Pendant que j'étais là à m'apitoyer sur mon sort, j'en profitai pour faire un point sur mon état. Mon énorme hématome était toujours là mais je n'avais plus mal. Ce qui signifiait que les dommages internes étaient réparés, c'était l'essentiel. À la réflexion, super régénération ou pas, une fois que le bleu était là, il fallait bien que le sang se résorbe tout seul. Il le faisait peut-être un peu plus rapidement chez moi, mais vu l'étendue de celui-ci, j'aurais l'air d'une rescapée d'un crash aérien pendant encore quelques jours. Si je m'en sortais, bien évidemment.
J'entrepris de faire rouler doucement mon épaule d'avant en arrière et me préparai à la douleur qui en résulterait, mais rien de plus qu'une raideur et une petite sensation de brûlure. C'était plutôt une bonne nouvelle, car ma blessure était toujours rouge et enflammée et j'avais l'air d'avoir été renversée par un bus ! J'espérais que ces hommes, qui n'étaient apparemment que des gros bras, ne seraient pas plus au courant que ça de nos capacités de guérison et s'attendraient à ce que je sois faible et diminuée, ce qui serait un avantage pour moi. Encore fallait-il savoir comment en tirer le meilleur parti. Seule, je pense sincèrement que j'aurais eu de bonnes chances de m'en sortir, mais il était absolument hors de question que je les abandonne.
Worth était dans un sale état et probablement même pas en mesure de courir. Quant à Cassie, je supposai qu'ils l'avaient droguée, mais je n'en étais pas certaine. Même en admettant que j'avais raison, je n'avais aucune idée de l'effet et des séquelles que cela pouvait avoir sur un humain ordinaire. Il ne restait donc plus qu'Adam qui, pour le peu que j'en avais vu, ne semblait pas trop amoché, du moins physiquement. Néanmoins, c'était un ado effrayé qui ne me connaissait pas et je doutais fort qu'il y ait de grandes différences entre les ados métamorphes et humains. Me ferait-il confiance et moi le pourrais-je, compte tenu de l'aversion et de la peur naturelles des métamorphes envers les humains ?
De toute manière, nous n'avions pas d'autres choix. J'avais besoin de son aide pour avoir une infime chance de sortir tout le monde vivant de ce merdier. J'essayai pour la énième fois de rétablir le contact avec Jude, sans succès. Je ne le sentais même plus aux alentours. À vrai dire, je ne ressentais la présence de pratiquement aucun animal à proximité de la grange, hormis quelques rongeurs. Je compris, à la baisse progressive de l'intensité lumineuse provenant des quelques trous de la toiture, qu'ils attendaient la nuit. Je ne savais pas si je devais m'en réjouir ou au contraire m'en inquiéter.
Lorsqu'il fit complètement noir, un des deux hommes me fit sortir de ma cellule de fortune et me mit à genoux au milieu de la grange avec les autres. Je constatai que nous étions tous alignés comme pour une exécution. Les quatre hommes armés de fusil qui nous encadraient, deux devant et deux derrière, venaient parachever ce tableau idyllique et rassurant. Parmi eux je retrouvai ceux qui nous avaient amenés jusqu'ici, le petit jeune et le gros balèze. À ma droite, Worth fermait un bout de notre ligne, tandis que Adam, à ma gauche, suivi par Cassie, composait l'autre extrémité. Nous nous jetâmes tous un coup d'œil discret, un peu pour nous rassurer, un peu pour évaluer l'état de chacun. Tous sauf Cassie. À genoux, les mains menottées devant elle comme nous, son menton reposait sur sa poitrine, absolument immobile. On aurait dit une camée en plein trip de barbituriques.
— Bien. Quelle jolie brochette nous avons là ! Et presque rien que pour nous, pas vrai les gars ?
J'étais tellement concentrée sur l'état de Cassie que je ne l'avais pas entendu approcher. L'homme à la queue-de-cheval, dont je ne connaissais toujours pas le nom, se tenait devant nous, lui aussi armé d'un fusil et vêtu comme un commando, ajoutant à la frayeur initiale qu'il dégageait. D'autant plus qu'il portait l'uniforme avec un tel naturel que c'était vraisemblablement un véritable ancien commando. Nos chances de survie venaient de dégringoler en flèche, autant que mon moral.
— Voici les règles, écoutez bien ! Vous serez conduits dans les bois séparément avant d'être libérés. Nous vous accorderons dix minutes d'avance, puis la chasse sera ouverte. Si au lever du jour, vous êtes toujours vivants... vous serez libres.
Vu le grand sourire sardonique qu'il arborait, ce n'était jamais arrivé et il ferait en sorte que ça ne se produise pas non plus cette fois-ci.
— Très bien. Les métamorphes, nous vous laisserons vous transformer une fois dans la forêt. Il n'y a pas de risque que vous vous échappiez par la voie des airs, puisqu'apparemment les métamorphes oiseaux sont plutôt rares. Ne tentez même pas de le faire avant, sinon on vous colle directement une balle dans la tête. Et si vous refusez de vous métamorphoser, ce sera le même traitement.
— Vous ne pouvez pas nous demander de nous transformer dans l'état où nous sommes. Surtout Worth, il est trop blessé pour y parvenir. Tout comme moi d'ailleurs, dis-je d'une voix geignarde et étouffée, tandis que je faisais une rapide prière à qui voudrait bien m'entendre.
Adam me jeta un regard surpris, mais heureusement ne dit rien. L'homme se rapprocha de nous et souleva le menton de l'inspecteur avec le canon de son fusil.
— Pourquoi n'a-t-il pas récupéré ? Je croyais que vous aviez des capacités de guérison hors du commun ? dit-il d'une voix narquoise. À moins que vous ne nous ayez menti et que cet homme ne soit pas du tout le métamorphe qu'il prétend ?
La terreur me paralysa quelques secondes. Finalement ils savaient ! Mais peut-être pas tout, me dis-je à toute vitesse en essayant de trouver une parade.
— Quand les dégâts internes sont trop importants, nous avons besoin de soins comme tout le monde. Même si au final nous nous en remettons plus vite. Vous ne saviez pas ça ? le provoquai-je d'un ton ironique.
J'avais conscience que ce n'était pas très malin, mais je n'avais pas pu m'en empêcher. Je le vis perdre son imperturbable sourire et son calme apparent l'espace d'une seconde, et rien que pour ça, ça valait le coup. Je crus qu'il allait me frapper... mais non. Il se contenta de rapprocher son visage du mien, presque à me toucher.
— Vous croyez vraiment que je ne le savais pas, me susurra-t-il, un sourire vicieux sur ses lèvres minces. La vérité, c'est que je m'en fous ! Vous allez tous finir au bout de mon fusil de toute façon. C'est mon rôle ici, pour cela que je suis payé et la seule chose qui m'intéresse, acheva-t-il en retournant à sa place initiale, avant de nous contempler d'un air hautain comme si nous étions des vers de vase.
Son numéro était convainquant, mais je n'y crus pas une seconde. Il n'était pas au courant. Shaw n'avait pas dû le mettre dans la confidence et ça ne semblait pas lui plaire.
— Très bien, assez discuté. Tuez l'humaine, elle ne nous est plus d'aucune utilité. Elle est tellement shootée qu'elle ne sera même pas amusante à traquer. Ensuite, emmenez les autres à la camionnette, ordonna-t-il avant de faire volte-face et de se diriger à grandes enjambées vers la sortie.
— Non, attendez ! Vous devez au moins lui laisser une chance !
Là, je n'avais pas besoin de me forcer pour avoir l'air crédible, la peur et les tremblements dans ma voix étaient bien réels. Il s'arrêta et se retourna lentement en me foudroyant du regard.
— Cette scène a un air de déjà-vu... non ? fit-il semblant de demander, comme si la réponse l'intéressait. Et pourquoi je ferais ça ? Pour vos beaux yeux peut-être ? Désolé, mais vous n'êtes pas mon type... même en sous-vêtements.
Son ton lourd de sous-entendus ainsi que son regard scrutateur étaient destinés à m'humilier, mais j'avais dépassé ce stade depuis longtemps et je m'en foutais royalement. Qu'est-ce qui pourrait pousser ce type à garder Cassie en vie ? Il fallait que je trouve une idée et vite, car l'un des hommes pointait déjà son fusil sur sa tête. Tout à coup, cela me percuta. Un défi ! Il fallait que je lui propose un défi qu'il ne pourrait pas refuser.
— Ça ne m'étonne pas, vous êtes plutôt du genre à les aimer dociles et pas trop regardantes sur la marchandise, le provoquai-je. Les femmes qui peuvent vous botter le cul, ce n'est pas votre truc ! Mais moi je vous parie que vous ne me retrouverez jamais dans cette forêt. C'est moi qui vous dénicherai et une fois que ce sera fait, je vous ferai la peau, et ça même avec un poids mort comme Cassie sur le dos !
Les regards apeurés et consternés que me lançaient Worth et Adam se mâtinèrent progressivement de compréhension et peut-être d'un petit soupçon d'espoir, lorsqu'ils comprirent où je voulais en venir. Néanmoins, ce n'était pas gagné d'avance et il n'était pas dit que je m'en sorte indemne cette fois-ci, me dis-je en le voyant foncer sur moi. Il m'empoigna une nouvelle fois par les cheveux et me mit debout en ramenant mon visage à quelques centimètres du sien.
— Tu cherches à me provoquer pour que j'épargne ton amie. Pas idiot comme stratégie, mais encore faudrait-il que je sois bête. Ce qui, tu peux le constater, n'est pas le cas.
Je sentis le désespoir m'envahir mais je ne baissai pas les yeux pour autant et continuai à le provoquer avec toute la haine que je sentais vibrer en moi en cet instant précis.
— Tu n'as de toute manière aucune chance de t'en sortir contre sept hommes, même seule. Alors avec ton amie complètement shootée aux tranquillisants sur les bras, hum laisse-moi rire ! Néanmoins, ça peut être marrant de te regarder essayer.
Il me repoussa sans ménagement dans le rang où je m'affalai sur le dos. Je me remis à genoux sous les regards moqueurs des gardes puis braquai à nouveau mon regard vers le sol comme les autres. J'avais assez tenté le diable comme ça ! J'avais réussi à obtenir un sursis pour Cassie, mais je ne pouvais rien faire de plus pour le moment, à part compter sur la chance et sur Jude... enfin peut-être.
— Mais ce qui n'est pas juste, poursuivit-il, c'est que cela donne un avantage certain à tes compagnons. Donc par souci d'équité, nous allons les mettre en équipe eux aussi. Je crois que notre bon inspecteur sera un poids mort presque aussi important que ta chère Cassie. Tu ne crois pas ?
Je suivis son regard réjoui et entendu vers l'inspecteur, constatant sa posture de plus en plus avachie et ses mains poussant sur le sol pour le retenir. De plus, il avait le teint grisâtre et de plus en plus de mal à respirer. Je croisais le regard terrifié d'Adam et compris à son air résigné qu'il nous croyait foutus. Il fallait que j'arrive à lui parler, à lui faire comprendre qu'il y avait peut-être encore une chance, infime certes, mais quand même une chance de s'en sortir.
— Très bien, changement de programme ! Allez chercher les voitures, commanda-t-il d'une voix forte, un grand sourire aux lèvres. Nous allons les larguer deux par deux en pleine forêt, ce sera encore plus amusant.
Après avoir bien rigolé à nos dépens pendant quelques minutes, les quatre hommes se séparèrent. Deux partirent chercher les véhicules, tandis que les deux autres, accompagnés de leur chef, nous faisaient tous nous relever sans ménagement. Nous fûmes accompagnés dehors où ils nous répartirent par groupes de deux pour attendre les véhicules. Comme ces derniers tardaient à arriver, ils nous laissèrent là pour aller fumer et se contentèrent de nous surveiller de loin. La fuite bien que tentante n'étant pas envisageable, je profitai de cet instant de relâchement pour me rapprocher le plus discrètement possible d'Adam.
— Trouve un arbre assez haut et surtout très touffu pour être à l'abri des regards. Grimpez dedans et attendez que je vous rejoigne. Nous aurons plus de chances tous ensemble, lui chuchotai-je le plus rapidement possible.
— Mais tu ne pourras jamais nous retrouver ! dit-il d'une voix encore plus juvénile que son physique.
— Si. Maintenant que j'ai ton odeur en tête, je te retrouverai. Et nous ne sommes pas seuls.
J'avais prononcé cette dernière partie de la phrase si bas que je ne compris qu'il l'avait entendue qu'au moment où je vis l'espoir renaître dans ses yeux. Je mis mon index en travers de ma bouche et il me répondit d'un discret hochement de tête.
Quelques minutes plus tard, ils nous firent monter dans des 4x4, mais cette fois-ci sur la banquette arrière, bien plus confortable que le coffre, même si nous étions toujours attachés. Le choix du changement de véhicule s'expliquait aisément par les chemins à peine praticables que nous empruntions et qui s'enfonçaient au cœur de la forêt. S'ils nous avaient mis dans le coffre, pas certaine que nous aurions survécu au voyage !
Je me trouvai dans la première voiture avec Cassie ; l'autre nous suivait presque collée à notre pare-chocs, ce qui me donna une idée. Néanmoins, pour qu'elle ait une chance de réussir, je devais la mettre en pratique rapidement avant que l'une des deux voitures ne bifurque. J'essayai de repérer à peu près dans quelle direction nous allions, mais j'abandonnai assez rapidement. Trop d'arbres, trop sombre... trop nulle en repérage dans l'espace !
Assise juste derrière le chauffeur, ce que je voulais faire était dangereux, mais pas plus que de se retrouver dans les bois à la merci de sept hommes armés. Si ce que j'envisageais réussissait, nous aurions peut-être quatre hommes de moins à nous soucier et serions tous ensemble. Restait à espérer être entiers, et ça, ce n'était pas garanti. J'aurais préféré mettre ma ceinture mais c'était trop risqué, alors j'arrêtai de réfléchir et passai à l'action.