, ça vous passera sans doute l'envie de faire ami-ami. Maintenant, sortez.

- J'aime autant te dire que...

- Je vous ai demandé de sortir. Sinon je vous jure que vous ne passerez pas une journée de plus entre ces murs.

- Parce que tu te crois chez toi ?

- Moi ? Je ne me crois absolument pas chez moi. Je suis chez moi.

Il me balança un regard noir, et quitta le salon en claquant la porte. Allez, si jamais Grand-Mère ou Grand-Père avait entendu cette maudite porte claquer, j'allais encore me faire engueuler...

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