Ce sont les rayons du soleil qui entrent dans la pièce qui la réveillent. Sa petite main vient attraper son pendentif qu'elle a gardé toute la nuit. Un sourire éclaire son visage. Ce n'est pas un mirage, ou un simple rêve. Le Prince leur a fait un véritable cadeau.
Elle se lève, partagée entre l'excitation de rentrer chez elle, l'appréhension de revoir sa mère et la tristesse de quitter ses amis. Elle balaye un instant la pièce et les observe s'éveiller. Farid est déjà debout et habillé, alors que les filles ouvrent à peine les paupières.
Ils se préparent en silence, en échangeant de grand sourire ou des regards nostalgiques dans lesquels leurs aventures repassent encore.
Ils sortent ensemble de leur pièce commune pour rejoindre la salle de réfectoire, dont ils commencent à connaître l'emplacement. Edwina profite une dernière fois des murs si bien décorés, des lustres dont les cristaux pendants chantent dès qu'un courant d'air les jette les uns sur les autres.
Les bonnes odeurs de pain grillé et d'autres aliments qui lui sont inconnus la font presque saliver. Elle s'assoit à la gauche du Prince, en face de Shayna et à côté de Cécilia. Chacun reprend sa place habituelle alors qu'ils ne se sont assis ici que quatre fois.
Les habitudes sont vite prises, pense Edwina avant de suivre le ballet des plats avec attention.
Ils petit-déjeunent en échangeant quelques banalités sur la qualité de leur nuit ou sur leurs projets futurs. Edwina ne prend guère part aux conversations et préfère rester plongée dans ses pensées, l'esprit encore embrumé de sommeil.
Son estomac est vite rempli et malgré l'incroyable diversité des plats, la jeune fille s'arrête, repue. Elle finit son assiette et racle le plus discrètement possible les dernières traînées sombres d'un coulis délicieux. Elle s'enfonce ensuite dans sa grande chaise et appuie son dos sur le dossier en attendant que Farid rassasie son appétit vorace.
Son assiette se remplit et se vide à vitesse constante, sans que le jeune homme ne paraisse ralentir son rythme d'absorption. Ses prunelles brillantes dévoilent son bonheur devant la diversité des repas sucrés et salés offerts pour ce petit-déjeuner.
Shayna surveille le jeune marchand d'un œil amusé. Alors qu'il est le seul à manger encore, la jeune fille place une main sur son avant-bras et lui envoie un silencieux message lorsqu'il relève la tête pour l'observer. Il esquisse un sourire gêné et termine son assiette, les pommettes roses.
— Chacun peut manger à sa faim ! rit Mathieu en bout de table.
Son intervention fait rougir Shayna qui lâche le bras de Farid. Le jeune homme ne se ressert pas pour autant. L'héritier se racle la gorge et place ses mains devant lui avant de se tortiller sur sa chaise, mal à l'aise. Chacun sait que leurs aventures touchent à leur fin.
Mathieu se lève doucement et les invite à faire de même avec un sourire. Il rejoint les Jardins, suivis par le petit groupe d'adolescents silencieux. Une fois dehors, sous le soleil et la brise matinale, les jeunes gens s'observent, en cercle.
Le Prince sort le minuscule cor d'une pochette délicate. Il le tourne entre ses doigts pour le mettre à l'endroit. Il appuie ses lèvres sur l'embout de l'instrument et inspire par le nez. Ses joues se gonflent d'air avant qu'il ne l'expulse en un souffle. Une seule note s'échappe. Infime, si faible que malgré leur rassemblement autour du Prince, les adolescents ne l'entendent qu'avec peine.
La note s'élève et semble imprégner l'atmosphère. Le Prince se détache du cor, mais la note persiste et s'enroule autour des adolescents et des arbres. La terre tressaille. Edwina sursaute et son coeur accélère vivement. Elle sent l'afflux de sang dans ses veines avec délice. Son coeur est réparé.
La terre s'arrête et la note meurt avec la fin du tremblement. Pendant quelques instants, rien ne se passe. Le Prince, confiant en un mythe jamais réalisé, range l'instrument dans sa pochette et observe les environs.
Edwina laisse son regard dériver sur le groupe. Ces adolescents qui l'ont entourée pendant quelques jours, avec lesquels elle a bien plus partagé qu'avec n'importe qui d'autre. Elle a un pincement au coeur en pensant à leur séparation ; elle ne les reverra jamais, elle en a conscience.
Un sourire nostalgique fleurit sur ses lèvres. Shayna le capte et le lui retourne.
Il n'a pas été aisé de s'adapter les uns aux autres en raison de leur caractère et de leurs origines différents. Mais ce fut une formidable aventure. Shayna paraît comprendre sa pensée, car son sourire s'agrandit.
Un hurlement strident fend les airs. Edwina se fige, le coeur battant. Une ombre s'abat sur eux et un violent vent fait danser ses cheveux. Elle lève les yeux au ciel et observe l'immense créature qui les survole. Elle jette un coup d'oeil à Farid, dont la monture se rapproche. Il balaye le groupe des yeux, s'attardant sur la silhouette de Shayna, visiblement déçu que son regard à elle ne soit pas braqué sur lui.
L'hippogriffe se pose lourdement au sol, envoyant une rafale de vent sur eux qui pousse Edwina sans ménagement.
Du fond des bois, un magnifique cerf se fraie un passage entre les buissons. Il bondit vers eux, portant ses bois titanesques. Shayna le regarde arriver, des étoiles dans les yeux. Leur monture sont splendides, à l'image de toutes les créatures qu'ils ont eu la chance de croiser en ces terres de Mythomorphia.
Edwina se tourne vers la rivière qui coule à quelques mètres de là. Elle entend sa douce mélodie et peut presque sentir sa présence en fermant les yeux.
Une large tête jaillit soudainement de l'eau, éclaboussant les rives. Porté par un long cou écailleux, le museau émeraude de la créature se dirige vers Edwina. Le cou s'étend pour éviter au corps entier de l'hydre de s'extraire de la rivière. La jeune fille tend la main pour effleurer les écailles humides. Son regard se rive à celui de sa monture.
Un mouvement dans l'eau attire son attention. Elle laisse ses doigts sur les naseaux de l'hydre, mais regarde la tête de l'hippocampe percer la surface de l'eau. Il émet un étrange son qui fait penser à une bulle qui éclate.
Cécilia s'approche et s'accroupit sur la berge. Elle caresse du bout des doigts l'encolure fournie de sa monture et lui sourit tristement. Elle lui chuchote quelques mots qu'Edwina ne peut entendre, mais qu'elle devine : elle lui fait part de sa décision.
Les deux jeunes filles lachent leur créature pour retourner auprès des autres. Sans échanger un mot, ils semblent partager les mêmes pensées. Celles qu'ils sont reliés par cette aventure incroyable qu'ils n'oublieront jamais. Celles qu'ils ne se reverront jamais.
Ils échangent de longs regards et de brefs sourires. Farid se racle la gorge et se tortille les doigts :
— Je ne vous oublierai jamais.
Il fuit les regards des adolescents. Shayna hoche la tête et complète :
— Vous avez été de belles rencontres.
— Merci pour mon coeur, souffle Edwina.
La jeune fille ne répète par ces quelques mots dont le sens échappe aux autres. Elle ne les remerciera jamais assez pour avoir réparé ces infimes morceaux de son coeur qu'elle pensait brisé. Détruit par sa vie et sa mère. Le Prince hoche la tête et leur sourit.
— Bonne chance pour la suite de vos existences.
Cet adieu fait sourire Edwina. Sa vie l'attend. Mais pas ici. Elle jette un regard vers l'hydre qui patiente.
Ils restent pourtant debouts les uns à côté des autres, sans esquisser un pas vers leur monture. C'est Edwina qui fuit cette atmosphère étrange. Elle leur sourit et leur tourne le dos, rejoignant la créature aquatique. L'hippocampe est retourné dans les profondeurs lorsque Cécilia lui a partagé son envie de rester.
La large tête luisante de l'hydre s'abaisse lentement jusqu'à ce qu'elle se pose sur les herbes folles, écrasant les brins. Elle observe la jeune fille se rapprocher de ses pupilles reptiliennes avant de les refermer lorsque Edwina escalade son museau écailleux. Elle s'assoit sur son crâne, en tailleur, et observe ses amis encore rassemblés.
Ils se rapprochent de leur monture respective. Edwina leur fait un geste de la main, un salut qu'ils lui rendent, un geste qu'elle ne leur refera probablement jamais. Elle leur sourit grandement, ravie de les avoir rencontrés même si ce fût aussi bref.
Alors que l'hydre se détourne en lâchant un grognement sonore qui arrache un rire à la jeune fille, Edwina balaye une dernière fois le groupe des yeux. Shayna vient d'enfourcher le splendide Cerf et l'hippogriffe s'apprête à s'envoler avec Farid à son bord. Cécilia et le Prince sont encore au sol, devant les larges baies vitrées du Palais et les observent partir.
La bête fend les eaux. La tête de la jeune fille se tord au maximum pour rallonger les derniers instants. Son regard embrasse les terres magiques de Mythomorphia. Les silhouettes de ses amis réduisent jusqu'à disparaître à l'horizon, derrière les imposants arbres des Jardins.
Elle regarde alors devant elle et ses doigts entourent l'échantillon des bois guérisseurs du Cerf pendu à son cou. Son sourire rêveur dévoile l'occupation de ses pensées. Sa tunique blanche, qu'elle a revêtue pour rentrer, danse dans les airs. Edwina ferme les yeux et profite du vent marin son son visage, de la caresse chaude du soleil et du parfum salé de la mer.
Elle retourne à sa simple existence de terrienne.