Lyra
Jake est tendu. Tout dans sa posture m'indique qu'il va fuir, que c'est trop pour lui. J'ai toujours su qu'il serait difficile pour une autre personne de vivre avec mon passé, mais j'avais espéré que, lui, il pourrait l'accepter. Je ne sais toujours pas si j'ai vu juste et qu'il a une copine. Il s'apprêtait à m'expliquer la situation quand une ombre de mon passé s'est mise en travers de ma route. J'ai pris peur et j'ai foncé tête baissée dans cette course poursuite. Heureusement qu'on a réussi à les semer. Je suis sûre d'une chose cependant, mon frère n'était pas présent. Il a d'abord envoyé ses subordonnés pour vérifier si je me trouvais bien ici, dans cette ville reculée de la Caroline du Sud. À bien y penser, je n'aurais pas dû me contenter de changer de ville, j'aurais dû quitter le pays. Mais quitter les États-Unis m'était inconcevable. C'est ce que j'ai toujours connu.
Je suis consciente de ne plus être en sécurité maintenant. Bientôt il saura où j'habite et je devrai lui faire face. Je pourrais fuir à nouveau, je le devrais même, mais je suis fatiguée. Je n'ai plus envie de participer à cette course contre la montre. Cette fois-ci, je vais me battre. Si c'est la confrontation qu'il veut, confrontation il y aura. J'ai la ferme intention de protéger ce qui m'appartient. Que ce soient mes amis, ma maison, mais surtout mon avenir. Il n'est pas question qu'il ait le contrôle sur moi à nouveau. Plutôt mourir que d'être sous son emprise une seconde fois.
Les mouvements de Jake me tirent de mes pensées. Il semble toujours indécis. Fuir ou rester ? J'ai envie de le supplier de ne pas m'abandonner, mais je n'en fais rien. Je ne peux pas m'imposer, pas après lui avoir raconté le pire.
Il s'arrête finalement de marcher, puis se tourne vers moi, une main sur le menton.
— Écoutes, Lyra. Tu me plais vraiment, mais ça, c'est trop. Je ne peux pas tout risquer pour être avec toi, je ne peux pas la perdre une seconde fois.
Je sais qu'il parle de Maddie, qui qu'elle soit. Et même si mon cœur saigne à l'entente de ses mots et que ma tête me crie de lui demander ce qu'elle représente pour lui, je me tais. Qu'est-ce que ça changerait de toute façon ? Ça ne ferait que me briser davantage. Je me contente donc d'hocher la tête, résignée. Au fond, je comprends sa décision. Même si ça fait mal de l'entendre, je me doutais déjà de la finalité de cette histoire. Qui voudrait d'une femme brisée qui se trimbale un passé de dingue et dont la famille est à ses trousses ? Ce serait de la folie, même moi, j'en suis consciente.
— Je suis désolé.
C'est tout ce qu'il trouve à dire avant de tourner les talons et de disparaître dans la nuit.
Je reste plantée là, les larmes menaçant de couler encore une fois et le cœur fissuré. De tout ce que j'ai pu ressentir dans ma vie, le sentiment d'abandon est le pire. Je l'ai éprouvé quand ma mère nous a quittés et je ne pensais plus jamais souffrir autant, mais le départ de Jake a la même saveur.
Au bout d'un moment, je cesse de fixer la nuit devant moi. Je sèche les larmes qui ont coulé sur mes joues et j'enfourche la moto. Cette fois, le vrombissement du moteur ne me procure aucun plaisir, ça a plutôt le goût du désespoir.
Je me mets en route. Je parcoure le chemin en sens inverse. J'ignore où a pu aller Jake avec pour seul moyen de transport ses pieds, mais il n'est nulle part en vue. Je profite malgré moi de ses derniers instants de plénitude, parce que je sais que le pire s'en vient. Le calme avant la tempête. Et j'ai l'impression que ce sera tout un ouragan qui dévastera le sud des États-Unis.
***
Après avoir ramené la moto, je me suis confondue en excuses auprès de mon patron pour avoir quitté les lieux subitement. J'ai prétexté un problème familial urgent – ce qui n'est pas tout à fait faux. Je sens que mes collègues sont suspicieux quant à ce qui s'est réellement passé, mais personne n'a osé m'interroger. J'ai dû mettre mon cursus universitaire sur pause. Je refuse de mettre d'autres étudiants en danger. Je suis persuadée que mes professeurs n'ont pas compris ma décision, mais comme j'ai envoyé l'annonce de mon départ par mail, ils n'ont pas eu la chance de s'interposer. Je n'ai pas encore fait part de ma décision à Kyle. Je retarde le moment où je devrai tout déballer. Autrement, il ne comprendrait pas, lui non plus.
Les cauchemars s'intensifient. Je me réveille en sueur toutes les nuits avec un nœud dans l'estomac. J'ignore pourquoi, mais c'est dans ces moments-là que je pense à Jake. Sa seule présence m'apportait un certain réconfort. Quand il m'a prise dans ses bras cette nuit-là, je me suis sentie soulagée, en sécurité. Je sais qu'il ne veut pas de moi dans sa vie, que ça gâcherait sans doute ses projets d'avenir, mais je me contenterai de son amitié s'il le faut. Maintenant qu'il sait tout, c'est la seule personne avec qui je pourrais en parler librement.
Il me manque. Plus que je ne veux bien l'admettre. Je suis passée à la salle plusieurs fois pour évacuer le trop plein d'émotions et faire baisser mon état de stress. J'avais espoir de le voir. Je me suis dit que maintenant que la poussière était retombée on pourrait discuter.
Si j'étais quelqu'un d'autre je pourrais presque rire de la situation. Comment puis-je encore naïvement espérer qu'il m'adresse de nouveau la parole ? Qu'il me pardonne de lui avoir caché non seulement une part de moi, mais tout un passé ? Peut-être que je m'accroche à lui comme une bouée de sauvetage. Peut-être que je lui donne plus d'importance qu'il n'en a réellement ou que je suis seulement en manque d'attention. Que le départ de ma mère est ce qui m'a le plus bousillée en réalité, que mes émotions sont éparpillées parce que je n'arrive pas à faire le deuil de la personne la plus importante de ma vie et que c'est pour cette raison que j'accorde autant d'importance à ma relation avec Jake. Le plus dur dans tout ça, c'est que je les comprends tous les deux. Ils ne sont pas partis par lâcheté, mais par nécessité. J'ai su respecter le choix de ma génitrice, sans jamais chercher à la retrouver, alors pourquoi ne puis-je en faire autant avec lui ?
***
Deux semaines. Cela fait deux semaines que je ne l'ai pas vu. Il n'est pas venu au bar une seule fois. Il a même déserté le Ladies' Night jeudi dernier. J'avais espoir de pouvoir le voir danser, d'échanger avec lui quelques regards, à défaut de pouvoir lui parler, mais rien. Nada. C'est comme s'il avait disparu.
Pour combler mes journées libres, je m'entraîne ou fait du temps supplémentaire au bar. Ça m'occupe l'esprit le temps de quelques heures, avant de me retrouver de nouveau seule entre les murs de mon appartement. Le reste du temps, je travaille sur un projet secret avec Mike et je prends des cours d'informatique par correspondance. Ce ne sera peut-être pas demain la veille, mais, un jour, je l'aurai ma vengeance.
***
Décembre
Au bout de trois semaines, je suis carrément désespérée. Je quitte mon appartement dans le but de me rendre chez Jake. Mon besoin de le voir surpasse mon envie de le protéger. Je veux avant tout vérifier qu'il va bien, qu'on ne s'en est pas pris à lui pour m'atteindre.
Devant la porte de sa maison, j'hésite à sonner. Le trac commence à embarquer et je ne suis plus certaine d'avoir pris la bonne décision en venant ici. J'aurais préféré m'annoncer, mais on n'a jamais échangé nos numéros de téléphone. Mon cœur cogne si fort dans ma poitrine qu'il menace d'en sortir. Mes mains sont moites et je sens une goutte de sueur dévaler mon dos. Cogner ou partir ? Sonner ou courir ?
Partir serait choisir la facilité et désormais, je ne veux plus fuir.
Je prends une grande inspiration, compte jusqu'à deux et laisse mes poumons se vider de leur air. Mes paupières closes s'ouvrent et j'appuie sur le bouton de la sonnette avant de me dégonfler.
J'entends des pas de l'autre côté du battant et quand la porte s'ouvre enfin, je suis prise d'un élan de panique.
Mes yeux s'arrondissent de surprise alors que mon regard descend vers le bas, juste à la hauteur de ma taille.
Devant moi, se tient une petite fille aux cheveux brun chocolat et aux grands yeux sombres, les mêmes que ceux de Jake. Mon cerveau tourne à cent à l'heure mais ce n'est que lorsqu'elle ouvre la bouche que je percute réellement.
— Papa, c'est qui la dame ?
— Maddie, je t'avais dit de ne jamais ouvrir aux inconnus, soupire une voix provenant de ce que je devine être la cuisine.
Mes yeux fixent toujours la petite bouille devant moi. Je la dévisage et, pourtant, elle me sourit. Elle ne doit pas avoir plus de quatre ou cinq ans, six tout au plus. Si mes calculs sont exacts, elle est née alors que Jake était encore au lycée...
Et là, je comprends. Il a abandonné le hockey pour s'occuper d'elle. Il enchaîne les petits boulots pour elle. Le centre de son univers. Sa fille.
Je n'ai toujours pas bougé d'un iota quand Jake se poste finalement derrière Maddie. Son sourire s'évanouit quand il me voit. Ses mains se posent sur les épaules de sa progéniture en signe de protection. Il la protège de moi.
— Je... bégayé-je.
— Tu ?
— Elle...
Il se baisse pour être à la hauteur de sa fille et m'annonce avec des étoiles dans les yeux :
— Je te présente ma fille, Maddie. Maddie, poursuit-il en se tournant vers moi, je te présente Lyra.
J'ignore comment j'arrive à bouger après un tel choc, mais je m'accroupis à mon tour et lui tends la main.
— Ravie de te rencontrer, Maddie.
Elle pose sa petite main dans la mienne. Si douce et fragile.
— Bonjour, me dit-elle timidement. Tu veux entrer ? Papa a fait des spaghettis.
Mon regard se pose sur Jake alors que je me remets debout.
— Je ne voudrais pas déranger.
Maddie supplie Jake du regard et après avoir roulé des yeux, il abdique.
— Entre, il y en a assez pour nous trois. J'imagine que tu as quelques questions, alors on pourra parler après le repas.
Son ton est neutre, mais au moins, il accepte de discuter. C'est une petite victoire.
Je pénètre dans son antre en suivant Maddie qui me tire vers la cuisine. Sa main dans la mienne me ramène à une vérité que je n'aurais jamais envisagée. Il a bien une fille dans sa vie. La sienne. Je n'arrive toujours pas à y croire.
— Ici, c'est ma place et au bout de la table c'est celle de papa. Tu peux t'asseoir à côté de moi, si tu veux.
Je lui rends son sourire et hoche la tête. J'ignore pourquoi, mais elle semble m'avoir adoptée.
Jake termine de préparer le souper et, en attendant, je dessine avec Maddie. Ses yeux ne cessent de passer d'elle à moi, comme si je risquais de disparaître avec elle. Je suis consciente que ce n'est pas de moi qu'il a peur, mais de ceux qui me pourchassent. En revanche, ça fait mal de constater qu'il n'a pas confiance en moi.
— Maddie, c'est ton vrai nom ou c'est un diminutif ?
— Qu'est-ce que c'est un diminutif ?
— C'est quand on raccourcit un nom, ça s'appelle aussi un surnom.
— Son nom complet est Maddison, répond Jake dos à moi.
— Oui, Maddison, confirme la gamine. Mais il n'y a que Papi et Mamie qui m'appellent comme ça. Avec mes oncles et Papa, c'est juste Maddie.
— Tes oncles ? demandé-je surprise.
— Oui, les amis de papa. Il y a tonton Aiden, Dom et Julian. Tu les connais ?
— Je les ai rencontrés une fois. Ils sont où d'ailleurs ? Je croyais qu'ils habitaient ici.
— Ils sont partis en tournoi avec leur équipe de hockey. Papa aussi jouait au hockey avant. Il a dû arrêter pour s'occuper de moi.
— Maddie, je te l'ai déjà dit ce n'est pas uniquement à cause de ça que j'ai arrêté.
— Peut-être, mais ça te rend triste. Tu aimes le hockey.
— Ma puce, jamais je ne serai triste de t'avoir dans ma vie, la rassure Jake en se baissant pour être à sa hauteur et la prendre dans ses bras.
Je découvre une nouvelle facette de lui. Je ne le voyais pas dans le rôle d'un père aimant et protecteur, mais ça lui va si bien. Je ne peux m'empêcher de me demander où est sa mère. Pourquoi est-ce que Jake n'habite pas avec elle ? C'est elle qui a la garde de la petite ?
— Je n'ai pas envie d'aller chez Papi et Mamie, demain. Je veux rester avec toi, Papa.
— Je sais, ma puce. Je voudrais que tu restes aussi, mais on n'a pas le choix, tu comprends.
Elle hoche la tête, mais une larme solitaire s'échoue sur sa joue. Jake la cueille de son pouce et efface sa tristesse d'un baiser, ce qui lui redonne le sourire.
Il va ensuite chercher les assiettes sur le comptoir de la cuisine pour les déposer sur la table. J'aide Maddie à ranger ses dessins pour faire de la place pour le repas.
La petite nous raconte toutes sortes d'anecdotes durant le souper. Elle nous parle de ses amis et du nouveau chien de son voisin avec qui elle joue de temps à autre. Elle est tellement mignonne. Je suis complètement sous le charme. Et encore plus sous celui de Jake. Qui aurait cru que je m'enticherais d'un père célibataire ? Pourtant, c'est sa façon de regarder sa fille, comme si c'était la prunelle de ses yeux qui me fait fondre.
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Alors, surpris de l'identité de Maddie ? Vous aviez devinez ? Dites-moi tout ! :)