— Tout d'abord, tu dois te détendre au maximum pour qu'il se sente en confiance. Là, tu lui transmets ton stress, et ce n'est pas une bonne idée.
— Non, sans blague ! lui répondis-je d'un ton acide, les dents serrées, accompagné de mon plus beau regard noir.
Regard que je reportai bien vite sur le serpent qui ondulait de plus en plus fort sur mon bras, signe évident de son énervement croissant.
— Essaye de faire baisser ton rythme cardiaque, c'est principalement ça qui l'énerve. Il calque instinctivement son mouvement dessus.
Maintenant qu'il le disait, ça devenait flagrant, mais c'était plus facile à dire qu'à faire. Je n'avais pas particulièrement peur des serpents, mais celui-ci était potentiellement mortel et j'étais déjà à deux doigts de l'effondrement, autant physique que psychologique, avant que cet énième problème ne me tombe dessus.
— Regarde-moi et respire profondément. Il faudrait déjà que vous vous calmiez tous les deux pour que cela ait une chance de fonctionner. Car comme tu l'as si justement souligné tout à l'heure, il ne te connaît pas bien. Il n'est venu vers toi que parce qu'il n'avait pas d'autre choix.
— Merci beaucoup pour le compliment indirect ! J'apprécie énormément, lui rétorquai-je, la voix pleine de sarcasmes.
Comme à son habitude, il ne releva pas et continua son explication comme si je n'avais pas ouvert la bouche.
— Perçois son essence animale et essaie d'entrer en contact avec elle. Une fois que ce sera fait, visualise Adam sous sa forme humaine et projette cette image vers l'essence du cobra, ça devrait marcher, dit-il comme s'il faisait ça tous les jours.
— Cela semble simple à t'entendre, mais bizarrement ça m'étonnerait beaucoup que ce soit le cas, marmonnai-je avant de fermer les yeux et d'essayer de faire ce que l'on attendait de moi.
Contre toute attente, je n'eus aucun mal à faire le vide et à trouver l'essence d'Adam. Elle ressemblait un peu à celle de Martha, tout en étant subtilement différente. Mais avant même que je n'aie le temps de tenter un contact, je me sentis submergée par une sensation douce, chaude et soyeuse et qui sentait bon le chat... Féline. Instinctivement, j'essayai d'entrer en contact avec elle par la pensée, mais à ma plus grande surprise, je ne rencontrai que le vide. Enfin, le vide, pas tout à fait. C'était un peu comme si cette riche odeur émanait d'une petite partie de moi, dont je n'avais jamais eu conscience jusqu'à présent. Un sifflement aussi furieux qu'hostile jaillit de la gueule d'Adam, et Jude sortit instantanément son arc.
— C'était quoi, ça ? me demanda-t-il d'un ton aussi inquiet que suspicieux.
— Je ne sais pas, répondis-je d'un ton, je m'en rendis compte, bien peu convaincant.
Je ne pouvais empêcher le doute de transparaître dans ma voix. Je subodorais que cela avait certainement un rapport avec Féline et plus précisément au lien que nous avions tissé sans le vouloir. Celui-ci avait-il définitivement disparu ou, au contraire, avait-il modifié quelque chose en moi ? Il fallait bien l'admettre, j'étais perdue et je ne savais rien ! Tôt ou tard il allait bien falloir que j'en parle à quelqu'un si je voulais obtenir des réponses. Alors pourquoi pas à Jude ? C'était le seul métamorphe duquel j'étais assez proche pour que cela soit envisageable.
La vérité était que j'avais peur d'en parler. Peur de reconnaître que cette étrange connexion me manquait. Principalement l'horrible sentiment de solitude qui ne me quittait jamais et qui s'était subitement désintégré au contact de la panthère. C'est maintenant qu'elle avait disparu que je m'en rendais compte. Mais surtout, peur que ce soit inhabituel voire anormal, même pour des métamorphes, et de me retrouver une fois de plus mise à l'écart et traitée comme une bête de foire. Toutes ces tergiversations mentales n'avaient pas duré plus de quelques secondes mais n'étaient pas pour autant passées inaperçues aux yeux de Jude qui me fixait d'un air circonspect.
— Tu sens le chat, dit-il le nez froncé et le visage déformé par une grimace. Si je ne te connaissais pas, je jurerais que tu es une métamorphe féline. Cela aurait-il un rapport avec cette panthère qu'il m'a semblé entrapercevoir lorsque Aria s'est échappée ? Me cacherais-tu quelque chose par hasard, Christina ?
Ce n'est pas tant son ton incisif que le fait qu'il m'appelle par mon prénom qui me déstabilisa. D'aussi loin que je me souvienne, je crois que c'était l'une des premières fois qu'il l'employait. Même si c'était ridicule, cela m'interpella suffisamment pour que je perde le fil du mensonge que je comptais lui servir et, apparemment, ma réaction était exactement celle qu'il avait escomptée. Comment faisait-il pour me cerner aussi bien et aussi vite ? Lorsque j'étais avec lui, j'avais l'impression d'être transparente et ça, ça ne me plaisait pas du tout.
— Pourquoi ? Les gros matous te posent un problème ? lui rétorquai-je méchamment. De toute façon, ça ne te regarde pas. Alors finissons ce que nous avons commencé pour enfin pouvoir se barrer de cette forêt lugubre.
Il me lança un regard vexé mais ne dit rien, comme s'il se sentait blessé que je ne me confie pas à lui. J'avais beau l'apprécier à certains moments, à d'autres il m'horripilait ! Il n'était pas assez constant dans ses réactions et ses comportements vis-à-vis de moi pour que je puisse lui faire totalement confiance. De plus, ce qu'il s'était passé entre Féline et moi était trop important pour que je le confie à quelqu'un en qui je n'avais pas confiance, et ce, même si je ne devais jamais la revoir. Une vague de douce chaleur déferla soudain en moi, comme si je me trouvais devant un bon feu de cheminée au milieu d'une forêt glacée, suivie d'une odeur de fourrure chaude et de la sensation qu'un gros chat frottait sa tête contre mon bras.
« Je suis là. »
Je fus tellement heureuse de la sentir à nouveau près de moi, autant physiquement que psychiquement, que je ne pus retenir mon sourire et mon petit cri de surprise. Ce qui ne passa pas inaperçu aux yeux de Jude évidemment. Mais après tout, je m'en fichais.
« Pourquoi je ne te sentais plus ? »
« C'est ton petit copain qui me bloquait. Tant qu'il était en connexion avec toi, je ne pouvais pas te parler et après, j'avais peur de te déconcentrer au mauvais moment. »
Rien que de réentendre sa voix psychique, ça me faisait un bien fou. C'est peut-être pour cela que je ne relevai pas l'expression « petit ami ». J'avais l'impression de mieux la comprendre, comme si ses pensées étaient plus nettes, plus « humaines » en quelque sorte.
« Tu ne m'avais pas précisé qu'une partie des renforts était à plumes ! J'ai failli le bouffer », me dit-elle d'un ton dégoûté.
Ce que je ne savais pas, c'était si le dégoût s'appliquait à la nature de Jude ou au fait qu'elle avait raté un bon repas.
« Aux deux. »
— Mais qu'est-ce que tu fabriques à la fin ?
La voix exaspérée de Jude me reconnecta avec la réalité et je me rendis compte qu'Adam était plus agité que jamais. Mon Dieu, j'avais presque oublié que j'avais un cobra enroulé autour de mon bras !
« Si ce n'est pas trop risqué pour toi, je pense que tu ferais mieux de te montrer. Cela m'éviterait des explications fastidieuses et inutiles. »
« Pfff, tu plaisantes ! Je n'ai rien à craindre d'un vulgaire poulet, même sous forme humaine », rétorqua-t-elle d'un ton condescendant.
Au moment même où elle me répondait mentalement, elle sortit des sous-bois et se dirigea vers nous tout en grâce et en souplesse, non sans jeter des regards suspicieux à Jude. Comme quoi, elle ne devait pas être aussi tranquille qu'elle le prétendait. Elle ne me répondit pas clairement, mais je perçus néanmoins son mépris à l'égard de mes dernières réflexions, et cela me fit sourire intérieurement. Je décidai de calmer le jeu avec Jude, car il l'avait déjà mis en joue avec sa rapidité habituelle – et même si je ne pensais pas qu'il tirerait, je ne voulais pas tenter le diable non plus.
— Jude, Adam... Voici Féline. C'est grâce à elle que j'ai pu libérer Aria et nous faire sortir sans trop de dommages. Ah oui, et comme vous pouvez le voir, c'est une panthère noire et elle ne vous fera aucun mal, terminai-je sarcastiquement.
— Et tu es sûre de ça comment... au juste ?
Ses yeux me lançaient des éclairs et il ne m'avait jamais semblé aussi méfiant qu'à cet instant. Cette constatation me fit un petit coup au cœur et, après une seconde de réflexion et un gros soupir, je décidai quand même de lui dire la vérité.
— Parce que je communique mentalement avec elle, comme... une sorte de télépathie.
Je m'étais retenue in extremis de dire « comme avec toi », car je ne savais pas s'il voulait qu'Adam soit au courant. Je lui lançai donc un regard interrogateur pensant que ça l'aiderait à comprendre mon hésitation. D'ailleurs, en parlant d'Adam ! Je me rendis compte qu'il s'était laissé tomber de mon bras au moment où Féline s'était approchée de nous. Il se trouvait à quelques mètres derrière moi, sur ma droite, et semblait onduler beaucoup plus rapidement que tout à l'heure.
— Demande à la panthère de s'éloigner et rapproche-toi de lui, me dit précipitamment Jude. Il est en train d'amorcer sa transformation tout seul et celle-ci ne va pas être une partie de plaisir. T'avoir près de lui l'aidera, me dit-il d'une voix qui avait retrouvé sa froideur impersonnelle du début.