Je lui fis un petit sourire triste pour la remercier de son intervention, suivi d'un signe de tête lui signifiant de laisser tomber. Charles ne voulait pas me mettre dans la confidence, très bien. Rien de très étonnant de ce côté-là, et même si c'était toujours aussi pénible à entendre, me disputer avec lui n'y changerait rien. En revanche j'avais peut-être une chance d'en apprendre plus du côté de Carla et peut-être même de Jude. Je lui jetai un coup d'œil et bien que sa posture n'ait pas changé, son expression était, elle, complètement différente. Le bref regard qu'il échangea avec Carla me fit comprendre que j'avais vu juste. Visiblement des idées, ils n'en manquaient pas, eux. Soit celles-ci n'étaient pas du goût de Charles, soit ce dernier m'avait menti une fois de plus. Je lançai un regard interrogateur à Jude. Il se contenta de le soutenir quelques secondes avant de s'immobiliser à nouveau et de reprendre son air imperturbable. Aucune aide à attendre de ce côté-là donc. Je décidai d'agir comme si je n'avais rien remarqué et posai la question qui n'avait pas quitté mon esprit depuis que j'avais découvert la disparition de Cassie.
— Soit... vous ne savez pas, commençai-je, sans parvenir à oblitérer complètement mon scepticisme. Mais vous pouvez au moins m'éclairer sur la raison pour laquelle ils auraient voulu enlever Cassie ? Ça n'a pas de sens. Quel pourrait être le lien entre elle et vous ?
— Le lien, ma chère, me semble évident... C'est vous.
Son ton condescendant me hérissa.
— Non. Nous y avons déjà réfléchi et ça n'a toujours pas de sens. Si qui que ce soit voulait faire pression sur moi, ce serait déjà fait !
Frustrée et totalement perdue, je commençai à faire les cent pas dans la pièce pour tenter d'endiguer la panique et l'incompréhension que je sentais monter en moi.
— Pas s'ils ne savaient pas où vous trouver. Cela fait trois jours que vous êtes avec nous et donc que vous avez disparu aux yeux du monde, répondit-il en avançant d'un pas.
— Ça n'a pas eu l'air de les gêner pour enlever les vôtres, dis-je méchamment. De toute façon, ils auraient pu me joindre sur mon portable et je n'ai reçu aucun message qui sorte de l'ordinaire.
— Et s'ils s'étaient trompés ?
L'intervention subite de Jude attira brusquement l'attention sur lui tandis qu'il me fixait, un éclair de compréhension dans le regard.
— Si c'était toi qu'ils étaient venus enlever, ça expliquerait tout, continua-t-il. L'arrivée d'Hannah les a sans doute obligés à fuir avant ton retour.
— Hannah est arrivée après moi, répondis-je distraitement tout en réfléchissant à sa théorie.
— Non. Tu ne t'es rendu compte de sa présence que plus tard, mais elle était déjà là, dit-il avec un petit sourire. Maintenant, tu t'en apercevrais.
Il me sembla déceler un soupçon de fierté dans sa voix, à moins que je ne prenne mes désirs pour des réalités.
— Ça n'a toujours pas de sens, car si les deux affaires sont liées, ils vous connaissent vous et cette « communauté » ! Ils doivent donc savoir où je me trouve.
— Le savoir et pouvoir vous atteindre sont deux choses différentes, affirma Charles avec suffisance.
— Comment ont-ils atteint les vôtres alors ?
— En attendant qu'ils sortent du sort de protection qui entoure le hameau. Vous avez dû les surprendre en en sortant si tôt. Ils ne s'y attendaient pas et ne devaient pas être prêts.
— Vous n'arrêtez pas de dire « ils » comme si vous les connaissiez, revins-je à la charge avec colère. Maintenant j'arrête de jouer. Soit vous me dites de quoi il retourne, soit je me casse et je tente ma chance toute seule, dis-je d'une voix ferme tout en les regardant chacun à tour de rôle.
— Nous ne savons rien précisément. Nous avons juste des hypothèses solides. Nous pensons que c'est...
— Carla..., l'interrompit Charles d'une voix grondante qui me fit froid dans le dos.
Il n'avait prononcé que son prénom, mais la façon dont il l'avait dit planait comme une menace presque physique dans la pièce qui me fit frissonner. Je vis Carla se décomposer brièvement devant le regard glacial de son mari, puis elle se redressa et lui fit face.
— Non, Charles, elle a raison ! Nous ne pouvons pas lui demander son aide et la laisser dans l'ignorance, surtout maintenant que son amie est en danger. De toute façon, ce ne sont que des hypothèses, rien de plus. Que pourrait-elle bien en faire ?
Il ne répondit pas immédiatement et se contenta de la fixer, dans le but évident de lui imposer sa volonté de son regard implacable.
— Soit... Mais s'il y a un problème, c'est toi et toi seule qui en assumeras les conséquences, lui assena-t-il d'une voix pleine de menaces en voyant qu'elle ne céderait pas.
— Très bien, dit-elle d'un ton glacial, tandis qu'elle se tournait à nouveau vers moi. Nous pensons que ce sont des gens qui connaissent notre existence et qui ont décidé, soit de nous étudier comme des cobayes, soit de nous forcer à révéler notre existence au grand jour. Quoi qu'il en soit, ils sont organisés et ont de toute évidence les moyens de mener leur projet à exécution. Notre seule chance désormais est de découvrir qui ils sont exactement et où ils se cachent pour pouvoir arrêter ce désastre avant qu'il ne soit trop tard.
Je restai un instant hébétée. S'ils avaient raison et que leurs hypothèses se révélaient fondées, que pouvais-je bien faire pour empêcher ça ? Une grande lassitude m'envahit et je me sentis soudain insignifiante et complètement inutile. Je me laissai tomber sur la chaise la plus proche et, découragée, pris ma tête entre mes mains. Je me sentais complètement perdue, j'avais l'impression d'être en train de me noyer. C'était d'une armée qu'ils avaient besoin et pas d'une... d'une quoi au juste ? Je ne savais plus qui j'étais ou même ce que j'étais. Tout ce que je venais d'apprendre en si peu de temps était en train de se mélanger dans ma tête et toute cette histoire commençait à m'embrouiller le cerveau. Si je ne me ressaisissais pas rapidement, j'étais bonne pour l'asile du coin.
— Ce ne sont que des hypothèses, rien de plus !
Carla tentait de me rassurer de sa voix douce, mais je sentais bien que ma réaction quelque peu disproportionnée l'avait surprise. Toutes ces nouvelles m'avaient tout simplement prise de court.
— Nous n'avons pas de temps à perdre avec vos enfantillages, intervint Charles de manière toujours aussi courtoise et chaleureuse. Vous vouliez savoir, vous savez. Maintenant nous avons mieux à faire que d'attendre que vous vous ressaisissiez.
Ces paroles dures et dépourvues d'empathie eurent au moins le mérite de remettre les choses en perspective. J'avais beau ne pas l'apprécier, il avait raison sur un point : je me comportais comme une gamine. J'avais tout à fait le droit de craquer, mais pas maintenant. Je relevai la tête et soutins le regard de Charles, tandis que les nouvelles que j'avais apprises à l'infirmerie me revinrent subitement en mémoire.
— Il y a eu une nouvelle disparition ?
— Oui, Adam. Il venait juste d'avoir seize ans, répondit Carla.
Sa voix se brisa et elle se mit à pleurer en silence. Avec Charles comme compagnon, les démonstrations d'émotions ne devaient pas être encouragées. Je sentis l'agacement monter en moi et me levai.
— Ne parlez pas déjà de lui au passé, lui dis-je gentiment. Même si la piste de Martha n'a rien donné, ce n'est pas perdu pour autant.
Alors que je parlais, j'avançai de quelques pas, pour le simple besoin de bouger.
— C'est ridicule, nous naviguons à l'aveugle ! Nous ne savons même pas ce que nous cherchons. Ça ne peut pas continuer comme cela. Le mieux serait peut-être que j'aille voir la police, risquai-je, consciente de l'accueil qu'ils réserveraient à ma proposition.
Un grand silence me répondit. Ils me regardaient tous comme s'il venait de me pousser une deuxième tête. Charles prit la parole doucement, me prenant vraisemblablement pour une idiote décérébrée, tandis qu'il s'avançait vers moi d'une démarche calculée.
— Vous savez bien que c'est impossible. Il y a même de grandes chances pour que ce soit exactement ce qu'ils espèrent, et nous ne pouvons pas nous le permettre.
— C'est juste une déclaration au commissariat, pas un test ADN, m'énervai-je.
— Justement ! Une déclaration de disparition d'individus que personne ne connaît ? s'écria-t-il de sa voix grave. Certains d'entre nous entrent dans le système et vivent normalement au sein de la communauté humaine. Mais ici, pour la plupart, ça n'est pas le cas. Cela éveillerait trop de questions malvenues.
— Très bien. Mais rien ne m'empêche d'aller signaler la disparition de Cassie. N'étant qu'une « simple humaine » qui déclare la disparition d'une autre « simple humaine », ça ne devrait pas éveiller les soupçons, persifflai-je. Avec un peu de chance, la police trouvera une piste, quelque chose. Et tout cela sans que vous ne preniez le moindre risque, n'est-ce pas merveilleux ?
Je ne pus atténuer l'acidité de mon ton et le regard assassin que je leur lançai à tour de rôle. Leur condescendance commençait à me porter sur le système.
— Mais pas sans risque pour toi, signala Jude. Si j'ai raison et que leur objectif premier, c'est toi, tu feras une cible parfaite dès que tu retournas en ville.
— Et alors ! Tu seras enfin débarrassé de moi comme ça, lui assenai-je brutalement alors que je faisais volte-face pour le regarder dans les yeux.
Je ne sais pas pourquoi je lui avais sorti ça, ni quelle réaction mon inconscient espérait obtenir, mais il en fut pour ses frais.
— De toute façon, nous n'avons pas le choix, terminai-je un peu plus calmement.
— Si, refaire un essai comme pour Martha. Mais en suivant la piste d'Adam cette fois-ci, me dit Jude, clairement sur la défensive.
— Ah oui, ça nous a très bien réussi la première fois ! On a failli finir pulvérisés dans une explosion, puis ensevelis sous des tonnes de gravats. Bizarrement je n'ai pas envie de revivre l'expérience. Qui que soient ces hommes, ils sont dangereux et déterminés. Nous avons besoin d'aide. J'ai besoin d'aide... Je ne suis pas de taille là, admis-je, ma voix lasse accompagnant mes bras tandis que je les baissais dans un geste de découragement.
— Et si nous tentions les deux options ? proposa Carla d'une voix douce et conciliante. Vous signalez la disparition de
votre amie à la police et en parallèle vous continuez à suivre les pistes. S'il vous plaît, vous ne pouvez pas nous abandonner.
Ma première réaction fut : « Si, pourquoi pas, vous l'avez bien fait vous ! ». Puis je me rendis compte que c'était puéril et que surtout je ne pourrais jamais me le pardonner.
— D'accord, soupirai-je en me dirigeant vers la sortie. Je vais à la police maintenant, et si ça ne donne rien, je tenterai l'autre option.
— Attends, je t'accompagne.
Jude évidemment.
— Je croyais que vous n'étiez pas dans « le système », le raillai-je.
— Moi si, et je n'ai jamais dit que je t'accompagnerai jusque dans le commissariat. Allez, on y va.
Il me dépassa d'une démarche décidée et je n'eus plus qu'à le suivre jusqu'à ma voiture, en fulminant sur les hommes et leurs grandes enjambées.