6 décembre
C'était le moment.
En face de lui, Lizzie faisait une dernière vérification des paramètres de la vidéo ; elle voulait être certaine que les fonds créateurs fonctionnaient.
[Ce n'était pas son coup d'essai. En réalité, plusieurs de nos vidéos de live repostées sur la plateforme de Stream faisaient le buzz. Dont celle que j'avais loupée la veille.]
— Monétisation activée, c'est bon. Vous êtes tous prêts ?
Installés derrière leur écran respectif, Clem et Py hochèrent la tête tandis que Chris grommelait tout en cherchant Cam des yeux. Lizzie replaça une mèche de cheveux derrière son oreille de lutin et vint se planter face à son ami.
D'un regard bref, il détailla son apparence et l'adorable maquillage de Noël qu'elle arborait.
Sur son front, des boules de Noël scintillantes vertes et rouge lui font un diadème. Elles sont tellement bien réalisées que certaines semblent en relief !
Sur ses paupières, des sucres d'orge qui semblent s'enfuir sur ses joues jusqu'à ses oreilles ornées de boucles à l'effigie des sucreries.
Consciente du regard de Chris sur elle, Lizzie tournoya sur elle-même.
— Tu aimes, Chouchou ?
— J'adore.
— Et comme ça, je suis assortie à ta sœur !!
— Quelle coïncidence.
Amusée, la jeune femme leva les yeux au ciel.
— On se demande qui est responsable de ce... de cet...
— De cette gémellité vestimentaire, proposa Chris en s'esclaffant.
— Voilà. Chris... je te trouve bizarre. Ça va aller ?
— Je gère, je te l'ai dit cet aprèm.
[Est-il utile de préciser que je ne gérais rien du tout ? Je flottais au-dessus de la réalité. Oui, voilà, c'est ça. Je flottais en dehors de moi, me laissais porter par le courant, confiant en mes capacités de gestion de la situation.
Non, je plaisante, j'étais juste complètement stone à cause de l'anxiolytique combiné à la bière !]
Lizzie émit quelques réserves que Lise balaya d'un geste : cette dernière trouvait son frère au top de sa forme. Pas trop pâle, souriant et presque pas asocial.
[Je l'ai bien évidemment corrigé d'un beau « on dit insociable, en fait », qui a fait rire mon amie et bougonner ma sœur. Même à l'ouest, je reste le même, l'anxiété sociale en moins.
Enfin... un peu en moins, ce n'est pas non plus une potion magique. Je me sentais fébrile, à la limite de vomir de voir la place du village noir de monde, mais en même temps capable de surmonter ça alors qu'en tant normal, j'aurais fui.]
Sur la place, les enfants de l'école primaire entamaient leur dernière chanson, accompagnés des membres de la chorale qui s'installaient derrière. Lizzie étudia la foule et se plaça face à elle et aux enfants, de sorte que personne ne fut dans le champ de la caméra.
Puis, au cas où des badauds passeraient dans le cadre, elle flouta l'arrière-plan afin que seuls Chris et elle fussent reconnaissables. Enfin, Lizzie lança le décompte tandis que Chris déglutissait.
[Je n'étais pas si bien que ça, finalement, mais j'avais le mérite de ne pas vouloir fuir.]
— Trois... deux... un, c'est parti !
< Bonjour à tous, s'exclama Py en faisant un geste de la main, et bienvenue dans le premier de nos quatre lives de Noël ! Pour rappel, l'argent collecté lors de ces lives reviendra entièrement à l'association « Un Noël pour tous », alors n'hésitez pas à envoyer des cadeaux et des dons en cliquant sur l'icône de cadeau en bas à droite de votre écran ! Et maintenant, je laisse la place à Lizzie et Khrys !>
— Merci Slayer, enchaîna Lizzie. Nous sommes actuellement sur la place principale de Bergheim. En fond sonore, vous pouvez entendre le dernier chant des enfants de l'école, c'est pourquoi je ne vous montrerai pas les lieux tout de suite ! Mais après... croyez-moi, ça va envoyer du lourd avec la chorale du village ! N'oubliez pas que vous pouvez à tout moment nous envoyer des questions, des commentaires ou autre que Slayer et la Dame Sanglante se chargeront de lire pour nous !
< D'ailleurs, nous avons une question de BG2000, qui se demande pourquoi Chris n'était pas là hier soir, intervint Clem.>
Lizzie braqua le téléphone vers Chris qui, malgré son état semi-euphorique, mit quelques secondes à se reprendre et resta incapable de regarder l'écran.
— Euh, salut. Désolé pour hier soir, mon chat a mangé mon cube et j'ai dû aller chez le véto avec Cam. Mais tout va bien, il a vomi et on est rentré. Le chat a vomi, pas Cam. Et Cam, pour ceux qui ne savent pas, c'est mon voisin qui adore venir voir nos lives. Voilà. Et c'est lui que vous allez voir chanter dans un moment. Et, Lizzie, steuplait, tu veux pas enchaîner, je sais plus quoi dire !!
Compatissante, Lizzie reprit le contrôle du live. Elle babilla à propos de l'incroyable décoration de la place ; montra les chalets de bois rangés le long des maisons dans l'attente du marché de Noël qui rouvrirait le vendredi soir ; décrivit le sapin et promit de le montrer en fin de live, quand la foule aurait quitté les lieux. Elle évoqua aussi la boîte aux lettres du Père Noël.
Py ponctuait ses phrases de blagues qui ravissaient les viewers. Clem, elle, commentait toutes les questions. Quant à Chris... il préféra se faire oublier pour le moment. Les mains enfouies dans ses poches, il écoutait les chants noyés par le brouhaha de discussions.
Enfin, la ribambelle de lutins coiffés de bonnets rouges acheva sa dernière note...
[Très fausse, la note, comme le reste du concert. Un vrai massacre qui a pourtant mis la larme aux yeux de presque tous les parents. Mais j'en ai bien repéré deux ou trois qui baillaient et s'occuper sur leur smartphone. Comme je les comprends.]
... et alors que Chris pensait qu'ils déserteraient enfin l'espace délimité par des barrières, ils se mirent à hurler.
— Saint Nicolas ! Saint Nicolas ! Saint Nicolas !
De quoi pousser Lizzie à raconter sommairement l'histoire de Saint-Nicolas à leurs viewers avant de braquer son téléphone sur le balcon de la mairie. Sous les piaillements ravis des enfants, le vieux bonhomme vêtu de sa longue robe violette et blanche faisait son apparition.
Pendant que l'homme saluait les enfants et leur demandait s'ils avaient été bien sages, Chris tira son casque antibruit de sa sacoche, le mit par-dessus son bonnet et rabattit la capuche de son hoodie pour plus de discrétion.
[On peut le dire, je faisais plus acte de présence qu'autre chose, ce soir-là. Et on peut le dire... ça ne m'a absolument pas dérangé ; j'en ai profité pour essayer d'apercevoir Cam au-dessus de la masse de gens.
Un bel échec, d'ailleurs, c'est fou ce que les parents de certains gosses sont grands ! Et je ne parle même pas de ceux qui avaient hissés leur mini-eux sur leur épaules.]
— Moi, je vais le voir de plus près ! s'exclama Lise, qui était restée silencieuse depuis le début du live. Lizzie, tu viens ?
— J'arrive ! Je veux juste avoir aussi l'image de... Voilà ! Vous le voyez, le cornichon tout en noir avec les chaînes derrière le Saint Nicolas ? C'est le Père Fouettard ! Il remplace les sucreries des enfants pas sages par des morceaux de charbon !
< Girl230 nous dit : Chez moi, le père Fouettard vient avec le Père Noël et il casse les jouets, j'ai été traumatisée, lu Clem.>
— J'en avais peur aussi, intervint Chris, un brin ailleurs. Mais ma mère nous a juré qu'il viendrait jamais chez ni, ni à la Saint Nicolas ni à Noël parce qu'elle et mon père installaient des tapettes géantes pour lui faire peur. « C'est comme ça qu'on traite les rats », qu'elle disait.
< Woooo, on se calme BG2000, y a des mineurs qui regardent ! pesta Clem.>
Interloqués, Lizzie et Chris se penchèrent sur l'écran.
— Chris, je crois que tu as un fan, murmura Lizzie.
— Un fan dérangé, ouais, grommela-t-il en retour.
[Oui, parce que le charmant BG2000 venait de suggérer que si je n'étais pas sage, il était volontaire pour me donner des coups de trique à la place du Père Fouettard. Sur le coup, j'ai juste été mal à l'aise. Avec le recul, je me dis que j'aurais dû comprendre : il n'y a pas 10 000 mecs dérangés fan de moi.]
Pendant que Py et Clem rappelaient les règles du live, les exigences de respect et de remarques tout public, Lizzie rebascula la caméra vers son visage, puis commença à marcher vers la foule qui s'amassait un peu plus contre les barrières : Saint Nicolas était descendu et saluait à présent les enfants. Il souriait à l'un, ébouriffait les cheveux d'un autre, serrait la main d'un parent, puis celle d'un enfant.
Attentive à ne montrer aucun visage, Lizzie se glissa parmi les badauds jusqu'à la grille. Les enfants de l'école commençaient à rentrer dans la mairie. Les parents à s'éloigner pour les rejoindre de l'autre côté du bâtiment.
L'endroit se clairsemait enfin, pour le plus grand bonheur de Chris. Lise en profita pour se ruer vers le chalet vendant thé de Noël, chocolat et vin chaud.
[Enfin, ça n'a pas duré puisque mon adorable Cam et son fan-club de petites vieilles de la chorale ont interprété plusieurs chants de Noël ensuite. Il y avait juste moins d'enfants et plus d'adultes.]
Lorsque le dernier lutin à bonnet rouge eut disparu, Lizzie inversa une nouvelle fois sa caméra. L'immense sapin scintillant remplit l'écran. La boîte aux lettres du père Noël, entortillée dans une multitude de guirlandes rouges aussi.
En jetant un œil sur l'écran, Chris put voir que les Viewers s'extasiaient de la vue. Cette petite place pavée, ces chalets de bois, le superbe bâtiment qu'était la mairie... tous (ou presque) trouvaient l'endroit magnifique et romantique. Le décor parfait pour Noël.
Bien sûr, la manière dont Lizzie présentait les choses y était pour beaucoup dans le succès du live. Elle savait leur transmettre son amour des choses, son émerveillement et ses attentes. Très naturellement, et, alors que Cam et ses comparses mettaient un peu de temps à se mettre en place, la jeune femme dévia le sujet sur E&W.
Elle maintint l'attention des viewers en évoquant les événements de Noël que les développeurs avaient intégrés au jeu. Elle s'enthousiasma d'avoir presque fini la quête de Noël, tandis que Chris avouait a demi-mots qu'il ne l'avait pas commencé.
Lise revint en toute discrétion. Elle glissa un vin chaud dans les mains de son frère et un thé de Noël dans ceux de son amoureuse.
Joyeuses, les deux jeunes femmes trinquèrent avant d'avaler une gorgée de leur thé respectif, puis d'inverser leur gobelet. Elles irradiaient de bonheur, et Chris ne put s'empêcher de ressentir une pointe de jalousie en les voyant si proches et si heureuses.
[Alors, oui. Oui, j'étais couillon. Parce qu'en les observant, je regrettais de ne pas vivre ça. Je mourrais d'envie de vivre ça, même. Avec Cam, bien évidemment.
Cam qui se trouvait à quelques mètres de moi à espérer que j'ouvre enfin les yeux pour que nous vivions ces moments tendres tous les deux.]
Dans un soupir, Chris vida son vin chaud. La chaleur du breuvage lui fit du bien. Elle raviva son état de bien-être, délia un peu sa langue pour le pousser à parler un peu avec les viewers. Il réussit presque à se convaincre que c'était un live comme les autres. Qu'il lui suffisait de ne jamais regarder le téléphone, et tout se passerait bien.
[Et en effet, au début, tout s'est bien passé. Mais il a fallu que la présidente du club des retraités prenne la parole pour annoncer la deuxième partie du concert et à partir de là... tout est parti en vrille.]
À mesure que les spectateurs s'amassaient autour d'eux, Chris perdait le fil de la conversation. Chaque effleurement le tendait. Chaque bousculade le crispait. Chaque cri bourdonnait à ses oreilles malgré son casque antibruit.
Tant qu'ils étaient restés à l'écart, le jeune homme avait surmonté ses angoisses sans trop de problèmes. Mais à présent que des inconnus se pressaient dans son dos, il avait la sensation d'étouffer. Il était coincé au milieu de cette foule. Prisonnier de cette masse mouvante et bruissante.
Impossible de fuir.
Cette prise de conscience obscurcit ses pensées.
Impossible, également, de se recroqueviller.
Malgré le froid, la sueur inondait son dos. Ses mains tremblaient. Sa vue se troublait. Avec des doigts fébriles, Chris desserra son écharpe. Dézippa le haut de son manteau et inspira une grande goulée d'air sans pour autant se sentir mieux.
Clem fut la première à détecter son malaise. Lizzie la deuxième. Et Cam le troisième.
Ignorant la chef de chœur, il se détacha du groupe de chanteurs pour venir à grands pas vers son ami.
— Viens, ordonna-t-il.
Perdu, Chris leva les yeux vers lui.
— Passe par dessus la barrière et viens avec moi.
Le masque antibruit déformait la voix de Cam autant que son état léthargique. Toutefois, Chris obéit. Il se hissa sur la barrière en fer, l'enjamba, saisit la main que son voisin lui tendait.
Chris eut tout juste la présence d'esprit de lui demander où il comptait l'emmener avant que la main de Cam ne se referma sur la sienne.
—Je te donne le choix, chuchota Cam en libérant les doigts de Chris. Soit tu retournes vers ta Team et tu tournes de l'œil, soit tu t'enfuis par la mairie... soit tu restes chanter avec moi.