Ils avaient toujours vécu reclus de la société, dans les plaines, là où l'herbe brillait d'un vert intense, et où l'air était encore pur. Là où la pollution n'avait pu les atteindre, et où les routes étaient bien trop éloignées pour voir un véhicule passer.
Ils n'avaient pas besoin de se mélanger, ni pour socialiser, ni pour se nourrir. Tout était fait maison, ils avaient leur propre élevage bovin, ovin et avicole, leurs propres terrains agricoles, et ils s'en sortaient du mieux qu'ils pouvaient en utilisant la culture manuelle et attelée, les favorisant à celle moto-mécanisée. Leur but était de vivre par soi-même, comme dans l'ancien temps, même la maison ne possédait pas d'électroménager et très peu d'objets venant du monde extérieur.
2084. La technologie avait parcouru un bon chemin et englobé le Monde entier, sans jamais atteindre son paroxysme. Pourtant, ils continuaient à réfuter toutes les nouveautés qui en faisaient baver plus d'un, et exploser les comptes en banques. Ils n'avaient pas besoin d'argent, seulement de leurs bras et de leurs jambes. Leur façon de vivre était à déplorer, et pourtant, c'était ce qui lui avait sauvé la vie.
Il n'y en avait qu'un au début. Durant sa jeunesse, une de ses rares escapades en ville lui avait coûté une dent et une magnifique rencontre. C'était ainsi qu'ils devinrent deux, Peter et Jade Atkins, suite à un mariage personnel et discret, vint leur premier enfant, Blake Atkins, et la seconde, Erin Atkins, de quatre ans sa cadette.
« Maman ! cria la dernière avec un grand sourire, J'ai fait du thé ! »
À une quinzaine d'années, elle voulait absolument apprendre à faire un breuvage aux herbes aussi excellent et goûteux que celui de sa mère. Elle qui avait mis la main à la pâte avant même d'avoir prononcé ses premiers mots, elle suit les traces de son modèle pour but de reproduire ses mêmes exploits, et pouvoir vivre d'elle-même, comme ses parents. Elle voulait surtout narguer sa mère en lui disant que son thé à elle, était plus succulent.
Lorsqu'elle entendit les escaliers grincer, elle se tourna brusquement pour se jeter sur elle, une tasse bouillante à la main, en prenant le risque d'en renverser le contenu. Cependant, elle fut plus surprise qu'excitée, quand son frère atteignit la dernière marche, un sac en toile jeté négligemment sur l'épaule, et parcouru la maigre distance entre l'escalier et la porte, sans lui adresser un seul regard. Erin détailla son visage qui était contorsionné en une grimace mécontente. Que s'était-il passé ? Elle n'avait pourtant pas entendu de cris et encore moins de coups. La maison était calme. Son père travaillait dans la ferme, et sa mère tricotait à l'étage sur son rocking chair, comme les vieilles grand-mères de leurs doigts fins et tremblants.
Elle savait que quelque chose n'allait pas, alors elle déposa la tasse et le suivit à l'extérieur tout en l'appelant.
« Blake ? Blake ! elle haussa le ton lorsque l'aîné marcha plus rapidement vers une direction inverse à celle de leur petit domaine en l'ignorant.»
Sans perdre plus de temps, elle courut en direction de la ferme, appelant son père avec les larmes aux bords des yeux. Avait-il décidé de les quitter ? Ce n'était pas la première fois qu'il l'envisageait. Une fois à l'intérieur, elle reconnut l'odeur familière des vaches, des bœufs et des moutons, et l'aperçut tout au fond. Rapidement, elle se mit à courir vers lui en emportant derrière elle un nuage de terre, de poussière et de foin. Celui-ci se dirigeait déjà vers sa fille, alerté par ses cris depuis l'extérieur.
« Papa, commença-t-elle essoufflée en hoquetant, Bla... Blake, il est parti ! »
Avant qu'il ne puisse lui en demander d'avantage, il entendit la voix de sa femme à l'extérieur, hurler le prénom de son fils. Sans plus attendre, il se précipita dehors, suivi de sa fille, pour voir Jade s'élancer dans la vaste étendue d'herbe, où au loin, leur enfant avait déjà pris une longueur d'avance. La panique le submergea alors que le jeune homme disparaissait au loin, et ses jambes se mirent à bouger seules, l'emportant le plus proche possible de son fils.
S'ensuit une course à travers la plaine, où des hurlements se mélangeaient à des sanglots, mais aucun n'arrêtait sa course pour autant. Le fugueur qui les voyait déjà venir accéléra sa marche, jusqu'à se mettre à écraser la verdure sous ses bottes monstrueuses, dans de longues enjambées. Fuir. C'était ce qu'il voulait. Il ne voulait plus vivre hors de l'autre monde, il ne voulait plus vivre comme un paysan. Il n'avait vu la civilisation que rarement en compagnie de son père pour chercher des livres ou des vêtements, après des heures de marches, et le peu qu'il avait découvert, lui avait amplement suffit. Il avait même appris qu'il y avait bien plus au delà, après la petite commune où il était tombé. Il voulait vivre, il voulait voyager, il voulait découvrir la ville, vivre comme un citadin, aller dans une vraie école et ne pas apprendre en lisant des bouquins mornes et rébarbatifs.
Après plusieurs minutes, l'homme de la famille avait enfin atteint son second en s'emparant de son sac en toile, le faisant tomber lui et son propriétaire.
« Mais t'es malade ? il l'empoigne par le col de son t-shirt, Tu comptes aller où comme ça ?! »
Blake ne lui laissa pas le temps, et se dégagea rapidement de sa poigne, se relevant et s'éloignant à une bonne distance de son géniteur sans pour autant fuir. Non, il allait lui dire la vérité, quitte à se faire enfermer dans une cage avec les poules. Le visage haut et fière, il le toisa du mieux qu'il put pour lui montrer sa détermination à s'en aller.
« Loin d'ici, répondit-il fermement.»
Le regard de son père a presque réussi à le faire défaillir, mais il reprit contenance en voyant les deux femmes de la famille s'approcher considérablement.
« Pourquoi ? Pourquoi tu veux partir ? dit la plus âgée en laissant ses larmes dégringoler pour s'échouer sur le parterre verdoyant.»
Il secoua la tête en pinçant ses lèvres, s'affaiblissant peu à peu en voyant dans quel état il mettait son entourage. Mais c'en était trop, il voulait partir, être libre. Il avait presque la vingtaine, rien ne le forçait à rester.
« Je veux vivre dans la ville, vous ne nous apportez rien en nous obligeant à rester ici ! Il y a des tas de choses là bas, pourquoi persister à rester si loin ? On a toujours été seuls, et quand vous mourrez, nous serons encore seuls ! déclare-t-il en désignant sa petite sœur et lui-même, Laissez nous découvrir le monde extérieur. Comment voulez-vous que l'on devienne indépendants en vivant en dehors de la société ?»
Alors qu'elle allait répliquer, son époux ne lui laissa pas le temps, l'arrêtant de son bras alors qu'elle s'apprêtait à s'avancer. Peter baissa la tête, l'air grave, puis la releva lentement, le regardant de toute sa hauteur, comme s'il était prêt à donner le coup final.
« Très bien. Tu veux être libre ? Soit, il se pencha pour ramasser le sac au sol, et le plaqua fermement contre le torse du jeune homme, Tu es libre. Deviens l'Homme que tu tiens tant à devenir, mais ne regarde jamais derrière toi.»
C'était sur ces derniers mots qu'il lui tourna le dos, le menton fièrement relevé, emportant avec lui sa femme et sa fille, qui tremblaient sans s'empêcher de regarder derrière l'homme fort et bien bâtit, le second garçon. C'était là qu'Erin l'avait vu remettre la lanière de son sac sur son épaule, et s'en aller au loin sans jamais se retourner, comme le lui avait ordonné son père. Et c'est ainsi que de quatre, ils étaient passés à trois.
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« Maman ? chuchota la jeune femme, Tu es réveillée ?»
Elle ressentit un pincement au cœur lorsque la femme autrefois belle et pleine de vie, ouvrit faiblement les yeux, et força un sourire quand elle vit sa fille de dix-huit ans. Cette dernière le lui rendit tant bien que mal, tenant fermement la tasse fumante entre ses longs doigts, pour éviter de craquer stupidement devant sa mère au visage pâle et cadavérique.
Des mois après le départ de son frère, elle avait remarqué un changement radical au sein de la famille. Le premier étant son père qui avait plongé dans le mutisme, ne parlant que de rares fois, passant son temps à travailler dans les champs ou dans la ferme. Parfois même, il sautait les repas, prétextant un manque d'appétit ou trop de travail. Même la nuit, il ne prenait pas le temps de s'endormir, tellement qu'un jour, elle l'avait retrouvé dans un des terrains, évanoui.
Sa mère, elle, était malade. Au début, il ne s'agissait que d'une petite fatigue, de petits vertiges, de petits mal de tête, mais au fur et à mesure, la maladie la clouait au lit pendant des jours, et son état n'avait fait que s'aggraver, dû au fait que son père refusait de l'entraîner dans la ville pour se faire soigner car les plantes médicinales étaient "plus efficaces", selon lui. Elle n'en était pas convaincue, mais ne voulait pas remuer le couteau dans la plaie, de peur qu'il lui reproche de vouloir également s'en aller.
Le plus étonnant fut le fait de voir, un matin, un produit qui n'était pas fait maison dans leur cuisine, caché dans un tiroir. Elle savait ce que c'était, mais espérait que c'était une erreur, qu'elle se trompait car clairement, cela n'avait rien à faire ici. Mais alors qu'elle observait le petit paquet plus attentivement, on le lui avait arraché des mains. Plus précisément, son père le lui avait pris, tout en lui lançant un regard mauvais, sûrement pour masquer sa honte. Elle n'avait plus de doute, alors, elle s'était risquée de lui poser la question, sans jamais avoir de réponse, seulement des pas furieux et un claquement de porte. Mais elle sut que son père fumait, lui qui condamnait ce genre de pratique bonne qu'à vous pourrir la santé , elle venait de découvrir une autre facette de son géniteur. Un visage qu'elle aurait aimé ne jamais voir.
« Je t'ai fait du thé, dit-elle en lui tendant la tasse brûlante.»
La malade s'assit difficilement en s'adossant à la tête de lit, aidée par sa fille unique. Ses doigts frêles et ridés s'attardèrent sur la peau douce et rosée de la jeune femme, caressant sa joue avec son pouce, avant de la retirer et prendre le mug. Elle en prit une gorgée en fermant les yeux, savourant le goût mielleux du breuvage. Ses paupières s'ouvrirent, laissant découvrir deux prunelles scintillantes, et accentuées d'un sourire étincelant.
« L'élève a enfin dépassé le maître, déclara-t-elle malicieusement.»
Erin lâcha un rire, pas très convaincant mais ça en restait un. Elle appréciait le fait que sa mère continuait à la faire rire malgré toutes ses souffrances, dont l'absence des deux hommes de la famille. Soudainement, la plus âgée relâcha son souffle en se pliant en deux et grimaçant. Son premier réflexe fut de s'emparer de la tasse et la poser sur la table de chevet, avant de lui caresser le dos dans un geste affectueux, et l'aider à s'allonger. Elle décida de la laisser se reposer, et de revenir l'appeler pour le dîner.
« Dors bien, maman, murmura-t-elle en lui embrassant le front.»
Mais celle-ci était déjà loin.
La jeune femme descendit les escaliers en soupirant. C'était trop de poids à porter sur ses maigres épaules. Comment, durant toute sa vie, elle avait réussi à aider ses parents dans les tâches, tout en se préoccupant de son apprentissage en lisant tous les livres que leur père apportait dans ce but ?
En parlant de ce dernier, elle le vit, à travers la vitre tachetée de la fenêtre, sortir de la ferme, alors qu'elle vidait le contenu de la tasse dans l'évier. D'un coup, elle tordit son visage dans une grimace mécontente et sortit précipitamment vers l'homme qui lui avait tout pris, quitte à subir ses foudres, elle voulait parler, crier, s'énerver, cogner. Elle était prête à en venir jusque là pour lui montrer qu'elle en avait marre de ces conditions de vie. Son frère n'avait peut être pas tort finalement. Aurait-elle dû le suivre ?
Ses pieds martelaient le sol pour parcourir la distance qui la séparait de son horrible père, celui qu'elle avait tant admiré pour sa robustesse.
« Qu'est-ce que tu fais ? débuta-t-elle en cachant sa colère.»
« Ça ne se voit pas ? répondit-il sèchement en lui tournant le dos, transportant un sac de foin avec lui.»
Depuis qu'elle avait découvert son secret, il devenait de plus en plus froid avec elle, ne lui adressant que quelques paroles qui souvent, étaient des ordres, ce qui l'agaçait considérablement. Elle pénétra les lieux juste à sa suite, puis fut agressée par une odeur qu'elle reconnaissait désormais, à force de la sentir sur son père, sans jamais lui faire la remarque. Cependant, elle ne put empêcher la phrase de s'échapper.
« Tu fumes ici ?! s'exclama-t-elle en essayant de dégager l'odeur de son nez en éventant sa main près de son visage, avec une grimace de dégoût.»
La remarque ne plut pas à son père qui la foudroya du regard en s'approchant l'air menaçant, l'index tendu vers elle. Elle se recula en direction de la porte par crainte, mais s'arrêta tout de même devant l'ouverture au cas où elle devrait fuir si son père décidait de devenir violent.
« Tu ferais mieux de partir d'ici, la menaça-t-il en lui tournant le dos.»
Pour lui, la discussion était close, mais elle refusait de s'arrêter là, voyant la limite se rapprocher de plus en plus.
« De la ferme ou de ta vie ? cracha-t-elle.»
Peter se figea lorsqu'il entendit ces mots. Jamais sa fille ne s'était opposée à lui, et s'était encore moins montrée insolente envers lui. Il reçut ses paroles comme une douche froide, comme s'il se disputait avec son fils, une énième fois. Sauf que Blake était parti, et que sa petite fille n'avait plus d'estime pour lui.
« Erin, si tu veux suivre les pas de ton frère, tu peux le faire, mais ne te..., commença-t-il.»
« Ne te retourne jamais, ouais, j'ai saisi, le coupa-t-elle froidement, Mais je ne compte pas laisser maman seule avec toi. Tu ne prends même pas soin d'elle ! Tu ne fais que travailler et nous ignorer, déjà que notre cercle d'amis ne se résume qu'à toi, plus tu lui montres que tu ne veux pas d'elle, plus elle va mal, elle prend une grande inspiration en fermant les yeux, essayant de contrôler ses tremblement, Blake avait raison, on aurait dû partir. Toutes les deux.»
Sans lui laisser le temps de répondre, elle s'enfuit loin de lui et de l'habitacle qui devenait trop étouffant. Il était abasourdi, le seau d'eau qu'il tenait dans ses mains se renversa au sol, répandant le liquide froid sur ses chaussures et le sol salit. Mais ça l'importait peu. Il venait de perdre son deuxième enfant.
Erin courait toujours en direction de la maison sans se retourner, ravalant les larmes qui lui piquaient les yeux. Elle refusait de s'attrister pour un homme qui n'en valait pas la peine. Elle devait rester forte pour faire face à sa mère.
Elle s'appliqua à faire le dîner, épuisant les derniers produits dont ils disposaient. Ils ne pouvaient pas en cultiver trop d'un coup, sinon ils pourrissaient, dû au manque d'électroménager pour les conserver au frais. Elle souffla, épuisée de cette vie qui lui paraissait paradisiaque, autrefois.
Une fois le repas fait, elle prépara un plateau où elle disposait de quoi manger pour elle et sa mère, puis monta les escaliers, afin de pouvoir rester avec elle. Devant la porte, elle la poussa à l'aide de son dos, et entra dans la pièce froide, comme toujours.
« Je t'apporte ton repas, maman, déclara-t-elle d'une voix douce.»
Voyant son manque de coopération, Erin posa le tout sur la commode et s'approcha du lit. Elle s'agenouilla à son chevet, en soupirant, la mine fatiguée, et tendit la main pour lui caresser la joue.
« Maman, tu do..., elle s'interrompit lorsqu'un hoquet lui échappe.»
Elle se pinça les lèvres en tâtant le visage de sa mère, s'attardant sur sa peau froide et plus pâle qu'avant, ce qu'elle n'aurait cru possible. Elle observa son expression calme et apaisée, ses paupières fermement closes, qui ne pourront plus jamais laisser ses magnifiques yeux couleur jade rayonner. Elle retint de justesse un sanglot qui se bloqua dans sa gorge, mais elle ne put empêcher un bruit d'étouffement s'échapper. Elle secoua sa tête plusieurs fois, inspira profondément, avant de relâcher tout l'air de ses poumons, le nez, les yeux et les lèvres légèrement rougis. Elle se pencha sur sa mère, et lui embrassa le front, une dernière fois.
« Repose en paix, maman.»
C'est alors que de trois, ils devinrent deux.
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Un an plus tard, de deux, ils passèrent à un. Seule Erin restait. Son père avait succombé à des heures acharnées de travail et au manque de sommeil, ainsi que la cigarette, rejoint par l'alcool peu de temps après la mort de Jade, avaient eu raison de lui. Après avoir vu sa femme sur son lit de mort, Peter n'avait pas lâché une seule larme. Il s'était seulement contenté de faire demi-tour et retourner à son travail. Erin l'avait elle-même enterrée, attristée mais également en colère face à la réaction de son géniteur, celui qu'elle voyait briller, autrefois. Néanmoins, elle l'avait surpris en pleine nuit, du haut de la fenêtre de sa chambre, agenouillé devant la tombe de sa mère, pleurant son amour perdu et ses regrets. Elle avait hésité à creuser une deuxième tombe pour son frère, et une troisième pour elle-même, pour montrer à son père qu'il était désormais seul.
Sans étonnement, la prochaine tombe fut celle de cet homme qui avait abandonné sa famille. Il n'en méritait pas une, mais elle l'avait quand même fait, en mémoire de l'époque où son innocence était encore intacte, croyant que son père était un brave, ignorant son côté sombre.
Elle était désormais seule. Seule face à ses démons. Seule face à l'inconnu. Et seule, pour retrouver son frère.