Chapitre VIII

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À ma frustration de devoir quitter le relais de chasse plus tôt que prévu venait s'ajouter l'angoisse grandissante de perdre mon ami... Et malgré cette tempête qui obscurcissait mes pensées, il avait fallu que je fasse comme si de rien n'était. Il avait fallu que je sois aimable, que je sourie... Pour une fois, la compassion de Grand-Mère m'avait copieusement énervé : persuadée que c'était Ludo qui était souffrant, elle n'avait même pas fait attention au fait que moi, je n'allais pas bien non plus. Allez, une fois encore, j'étais la cinquième roue du carrosse, celui dont on ne se préoccupait jamais vraiment.

D'ailleurs, pourquoi jeter la pierre à Grand-Mère ? Personne ne s'était intéressé à ce que je pensais, pas même pour me rassurer, pour me dire que je ne devais pas trop m'inquiéter pour mon ami, ou que j'étais gentil d'aller l'aider. Rien, pas un mot ! Même Marie, qui pourtant avait toujours un mot gentil pour moi, n'avait rien dit ni rien fait en voyant ma mine sombre, qu'elle semblait carrément ne pas avoir remarquée...

En même temps, qu'est-ce que j'aurais bien pu répondre, si on m'avait interrogé ? Que j'étais coincé entre mon amour pour mon ami d'enfance et mon attirance pour mon bel amant ? Que l'amant en question était l'homme à tout faire de la maison ? Que j'étais triste parce que je savais que mon amour n'était pas réciproque ? Que j'avais l'impression de trahir à la fois mon ami et mon amant ?

Non, bien sûr que non ! En petit gars bien élevé, j'aurais répondu que ça n'était rien, que tout allait bien, que je devais juste être un peu fatigué. J'aurais fait un grand sourire pour faire passer ce beau mensonge. Et tout le monde aurait été heureux. Sauf moi. Du reste, tout bien considéré, tout le monde était heureux. Sauf moi.

Malgré mes idées noires, la journée passa plutôt rapidement. Le déjeuner fut toutefois un vrai supplice : j'étais coincé entre la sollicitude de Grand-Mère — qui s'inquiétait pour Ludo — et les questions de Grand-Père, qui n'avait appris la réouverture du pavillon de chasse qu'en constatant mon absence au dîner la veille au soir. Je ne sais pas trop comment elle s'y était pris, mais Grand-Mère avait réussi à convaincre son cher et tendre mari que cette aventure au relais était une bonne chose pour moi... Certaines choses, dans cette famille, me dépassent encore aujourd'hui !

Vexé par l'apparente indifférence de Marie, et quelque peu refroidi par l'expérience de ses préparatifs extravagants pour le relais de chasse, je décidai de préparer moi-même mes affaires. Ce qui constituait pour moi une grande première... J'entassai donc dans mon plus grand sac de voyage — que j'avais plus ou moins emprunté à Grand-Père l'an dernier — de quoi passer quelques jours chez Ludo : chaussettes, boxers, t-shirts, bermudas, jeans, un pull et une chemise au cas où... Vous avez déjà joué à Tetris ? Ben c'est un peu ce que j'ai dû faire pour réussir à tout faire rentrer dans mon sac. Il restait bien quelques affaires sur mon lit, mais un sac de voyage n'a pas le côté pratique de la valise : s'asseoir dessus n'a jamais aidé personne à fermer un sac...

Évidemment, du coup, le sac pesait une tonne... Mais je crois que j'aurais préféré me foutre le dos en l'air plutôt que de demander un coup de main. Je traînai donc mon sac le long de la galerie haute, et je faillis perdre mon dos en descendant le grand escalier. Je laissai mon sac dans le hall : personne n'y toucherait, et je me voyais mal le traîner dans la cour... surtout qu'Ariane n'était pas encore arrivée. Je jetai un coup d'œil à ma montre : il n'était pas tout à fait quinze heures, et elle ne devait passer me prendre que vers dix-sept heures. Deux heures à tuer... Puisque j'étais à côté du salon de musique, autant en profiter.

Le salon de musique, c'était mon lieu à moi. Oh, Grand-Mère, parfois, venait y lire un peu, ou Grand-Père venait jouer un peu de piano. Mais c'était essentiellement ma pièce à moi.

Baptiste (Souvenirs, tome I)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant